Si les processus d’identification sont au cœur du rassemblement des individus dans des entités collectives, le désir de protection constitue une matrice fondamentale de l’édification des États occidentaux. Jean Delumeau a montré comment la volonté de se protéger de ses semblables était la raison première de la construction des sociétés.
‘« Le discours à dominante négative sur le sentiment de sécurité ne doit pas en cacher un autre qui, en sens inverse, a accordé une importance croissante au besoin qu’ont les hommes de protéger leur existence et leur liberté grâce à l’État, à la loi et à une bonne “police” » (Delumeau, 1989, p. 21).’Machiavel fut l’un des premiers penseurs à accorder une importance à la revendication de protections des individus dans la constitution des sociétés et des villes. Poursuivies par Jean Bodin et Grotius, ces réflexions sont au fondement de la philosophie politique de Thomas Hobbes. Dans sa philosophie politique, la sécurité physique des individus est la poutre-maîtresse de tout régime politique. Dès le 17ème siècle, il estimait que les hommes, pour sortir de l’état de nature, caractérisé par la guerre de chacun contre chacun, devaient sacrifier une partie de leurs libertés individuelles à un pouvoir supérieur. Ce Léviathan, qui pouvait être un homme ou une assemblée, garantissait en retour, par contrat, la sécurité des individus.
Depuis, les sociétés occidentales ont promulgué des normes et des interdits qui garantissent l’ordre social. Par exemple, la nécessaire protection contre la violence déboucha à la fin du dix-huitième siècle sur une double affirmation en termes de droit et de devoir. La Déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776 confère aux citoyens le « droit et le devoir […] de pourvoir par de nouvelles sauvegardes à leur sécurité future » face aux menaces absolutistes de l’État central (Delumeau, 1989, p. 27). La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 proclame, dans son article 2, que « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Mais, le terrorisme constitue une forme de transgression systématique (contre l’ordre, la sécurité, les lois, l’autorité, la paix, le respect de la vie humaine, etc.) (Mannoni, 2004, p. 94). En provoquant du désordre, les terroristes visent à démoraliser la population et à révéler l’inaction du pouvoir politique.
‘« C’est en effet le jeu du terroriste que d’exister comme menace, présente dans son absence même, secrète, la plus imprévisible possible, insaisissable. La menace nous replace dans une situation d’incertitude à l’état pur : incertitude de l’événement, incertitude de l’importance de l’événement » (Ewald, 2006, p. 111). ’L’indétermination de la situation sociale rogne la confiance en l’État, incapable de protéger ses concitoyens. La restauration de la confiance passe donc par une maitrise de cette incertitude et une restauration de l’ordre étatique.
François Ewald avance que toute civilisation tente de remédier à l’incertitude en offrant différents instruments d’assurance qui évoluent dans le temps et l’espace. Parmi ces outils, deux sont mobilisés pour réduire le désordre né de l’attentat : la maîtrise des émotions et le recours au droit et à la loi. Les discours antiterroristes français révèlent ainsi un double sens à la notion de maitrise ; maitrise de soi par la modération du pathos et une restauration de l’ordre étatique et maitrise de la répression par la judiciarisation663 de la lutte contre le terrorisme.
La visée rassurante s’actualise dans une double maitrise dans l’art de gouverner et dans la stratégie de lutte contre le terrorisme. Si les locuteurs politiques ont tenté de mobiliser la population par le partage de sentiments communs, ils doivent la rassurer en diffusant un ethos de maitrise. Cet ethos s’illustre dans une verbalisation de traits de caractères personnels et dans la conduite des affaires publiques. Les hommes politiques s’efforcent également de juguler le désordre né des attentats par une régulation de la temporalité. Ces pratiques politiques se matérialisent pleinement dans deux champs de la lutte antiterroriste : la protection de la population à travers l’application du Plan Vigipirate et la communication publique sur la lutte contre le terrorisme. Cette volonté d’encadrement, tant dans le discours (pour la communication antiterroriste) que dans les faits (pour le Plan Vigipirate), rejoint une seconde ressource de l’assurance : l’encadrement juridique et législatif de la lutte menée contre le terrorisme.
La distinction entre les approches française et américaine dans la lutte antiterroriste conduit à souligner la légitimité revendiquée du système national : une maitrise de la répression par la recherche permanente d’un équilibre entre efficacité et respect des droits fondamentaux. Dans les discours nationaux, l’emploi de la force militaire est rejeté par les significations de dérives qui lui sont rattachées. Lorsque le recours à la guerre semble impérieux, les leaders tentent de maintenir la cohérence de l’argumentation à l’aide de la rhétorique de la « guerre juste ». Consacrée dans la judiciarisation de la lutte antiterroriste, cette quête de l’équilibre est justifiée par une proportionnalité entre les moyens répressifs et le respect des principes républicains. L’approche nationale se déploie également dans un discours valorisant la coopération internationale et européenne. Légitimée par son inscription historique et la revendication de son efficacité, le dispositif national a été consacré par les attentats depuis 2001.
Les arguments avancés pour justifier le renforcement des mesures antiterroristes visent à produire du consentement. Pour se faire, ils se distribuent entre des arguments relevant du principe de nécessité (la vulnérabilité de l’État, adaptabilité à la menace) et ceux relevant des garanties démocratiques. Cette argumentation a des conséquences non négligeables à la fois sur la construction du discours des opposants politiques et sur la dialectique entre la sécurité et la liberté.
A la différence des discours mobilisateurs caractérisés par les traces pathémiques, ces discours rassurants sont dénommés « discours décisionnels » dans la mesure où, tout en contenant une dimension normative, ils participent d’une dimension instrumentale de l’action politique (Jobert, 1992, p. 221). Les responsables politiques présentent leurs décisions en les fondant sur des valeurs à défendre. Le discours décisionnel se distingue du discours mobilisateur par un contenu lexical plus soutenu, par des stratégies argumentatives connotant un raisonnement solide (Amossy, 2000, p. 75) et par une temporalité différente. La première illustration du discours décisionnel et de sa visée rassurante est la construction discursive d’une triple maitrise du désordre.
Ce néologisme est utilisé pour désigner « l’extension de l’intervention de l’institution judiciaire dans de nouvelles sphères de la vie sociale », Serre, Delphine, 2001, « La “judiciarisation” en actes. Le signalement d’“enfant en danger” », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Volume 136, n° 136-137, p. 70-82, p. 70. Ce terme s’applique à la lutte antiterroriste française dans la mesure où c’est l’acteur judiciaire (et policier) qui occupe une place centrale dans la répression du terrorisme (au détriment de l’acteur militaire).