2) La judiciarisation de la lutte antiterroriste : la revendication d’une maitrise de la répression

Après la diffusion d’une maitrise personnelle, un autre instrument de l’assurance s’illustre dans le recours au droit et à la loi. « Précisément, le droit, la loi sont peut-être contraignants, mais nous acceptons cette contrainte parce qu’elle nous promet la sécurité » (Ewald, 2006, p. 108). Cette confiance est issue du développement en Europe au dix-septième siècle d’une conception de la loi comme règle fondée en raison et susceptible d’obtenir le consentement collectif par sa conformité à des principes généraux de la vie en société (justice, liberté, égalité, etc.). La forme étatique constituée à cette époque s’est donc nourrie de ces mouvements pour fonder une domination légale-rationnelle, représentée par des formes légales d’élaboration et de codification des règles activées au sein de processus bureaucratiques. Ces processus historiques conduisent à l’affirmation d’une maitrise gouvernementale par l’annonce de décisions et la diffusion des actions entreprises.

La réponse de l’État au terrorisme prend la forme d’une action politique de mobilisation de ressources financières et humaines. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, la France a agi de différentes manières pour lutter contre le terrorisme. A court-terme, les dirigeants français ont cherché à rassurer la population par des déclarations de vigilance et de fermeté et par une visibilisation accrue des forces de sécurité. A moyen-terme, la France participe, en Afghanistan, à l’opération « Enduring Freedom », avec les Américains, et à la Force Internationale d’Assistance à la Sécurité (FIAS), sous l’égide de l’Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord (OTAN). L’opération française, sous commandement américain, a pris le nom d’opération « Héraclès ». Premier geste concret, le 10 octobre 2001, avec l’envoi d’une équipe de liaison à Tampa, en Floride, pour travailler en concertation avec les Américains sur les actions à mener. Ces négociations aboutissent au déploiement de deux compagnies du 21ème RIMA, à Mazar-i-Sharif, le 18 novembre 2001, avec pour objectif de sécuriser l’aéroport afin de permettre la remise en l’état de la piste. Cette mission s’inscrit dans le cadre de la résolution 1378 du Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies qui fixe les conditions de la reconstruction de l’Afghanistan. La France a également déployé un groupe aéronaval dans l’Océan Indien et des avions de combat à Manas, au Kirghizistan. En mars 2002, 4500 militaires étaient intégrés dans la coalition antiterroriste : 450 à Manas (Kirghizistan), 100 à Douchanbe (Tadjikistan), 500 à Kaboul membres de la force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) et 3500 pour l’ensemble du dispositif maritime. Entre fin 2001 et 2006, environ 2000 militaires français étaient engagés, en moyenne, en Afghanistan.

En janvier 2007, Jacques Chirac avait décidé de retirer 150 des 200 membres des Forces Spéciales présents depuis 2003 et qui agissaient sous commandement américain. Depuis août 2006 dans le cadre de l’extension de la FIAS, un bataillon français (environ 540 soldats) avait pris le commandement de la région au nord de Kaboul et participait à des opérations de sécurisation du territoire. Les Français œuvrent également au sein de l’opération Épidote dont la mission est de former l’armée et la police afghanes (assistance à la formation initiale des officiers et des sous-officiers, assistance à la formation aux fonctions de renseignements et d’administration). Ces équipes (dites OMLT pour Operational Mentor and Liaison Teams et au nombre de huit) sont intégrées dans les unités opérationnelles de l’armée nationale afghane, qu’elles accompagnent et conseillent dans toutes leurs missions. Six avions de combat français, déplacés depuis octobre 2007, de Douchanbé à Kandahar (Afghanistan), participent au soutien aérien de l’OTAN (bombardements, appui de troupes au sol, renseignements, etc.). Cet effort s’est accéléré lors de l’année 2008 puisque, selon les chiffres du ministère de la Défense, près de 3400 militaires français sont déployés sur le théâtre d’opération afghan à la fin de 2008731.

En mars 2008, et contrairement à des propos tenus lors de la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy a décidé de renforcer le contingent français de près de 800 hommes dans l’Est du pays. Cette « rupture » dans la conduite de la guerre se situe plus au niveau de la perception médiatique car sur le terrain les troupes françaises menaient une action non négligeable depuis le tout début de la guerre en octobre 2001 (missions de reconnaissance, bombardements, etc.)732. Au total et compte tenu des contraintes organisationnelles de la coalition, le nouveau déploiement devrait dépasser le millier d’hommes au lieu des 700 annoncés au départ733, décidés au nom de la lutte contre le terrorisme.

Sur le long-terme, l’arsenal législatif anti-terroriste a été renforcé (notamment avec les amendements antiterroristes à la loi sur la sécurité quotidienne du 15 novembre 2001 et la loi du 23 janvier 2006 contre le terrorisme). La France a également participé à l’intensification de la coopération internationale en matière de lutte anti-terroriste au niveau européen comme international734.

