La doctrine de la « guerre juste », formalisée par Saint-Augustin puis prolongée par Hugo Grotius et Immanuel Kant, s’applique aussi bien aux raisons de l’engagement militaire qu’à la conduite de la guerre elle-même.
Le jus ad bellum présente cinq caractéristiques : la légitimité de l’autorité qui déclare la guerre, la justesse de la cause à l’origine du conflit, l’intention juste de la guerre (c’est-à-dire la volonté d’établir la paix à la suite des combats), la proportionnalité de la fin (la cause) avec les moyens (la guerre), le fait que la guerre soit le dernier recours et qu’elle soit efficace (Walzer, 1977 (1999), Orend (2006)). La conduite de la guerre, le jus in bello, répond également à un certain nombre de principes : un usage proportionné de la violence, la distinction entre combattants et non-combattants et l’interdiction de pratiques immorales (tortures, exécution de prisonniers ou de civils, massacres à grande échelle). Ces principes ont été revendiqués par l’administration Bush pour justifier la « guerre contre le terrorisme », notamment la question de la légitimité de la cause (la légitime défense) pour le jus ad bellum et la discrimination entre les civils et les terroristes dans le jus in bello. Pour cela, ils se sont appuyés sur le principe fondateur de la légitime défense mais également sur la présentation de la guerre comme un ultime recours (après le refus des Talibans de livrer Oussama Ben Laden), sur des motivations justes (libérer les Afghans innocents du joug des Talibans et d’Al-Qaïda et livraison de matériel humanitaire) ou sur la distinction entre civils et combattants. Ainsi, les pertes civiles causées par les bombardements ont été interprétées comme regrettables et non intentionnelles et ont été constamment comparées aux milliers de morts provoqués volontairement par les terroristes le 11 septembre 2001 (Crawford, 2003, p. 13).
En France, la légalisation et la légitimation de la riposte américaine ont conduit le gouvernement français à soutenir la guerre en Afghanistan dans un premier temps, puis, à y participer militairement dans un second temps. Une fois le principe de la guerre adopté au niveau international, les responsables politiques ont justifié cet engagement militaire par les principes de la « guerre juste ». Ces principes sont clairement illustrés par les exemples puisés dans les discours publics et dans les « éléments de langage » diffusés par le gouvernement (notamment le DICOD) à l’usage des parlementaires socialistes.
A partir des éléments théoriques préalablement évoqués, nous avons constitué un registre thématique de la « guerre juste » au sein de notre analyse de contenu. La thématique recouvre les indices sémantiques de la légitime défense, de l’universalité de la cause (valeurs universelles, lutte pour des valeurs), de sa nature démocratique (mobilisation des démocraties) et de l’efficacité des actions militaires (éliminer les réseaux terroristes, pas une guerre de religion). L’analyse de contenu montre une fréquence de 1,7 apparitions de ce registre par discours. Il est naturellement très présent dans la séquence temporelle précédant la guerre en Afghanistan. Entre sa première apparition, le 13 septembre 2001, et le déclenchement des bombardements, le 7 octobre, sa moyenne d’apparition est de 2,7 éléments par discours. Nous n’avons trouvé par contre qu’un seul emploi direct, dans l’ensemble du corpus, de l’expression précise guerre juste et cet usage désigne la lutte contre le terrorisme d’une manière générale. « Le constat est simple et il dicte notre méthode : la France et toutes les démocraties sont en guerre contre le terrorisme, une guerre juste, fondée sur le droit et d’abord sur le droit international » (Dominique Perben, 15 octobre 2003). Cette citation illustre bien les développements que nous allons étudier, notamment le lien ténu entre la légitimité et la légalité.
La justice de la cause recouvre essentiellement la légitime défense et la défense des valeurs humanistes. Cette dernière se construit sur la nature démocratique et universelle de la coalition antiterroriste. « La lutte contre le terrorisme est un impératif commun aux démocraties et doit le devenir pour toutes les Nations » (Lionel Jospin, 3 octobre 2001). La construction de la justification se fonde sur un syllogisme où la prémisse majeure est « la démocratie est un régime politique juste » et la prémisse mineure « la coalition contre le terrorisme rassemble des pays démocratiques ». La conclusion logique est que « la lutte contre le terrorisme est juste ». Le second principe de justice est la posture de légitime défense des Américains qui est largement reconnue par les responsables français.
