1.2.1 L’activation du plan Vigipirate : une maitrise symbolique de la protection de la population

Dans les situations d’attentats, le renforcement du plan est annoncé dès les premières déclarations politiques afin de rassurer la population. C’est le cas le mardi 11 septembre 2001 au soir, lorsque le Président de la République précise que « les mesures de précaution qui s’imposent ont été prises immédiatement par le Gouvernement et le plan Vigipirate, que vous connaissez, est mis en œuvre ». Cette dénomination apparait, au moins une fois, dans 63 discours (20% du corpus) avec une légère surreprésentation lors de la première semaine suivant un attentat (le mot Vigipirate apparait dans 27% des discours).

Les références au plan Vigipirate sont renforcées par une énumération de chiffres (le nombre de policiers ou militaires supplémentaires) ou des lieux protégés favorisant l’impression de sécurité. Par exemple, pour Lionel Jospin ce plan signifie « une présence policière, l’armée dans les lieux publics, dans les transports, le RER, le métro, les trains, les aérogares, dans les établissements publics qui peuvent même être menacés, auprès des diplomates ou des installations diplomatiques dans notre pays » (12 septembre 2001). Cette description est redoublée par celle du ministre de la Défense, concerné au premier chef par l’utilisation des personnels militaires (soldats de l’armée de terre et gendarmes). « Ceci veut dire la présence de très nombreux policiers, gendarmes et militaires dans les lieux publics et notamment dans les lieux de forts passages, des mesures de précaution autour de tout un ensemble de points sensibles » (Alain Richard, 12 septembre 2001). L’emploi de chiffres renforce la précision du message en tentant de se conformer à la loi d’exhaustivité691 du discours par l’accumulation d’informations. Elle correspond à une stratégie argumentative fondée sur l’objectivité et l’administration de la preuve.

‘« Au niveau national, des effectifs supplémentaires ont été mobilisés pour renforcer l’action de la sécurité publique et de la gendarmerie nationale : 2 360 CRS et 1 300 gendarmes sont aujourd’hui engagés dans “vigipirate”. 910 militaires sont également venus renforcer les forces de l’ordre. En ce qui concerne Paris et la région parisienne, les moyens supplémentaires représentent l’engagement de 1 000 fonctionnaires des CRS et gendarmes mobiles, ainsi que 600 militaires. A cela s’ajoute la mobilisation de l’ensemble des services de police en Ile-de-France, soit l’équivalent de 5 000 hommes en permanence sur le terrain » (Daniel Vaillant, 14 septembre 2001).’

Dans un communiqué du 11 mars 2004, Jean-Pierre Raffarin reprend également l’énumération des forces de sécurité supplémentaires et précise la modification du code des couleurs.

‘« Le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, a décidé […] de porter dès vendredi 12 mars le niveau d’alerte du plan Vigipirate de jaune à orange. Le niveau orange vise à prévenir le risque d’une action criminelle ou terroriste considérée comme plausible. De nombreuses mesures vont ainsi êtres mises en œuvre, parmi lesquelles l’engagement de militaires supplémentaires en renfort des services de police, pour accroître notamment la sécurité dans les transports publics » (11 mars 2004). ’

La référence au plan Vigipirate signale une attitude de prévention et de précaution de la part des pouvoirs publics.

L’élévation du niveau d’alerte illustre la prise en compte des revendications de protection des citoyens et ce message est largement relayé par les médias, notamment lors des premières éditions des journaux. En effectuant une analyse des occurrences de Vigipirate dans les trois jours suivant un des attentats, nous retrouvons 64 articles contenant ce mot ce qui fait une moyenne de 7 occurrences par jour et par journal692. Signe supplémentaire de l’importance du dispositif, 82% de ces articles contenaient Vigipirate dans leur titre ou le premier paragraphe. La réception médiatique accentue donc les objectifs de prévention du gouvernement.

Lionel Jospin fait de ce plan l’illustration de la célérité du gouvernement et une incitation à une vigilance généralisée.