Les services de police et de renseignement ont mené une activité très intense illustrée par l’arrestation puis l’incarcération de plusieurs dizaines de personnes. Par exemple, dès le 18 septembre 2001, Jérôme Courtaillier a été arrêté aux Pays-Bas pour « faux en écriture et fabrication de faux documents en vue de préparer un attentat »735. Djamel Beghal, arrêté le 28 juillet 2001 à Dubaï, a été extradé le 30 septembre 2001 en France. Il est présenté comme chargé du recrutement d’Al-Qaïda en Europe (il aurait notamment recruté Nizar Trabelsi et Kamel Douadi). Deux autres personnes (Yousef el Aouni le 30 novembre 2001 et Adel Tebourski le 3 décembre 2001) ont été arrêtées pour avoir participé au réseau qui avait fourni les faux papiers ayant servi aux meurtriers du commandant Massoud. Enfin, Ghulam Mustafa Rama (Pakistan) a été arrêté le 12 juin 2002 car il est soupçonné d’avoir soutenu Richard Reid dans sa tentative d’attentat contre l’avion effectuant la liaison Paris-Miami le 22 décembre 2001.

En intégrant le terrorisme dans un discours décisionnel, évoquant la mobilisation de ressources publiques, le gouvernement s’appuie sur des ressources juridiques et cognitives déjà existantes. Graham T. Allison a montré qu’une des voies possibles pour l’action publique étaient de s’appuyer sur des configurations (politiques ou administratives) préexistantes. Les perceptions institutionnelles des problèmes sociaux sont produites par des pratiques organisationnelles routinisées et sont réactivées et modifiées à la faveur de situations nouvelles (Allison, 1969, p. 63). Si l’interprétation médiatique des attentats du 11 septembre 2001 a inscrit l’idée d’une rupture dans la lutte antiterroriste, le gouvernement français n’a pas procédé, pour autant, à de profonds bouleversements. Au contraire, les dirigeants nationaux ont vanté les atouts du système français et ont approfondi certaines de ses caractéristiques pour s’adapter à la nouvelle perception de la menace.

Avec les attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement s’est retrouvé dans une temporalité contradictoire : celle de réagir immédiatement après l’attentat tout en mettant en œuvre des réformes législatives de longue haleine. D’emblée, le gouvernement français se retrouve dans la contradiction, entre le soutien à la politique militaire des États-Unis et à l’invasion de l’Afghanistan (risque de trop-plein) et l’affirmation d’une lutte globale, à la fois politique et policière, mais peu visible médiatiquement (risque d’absence) (Wieviorka, Wolton, 1987). La voie médiane a donc été de s’appuyer sur les ressources offertes par le système existant. Le maintien des caractéristiques nationales de lutte antiterroriste s’est fondé sur l’héritage pratique et cognitif du système centralisé français et sur une dialectique entre continuité et exceptionnalisme. De ce point de vue, la centralité de la lutte contre le terrorisme dans l’agenda politique international et national a ouvert une fenêtre d’opportunité736 rare, comparable aux attentats de 1986 et de 1995. Les principales mesures prises depuis 2001 en matière de lutte contre le terrorisme s’inscrivent dans la finalité d’une maîtrise complète de l’espace social : celle-ci se décline soit par la maitrise des flux (communications, humains ou financiers), soit par une stratégie préventive de surveillance des individus. Cette maitrise s’accompagne de mesures de gestion de crise et, plus marginalement, d’un volet militaire.

Les gouvernements français successifs ont refusé l’approche principalement militaire de la lutte contre le terrorisme, désignée sous l’expression de « guerre au terrorisme ». Lorsque la participation militaire était politiquement nécessaire (comme à l’automne 2001 avant l’invasion de l’Afghanistan), les dirigeants nationaux ont repris l’argumentaire classique de la « guerre juste ». Le refus de la guerre a été justifié par les risques de dérives inhérents à l’engagement militaire. Cet argumentaire a fondé la prédominance d’une judiciarisation de la lutte antiterroriste. Présentée comme mesurée et efficace, l’approche française est vu comme un équilibre entre répression et respect des principes républicains. Ces arguments sont illustrés dans les débats parlementaires de l’automne 2001 et 2005 sur les réformes législatives antiterroristes.

Notes
731.

Une description relativement complète des forces et des missions de l’armée française en Afghanistan est disponible sur le site de l’état-major des Armées [en ligne], http://www.defense.gouv.fr/ema/operations_exterieures/afghanistan/dossier_de_reference/08_12_08_le_dispositif_francais_pour_l_afghanistan , site visité le 11 décembre 2008.

732.

Entretien avec un journaliste spécialisé dans le domaine de la défense.

733.

« Paris va muscler ses forces en Afghanistan », Libération, 2 mars 2008.

734.

Selon un article du Washington Post du 3 juillet 2005, la CIA et la DGSE avaient créé en 2002 une cellule antiterroriste secrète, nommée « Alliance Base », regroupant des officiers provenant de six pays (Royaume-Uni, France, Allemagne, Canada, Australie et États-Unis). Cette structure avait pour fonction d’analyser les déplacements internationaux des terroristes et de lancer des opérations d’arrestations (exemple de l’arrestation d’Ahmed Mehdi et de Chrisitan Ganczarski, soupçonné d’avoir participé à l’attentat de Djerba en avril 2002), « La CIA et la DGSE auraient créé une structure antiterroriste commune : “Alliance base” », Le Monde, 4 juillet 2005.

735.

Son frère, David Courtaillier, a été arrêté début 1999 à Caen puis mis en examen sous l’incrimination d’AMT. Converti à l’Islam à Londres, il aurait suivi un stage militaire en Afghanistan en 1997-1998.

736.

Une fenêtre d’opportunité désigne « un usage emblématique de technologies d’actions qui passaient jusqu’alors pour politiquement trop risquées, trop coûteuses » (Lagroye, François, Sawicki, 1993 (2002), p. 520).