L’expression légitime défense est ainsi utilisée dans 25 discours, notamment par les responsables de l’exécutif (trois usages chez Jacques Chirac et quatre chez Lionel Jospin). C’est Hubert Védrine, le Ministre des Affaires Étrangères, qui utilise le plus cette expression (treize fois dont neuf au cours d’interventions médiatisées ce qui illustre l’importance de ce thème). En outre, ce thème fait partie des cinq points de l’argumentaire gouvernemental (« Une action de légitime défense s’inscrivant dans le cadre de la Charte des Nations Unies ») distribué aux parlementaires socialistes. La légitime défense est justifiée par sa légalité, reconnue internationalement par la résolution 1368 du Conseil de Sécurité (96% des références de la légitime défense sont justifiées ainsi761). Les Américains peuvent donc revendiquer l’article 51 de la Charte des Nations Unies qui autorise le recours à la force en cas d’agression armée. La justesse de la cause de la guerre rejoint sur ce point la légitimité de l’autorité qui déclenche le conflit.
La reconnaissance internationale de la légalité est vérifiée par l’activation de l’article 5 du Traité de l’OTAN et de l’article 51 de la Charte de l’ONU. L’article 5 de l’OTAN s’inscrit dans le cadre de la Charte des Nations Unies et stipule qu’une attaque étrangère contre l’un des pays membres de l’organisation est considérée comme une attaque contre l’ensemble des pays762. Cette référence apparaît également à 25 reprises et les dirigeants français se vantent d’ailleurs d’être à l’origine de son adoption. « Nous avons été les premiers à accepter, dans la réunion de l’Alliance atlantique, que l’on invoque l’article 5 qui fonde la solidarité entre les alliés » (Hubert Védrine, 17 septembre 2001). Après la légalité, la proportionnalité constitue une source importante de la « guerre juste ».
Dans les situations analysées, la proportionnalité entre la fin et les moyens est justifiée par l’ampleur du crime originel perpétré. « Il s’agit de crimes de masse, de crimes d’une gravité particulièrement exceptionnel » (document gouvernemental, « Conduire la lutte contre le terrorisme », 19 septembre 2001). L’ampleur de l’attaque terroriste justifie naturellement l’emploi de l’armée pour riposter comme le reconnait Hubert Védrine.
‘« Nous sommes dans une phase très grave où évidemment, il va y avoir une action militaire, […]. Pour lutter contre le terrorisme, nous nous trouvons dans un cas où c’est une question de réactions à une opération terroriste. Elle prendra essentiellement, au début en tout cas, une forme militaire » (16 septembre 2001).’Si l’usage de la violence est nécessaire, il doit être différencié de l’action terroriste par la distinction entre les civils et les combattants. Les discours politiques s’appuient sur une logique inversée des pratiques terroristes : à l’indiscrimination des actes terroristes répond la précision des bombardements occidentaux. Par nature, le terrorisme vise les innocents tandis que les représailles militaires ne viseront que les personnes directement impliquées. « Il a été précisé, naturellement, que cette action [militaire] devait être ciblée, qu’elle ne devait pas faire de victimes civiles innocentes » (Jacques Chirac, 21 septembre 2001). L’absence de cette distinction constituerait une faute, comparable au terrorisme, selon Jean-Louis Bocquet, président du groupe parlementaire communiste à l’Assemblée Nationale. « Si par malheur, le combat contre le terrorisme devait un tant soit peu utiliser ses méthodes et frapper des innocents, le remède serait dès lors pire que le mal » (26 septembre 2001). Cet argument rejoint celui de l’efficacité de l’action militaire. Celle-ci est justifiée par la nécessité de détruire les infrastructures de l’organisation Al-Qaïda en Afghanistan. En dépit de cette liste d’arguments favorables à la riposte militaire et s’inscrivant dans les principes de la « guerre juste », les dirigeants français sont défavorables à une approche purement militaire de la lutte contre le terrorisme.