‘« Le jour même des attentats sur New York et Washington, le Gouvernement a mis en œuvre le plan Vigipirate renforcé. […] Ces premières mesures de précaution étaient nécessaires. Le plan Vigipirate est essentiel à la protection de notre pays en cas de menace terroriste, car il met en place un dispositif de surveillance de caractère général et éveille la vigilance des responsables et de la population » (3 octobre 2001).’

La rapidité d’action est signifiée par l’emploi postposé de l’adjectif même qui « souligne de manière emphatique la signification du nom suivant » (Weinrich, 1989, p. 285). Sa fonction primordiale est de démultiplier les capacités de surveillance par la présence massive de forces de sécurité dans les lieux publics et le signal d’une attention plus soutenue de la part des citoyens. A la différence des discours mobilisateurs appelant à une vigilance générale de la population, la présence de l’expression Vigipirate signale un déplacement vers le discours décisionnel. D’ailleurs Alain Richard use d’un lexique rationnel (logique, prudence) pour qualifier cette procédure.

‘« Face à un événement qui réactualise une menace et un danger, un événement en même temps sans signes ou indices caractérisés d’une préparation d’activités terroristes en France, la réaction logique, prudente, ce sont des mesures d’ensemble de protection du public dont Vigipirate renforcé » (12 septembre 2001).’

En effet, le plan renvoie à un ordonnancement structuré d’actions publiques et suggère une maitrise de la protection du territoire et de la population.

La concordance entre les occurrences de Vigipirate et les énonciateurs indique la rationalité de la prise de décision. Son emploi est réservé aux décideurs politiques, responsables hiérarchiques au sein de l’organisation administrative. Il existe une correspondance entre l’emploi de Vigipirate et la fonction institutionnelle ou le domaine de compétence du locuteur. Sur les 63 discours comprenant le mot Vigipirate, 88% sont le fait de représentants de l’exécutif (2 déclarations du Président de la République et 13 déclarations du Premier ministre) ou des ministères chargés de la sécurité (18 déclarations du ministre de la Défense et 12 du ministre de l’Intérieur)693. Toutefois, les autres usages sont également instructifs. Pierre Moscovici, alors ministre délégué aux Affaires européennes, évoque ce dispositif pour vanter son efficacité par rapport aux stratégies américaines de prévention.

‘« Ils n’ont pas de plan Vigipirate. J’ai circulé la semaine dernière dans Boston et dans Harvard. Contrairement à ce qui se passe à Paris, les poubelles étaient grandes ouvertes et les Américains avaient recommencé à vivre. Pas à Manhattan, mais dans le reste de l’Amérique. Nous avons des réactions différentes et, d’une certaine façon, cela nous protège davantage » (17 septembre 2001).’

Cette distinction relève d’une divergence culturelle fondamentale694 entre la conception française et anglo-saxonne. En Grande-Bretagne par exemple, les logiques de prévention sont structurées sur une logique de criminalisation et de normalisation. Le mot d’ordre est « business as usual ». Ces logiques sont imprégnées par les citoyens qui, même après un attentat, ne dérogent pas à leurs habitudes.

A la suite des attentats de juillet 2005, les journaux français avaient mis en avant la sérénité des Londoniens695 et l’absence de tout sentiment d’urgence : « en ce jour si particulier, faire comme si de rien n’était […], les Londoniens ont répondu par ce flegme qui est leur forme suprême de résistance »696. Toute intervention qui sort de l’ordinaire, à l’instar d’un plan Vigipirate, aurait des conséquences négatives sur l’opinion publique. Cependant cette stratégie n’est valable que pour l’Angleterre puisque l’Irlande du Nord a vécu pendant trente ans sous des conditions exceptionnelles.

‘« Alors que des patrouilles de soldats casqués et armés circulent depuis plus de trente ans dans les rues de Belfast ou de Londonderry, l’équivalent d’un Vigipirate à la britannique dans les transports en commun de Londres n’a jamais été envisagé. Une telle mesure serait même jugée impopulaire. En fait, moins les militaires sont visibles et plus les autorités politiques se montrent satisfaites » (Marchetti, 2003, p. 163). ’

A la suite des attentats de juillet 2005 à Londres, notamment après la seconde vague de tentatives du 22 juillet, les autorités anglaises ont pourtant dérogé à leurs règles de normalisation en autorisant le « shoot to kill » pour les membres armés de la police (350 hommes environ sur les 31 000 de la police londonienne). Cette règle d’engagement a pour objectif de tuer le kamikaze supposé avant qu’il n’actionne sa bombe.

