1.1 La construction discursive d’un ethos de maitrise

Dans la mesure où notre objet de recherche est constitué de textes, la volonté de maîtrise de l’actant étatique se révèle dans des indices linguistiques et lexicaux ainsi que dans des éléments préexistants comme l’idée que l’auditoire peut se faire de l’énonciateur (statut institutionnel, personnalité politique, etc.). Au niveau prédiscursif, les traces lexicales de la maitrise s’inscrivent dans des cadres culturels qui trouvent leur fondement dans une histoire particulière de la construction de l’État en Occident. « L’ethos est tributaire d’un imaginaire social et se nourrit des stéréotypes de son époque : l’image du locuteur est nécessairement en prise sur des modèles culturels » (Amossy, 2000, p. 72). La relation privilégiée entre le pouvoir étatique et la valorisation de la possession de soi puise sa source dans leur genèse concomitante. A travers l’analyse de La société de Cour (Élias, 1974), Norbert Élias a montré les liens entre le développement d’un État centralisé et la modération des relations interpersonnelles.

Sa sociologie montre l’importance de l’intrication des domaines économiques, politiques et culturelset réussit le tour de force d’expliquer le plus intime (le refoulement des pulsions) par des changements collectifs massifs (l’apparition de la forme étatique moderne et la compétition entre les groupes sociaux). Dès lors que le monopole royal a été établi dans les domaines fiscaux et militaires, la concurrence pour le pouvoir prend une autre forme : elle ne vise plus son obtention pure et simple (dans la mesure où celui-ci est absolu) mais les modalités de la distribution de ce pouvoir. Une nouvelle configuration sociale s’est instaurée au sommet de l’État : la « curialisation » des guerriers dont la compétition interne (à la Cour) et externe (vis-à-vis de la bourgeoisie en plein essor grâce au développement du commerce et à l’ouverture des postes administratifs) est maintenue sous la domination du roi. La « curialisation » des guerriers laisse place à une noblesse domestiquée qui apprend à maîtriser ses émotions et substitue la logique de la concurrence par la force à celle de l’étiquette. Les pratiques sociales tendent vers un raffinement de plus en plus poussé puisque celui-ci se mue en marque de distinction et donne à voir la hiérarchie sociale. La bourgeoisie qui ne possède pas le privilège de siéger à la Cour va également concurrencer la noblesse par l’appropriation de ces marques de raffinement, participant par ainsi à la diffusion de ces pratiques sociales dans l’ensemble du corps social.

Norbert Élias démontre comment la Cour royale fut un élément essentiel dans le processus de constitution de la civilisation européenne ; c’est là que ce sont élaborées les « bonnes manières ». D’autres auteurs664 ont approfondi cette hypothèse en montrant que l’autorégulation des émotions était consubstantielle au développement de l’État moderne. Forte de cette historicité, la maitrise des émotions des dirigeants politiques est dorénavant valorisée et constitue un des traits attendus de l’ethos politique. Cette possession de soi suggère une emprise sur le réel, « en ce sens que celui qui veut pouvoir gouverner l’État doit d’abord savoir se gouverner lui-même […] » (Foucault, 1975, p. 97). Face au désordre, l’art de gouverner s’illustre par la diffusion d’un ethos de maitrise, repérable à l’emploi du lexique de la raison et à une argumentation fondée sur la logique.

Notes
664.

Febvre Lucien, 1953 (1997), Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin ou Coleman Janet (dir.), 1996, L’individu dans la théorie et la pratique politique, Paris, PUF.