L’insuffisance de la logique militaire se base sur un argument logique fondé sur l’équilibre entre les prémisses et la conclusion : si le terrorisme s’explique par de nombreux facteurs, la lutte contre le terrorisme doit être également multiforme et ne peut se cantonner qu’au seul aspect militaire.
‘« A une menace dont l’émergence a été rendue possible par de multiples facteurs dont nous avons tenté de montrer la complexité, est apportée une réponse elle-même multiforme dont nous ne voyons encore que les prémisses, qui mêle les dimensions nationale et internationale » (Quilès, 2001, p. 55). ’Seconde limite d’une intervention militaire, l’absence d’ennemi identifiable sur un territoire donné. De ce point de vue, la guerre en Afghanistan a été rendue possible par la connexion entre les structures d’Al-Qaïda et un régime politique, disposant d’une souveraineté territoriale. La rapidité du succès américain a posé rapidement la question de la seconde cible dans la mesure où l’administration Bush, ainsi que l’ensemble des gouvernements du monde entier, avaient insisté sur le fait que la riposte militaire en Afghanistan n’était qu’une étape d’un long processus. D’une manière particulièrement fine, les parlementaires français de la mission d’information sur les attentats du 11 septembre 2001 s’alertaient, dès le 12 décembre 2001, d’un risque de déplacement de la « guerre contre le terrorisme » vers d’autres objectifs à l’aide d’une campagne médiatique construisant opportunément la menace des armes de destruction massive.
‘« Les États-Unis se plaisent également à rappeler que la lutte contre le terrorisme dépasse la seule neutralisation du réseau Al-Qaïda, maintenant une ambiguïté certaine quant à ce que pourrait être un autre point d’application d’une éventuelle riposte militaire hors d’Afghanistan. […] Sur le fond, les “faucons” de la politique américaine sont animés par un mobile très simple : finir le travail inachevé en 1991 (unfinished business), en se débarrassant de Saddam Hussein. Le Président Bush n’a pas encore tranché sur ce point et il n’est pas improbable de voir se développer une campagne médiatique destinée à convaincre l’opinion qu’une telle opération serait faisable avec succès » (Quilès, 2001, p. 60-61)763.’Ce sont donc l’inadéquation des outils au problème et les risques de dérapages qui constituent les principales lacunes de la stratégie militaire pointées par les responsables nationaux. A l’inverse, la valorisation de l’approche judiciaire se fonde sur l’équilibre entre l’efficacité de la répression et son encadrement juridique.
La seule référence de la légitime défense qui n’est pas fondée sur la légalité provient de l’implication de l’énonciateur. « Jusque-là, je pense que nous sommes dans la légitime défense » (Jean-Pierre Chevènement, 9 octobre 2001).
« Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord », article 5 du Traité de l’Atlantique, 4 avril 1949, sources : OTAN, [en ligne], site visité le 4 mai 2005, http://www.nato.int/docu/fonda/traite.htm#Art05 . Cet article insiste sur la collaboration nécessaire et l’autonomie entre les différents États membres dans la définition de la riposte. La dernière partie de l’article montre néanmoins l’extension de l’usage de l’article : cette utilisation extensive se fonde sur l’argument selon lequel la guerre en Afghanistan participe du rétablissement de la sécurité en Atlantique Nord même si le conflit ne se déroule pas sur le territoire d’un des États membres.
Dans leurs prévisions, les parlementaires avaient seulement sous-estimé l’assujettissement britannique à son allié américain. « A l’égard du reste du monde, en l’état du dossier, il est plus que probable que les États-Unis auront les plus grandes difficultés à plaider ce glissement de la légitime défense vers un droit d’intervention autoproclamé, y compris vis-à-vis de leur allié britannique, qui subordonne une telle opération à l’existence de preuve convaincante » (Quilès, 2001, p. 61).