Héritée des pratiques anglaises en Irlande du Nord697, cette modification des mesures de protection illustre bien le recours à une logique militaire698. Cette stratégie fut critiquée lors de l’assassinat par la police londonienne d’un jeune brésilien, confondu à tort avec un terroriste, le 23 juillet 2005. En France, les règles d’engagement se limitent à la « légitime défense », sauf pour les membres des services de renseignement qui disposent d’une marge de manœuvre plus grande699. Mais ce ne sont pas les risques de bavures mortelles qui alimentent un certain nombre de critiques contre le plan Vigipirate.

Notes
691.

La loi d’exhaustivité « précise que l’énonciateur doit donner l’information maximale, eu égard à la situation » (Maingueneau, 1986 (2002), p. 22).

692.

La recherche a été menée sur trois journaux nationaux (Le Monde, Libération et Le Figaro) et donne les résultats suivant en fonction des périodes : 28 articles entre le 12 et le 14 septembre 2001, 3 articles entre le 8 et 11 mai 2002, 11 articles entre le 12 et le 14 mars 2004 et 22 articles entre le 8 et le 11 juillet 2005.

693.

Une autre référence était de Jean-Jack Queyranne, le 12 septembre 2001, ministre des relations avec le Parlement mais également porte-parole du gouvernement.

694.

Le critère culturel est plus déterminant selon nous qu’une réflexion en termes d’efficacité. On peut en effet douter de l’efficience du plan Vigipirate pour prévenir des attaques aériennes du type du 11 septembre 2001.

695.

Lors de la traditionnelle intervention télévisée du 14 juillet, le Président de la République avait également loué le sang-froid des Londoniens. « Je voudrais […] souligner [que le peuple britannique a été], une fois de plus, admirable, de calme, d’efficacité, de sang-froid […] » (14 juillet 2005).

696.

« Les Londoniens, dignes, affichent leur sérénité en guise d’armure », Le Monde, 9 juillet 2005.

697.

Le 6 mars 1998, à Gibraltar, trois militants de l’IRA ont été abattus par des membres des services secrets britanniques. Soupçonnés de préparer un attentat à la voiture piégée, ils avaient été tués alors qu’ils étaient désarmés. Les autorités britanniques s’étaient justifiées en évoquant des gestes brusques des paramilitaires, laissant supposer l’activation de bombes à distance. En Grande-Bretagne, plusieurs décisions judicaires ont reconnu la légalité de l’action mais la Cour européenne des Droits de l’Homme a condamné la Grande-Bretagne pour « atteinte au droit de la vie ». La Cour a ordonné à la Grande-Bretagne de verser 38 700 livres aux requérants pour couvrir les frais de procédure mais a refusé de donner réparation aux familles des victimes « eu égard au fait que les trois terroristes suspects abattus avaient l’intention de déposer une bombe à Gibraltar», « La Grande-Bretagne condamnée à Strasbourg », Le Monde, 29 septembre 1995.

698.

Le déploiement de policiers en armes et le fait de tirer sur un présumé terroriste entrent dans le cadre d’un programme dénommé « Kratos ». Il prévoit qu’un haut officier de Scotland Yard est joignable 24 heures 24 pour déployer les hommes du SO19 (les membres armés de la police londonienne) et les autoriser à tirer pour tuer. Ce programme a été présenté comme une importation des méthodes de la police israélienne et sri-lankaise pour neutraliser un kamikaze, « Seconds to decide if suspect is suicide threat : Shoot to kill Special armed squad first to use tactic developed with Israeli aid », The Guardian, 23 juillet 2005. Le programme n’a pas été reconnu officiellement mais le chef de la police londonienne avait défendu cette stratégie du « shoot to kill in order to protect » tout en présentant ses excuses à la famille du brésilien décédé, « Met chief warns more could be shot », The Guardian, 25 juillet 2005.

699.

« Pas de permis pour tuer pour la police française », Le Figaro, 26 juillet 2005.