2.1.1 La mobilisation de « symboles de condensation » humanistes

Nous avons vu que l’émotion peut être dénotée par des mots symboliques qui sont porteurs d’une charge affective importante s’ils sont décodés au sein de cadres culturels appropriés.

a) Les émotions connotées des « symboles de condensation »

Les émotions peuvent être provoquées sans être désignées par un lexique sentimental. Le pathos peut ainsi se révéler sous une forme plus cognitive que sensitive, celle des « symboles de condensation ».

‘« Les symboles de condensation évoquent l’émotion associée à la situation. Ils condensent dans un seul événement symbolique, signe ou acte patriotique, fierté, angoisse, souvenir de gloires ou d’humiliations passées, promesses de grandeur future : l’un de ces éléments ou leur totalité » (Edelman, 1964, p. 6). ’

Les « symboles de condensation » prennent la forme de valeurs telles que la démocratie, les droits de l’homme ou la liberté. Leur apparition dans les discours publics modifie en profondeur la représentation d’un événement violent. La matérialité d’un événement, notamment l’intensité des destructions, n’est pas un déclencheur suffisant de l’indignation publique à la fois, dans la couverture médiatique et l’intérêt politique.

L’ensemble des processus de médiatisation de la réalité concoure à rendre un réel accessible, mais, reconstruit au sein de représentations sociales. L’historien Georges Duby avait montré le déplacement de la signification de la bataille de Bouvines comme une manifestation du patriotisme français au fur et à mesure de sa narration540. C’est en inscrivant l’événement dans un ensemble de significations que se révèle la portée de cet événement. Si l’émotion, provoquée par l’ébranlement de la rupture, suggère une importance au fait qui vient de se dérouler, c’est bien l’insertion de celui-ci dans des représentations culturelles qui lui confère un sens profond541. Le contexte historique et politique de l’événement, les cadres culturels et les stratégies politiques mobilisés par les différents acteurs participent de l’émergence d’un discours d’indignation.

L’indignation et l’accusation doivent être façonnées pour être jugées recevables dans l’espace public. « Le collectif réaffirme ses valeurs en stigmatisant l’immoralité d’un coupable isolé » (Boltanski, 1993, p. 96). Les actes terroristes constituent des exemples flagrants de ce processus par la différence entre la mesure concrète de leurs dégâts (nombre de morts, de blessés, dégâts matériels) et la surface médiatique et politique qui leur ait accordé. Avec l’augmentation spectaculaire des dévastations et du nombre de victimes, l’écart tend à se réduire entre les faits et les symboles maniés dans les discours antiterroristes.

Le spectacle de la souffrance n’est pas la seule origine de la virulence des discours antiterroristes. Les cadres culturels constituent une matrice fondamentale qui conditionne les représentations ou codifie les émotions affichables. « Personne, par exemple, ne s’attachera à vérifier si le terrorisme porte effectivement atteinte à la démocratie. Pourtant, la formule fait l’objet d’un agrément parce qu’il est culturellement admis que ces deux référents s’opposent l’un à l’autre » (Marchetti, 2003, p. 16). Les cadres culturels confortent les représentations sociales des individus selon lesquelles, face au terrorisme, il appartient aux autorités politiques de gérer au mieux le problème.

Notes
540.

Duby Georges, 1973 (1986), Le dimanche de Bouvines, Paris, Folio.

541.

Nous verrons dans un chapitre suivant quelles références historiques et culturelles ont été mobilisées par les hommes politiques pour les différents attentats.