La reconnaissance du caractère exceptionnel de la situation fonde l’adhésion sur l’axiome « à situation nouvelle, mesures nouvelles ». Les discours politiques s’appuient sur la prémisse d’un déséquilibre provoqué par une rupture temporelle et la situation ne peut être rééquilibrée que par l’adoption de nouvelles mesures. Cette stratégie discursive offre l’avantage indéniable de s’appuyer, de manière implicite, sur l’émotion suscitée par les attentats tout en refusant de s’inscrire dans une posture d’exceptionnalité grâce à l’encadrement inhérent à la procédure législative.
La proximité temporelle entre le dépôt du projet de loi et les attentats renforce cet argument. En 1986, le projet de loi a été discuté en juin alors que la première série d’attentats a eu lieu en mars 1986. En 1995, le projet de loi a été présenté en Conseil des ministres le 25 octobre alors que le dernier attentat remontait au 13 octobre. En 2001, Lionel Jospin est venu défendre les amendements gouvernementaux le 10 octobre, un mois après les attentats du 11 septembre tandis qu’en 2005, Nicolas Sarkozy a présenté dès le 26 septembre, les grandes lignes de son projet de loi, deux mois seulement après les attentats de Londres792. C’est le constat du franchissement d’un seuil historique ou de la particulière gravité d’un attentat qui fonde la définition de la situation.
Cet argument n’est pas nouveau ; déjà en 1986, au-delà du rappel de la menace représentée par les attentats de février et de mars, le rapporteur du projet de loi, Paul Masson, s’était appuyé sur son propre rapport, publié en 1984, qui actait le dépassement d’un seuil historique dans le nombre d’attentats depuis le début des années 1980. La qualification inédite et l’ampleur des attentats du 11 septembre 2001 surdéterminent les échanges parlementaires lors de la lecture définitive du projet de loi sur la sécurité quotidienne.
‘« [Le] monde a changé. Le 11 septembre, en effet, des terroristes fanatiques, presque sans armes, ont perpétré le plus terrible et le plus inattendu acte de terrorisme. Depuis, la menace pèse sur les États-Unis et sur toutes les démocraties » (Jean-Antoine Leonetti, UDF, Assemblée Nationale, séance du 31 octobre 2001). ’Les responsables gouvernementaux ont pris en compte cette situation historique comme l’illustre l’argumentation de Daniel Vaillant, le ministre de l’Intérieur, lors de la séance du 31 octobre 2001. « L’ampleur des attentats perpétrés et leur forme inédite ont révélé à nos sociétés que nul n’était à l’abri d’actes terroristes et qu’il n’existait pas de “sanctuaire”. Notre arsenal législatif ne pouvait dès lors demeurer inchangé. […] Il y a un avant et un après 11 septembre ». Le représentant du gouvernement concède que cet événement a souligné un déséquilibre dans la prévention du terrorisme et souhaite y remédier par l’introduction de mesures originales793. S’il reconnait l’exceptionnalité de l’événement, il ne souhaite pas recourir pour autant à des mesures d’exception permanentes comme l’exprime le député socialiste Jean-Pierre Blazy : « [A] situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles, qui devront n’être que temporaires » (Assemblée Nationale, séance du 31 octobre 2001).
L’argument d’exceptionnalité est essentiellement mobilisé pour justifier l’emploi d’une procédure législative rare (le dépôt d’amendements gouvernementaux au cours d’une seconde lecture au Sénat sans l’examen d’une commission). « J’ai conscience du caractère inhabituel d’un ajout, à ce stade de la procédure législative, même souhaité par le Gouvernement et approuvé par le Président de la République. Mais à circonstances exceptionnelles, procédure inhabituelle » (Daniel Vaillant, 31 octobre 2001)794. Pourtant, peu de parlementaires français ont défendu l’adoption de mesures d’exception (Tsoukala, 2006). Si l’argument de la rupture introduit une brèche temporelle dans l’agenda politique « routinier », il n’est pas utilisé en France pour justifier l’exceptionnalité.
Le principe d’exceptionnalité est contraint par l’insertion des arguments dans une logique d’adaptation et non de rupture ; un des traits fondamentaux de la justification des lois antiterroristes comme nous avons pu le voir lors des précédents de 1986 ou de 1995. Lorsque Nicolas Sarkozy défendit les mesures antiterroristes contenues dans son projet de loi de l’automne 2005, il prit acte du mode opératoire inédit du kamikazat. L’idée de rupture est donc convoquée afin de qualifier l’évolution de la menace terroriste comme l’illustre le ministre de l’Intérieur à l’Assemblée nationale.
‘« Nous sommes bien confrontés à une évolution fondamentale du terrorisme […]. Dans la nature et l’organisation du terrorisme, un saut qualitatif et quantitatif a été accompli, qu’il s’agisse de l’attractivité idéologique et de la capacité fédératrice, ou de l’élévation du niveau de violence […] qu’il s’agisse enfin de la sophistication des moyens employés ou de l’extension géographique » (23 novembre 2005). ’Cette définition inédite du problème social ne justifia qu’une adaptation les outils novateurs vers le démantèlement du réseau et l’arrestation des complices, à défaut de celle des responsables directs795.
Cette contrainte est intégrée dans l’argumentation politique par la mise en avant du caractère provisoire des mesures exceptionnelles et leur nécessaire réajustement lors du retour à une situation normalisée.
‘« Pour autant, il ne me paraît pas souhaitable que ces dispositifs, dictés par l’urgence, se voient conférer un caractère pérenne, ni qu’ils s’appliquent à toutes les catégories d’infractions. Je vous propose donc de leur fixer une limite de champ et une limite de temps » (Daniel Vaillant, 31 octobre 2001). ’Le déséquilibre potentiel, intrinsèque à la notion d’exceptionnalité, est régulé par la référence à sa limitation temporelle voulue par le gouvernement.
Cette garantie révèle le double encadrement que le législateur impose à une loi qui présente les traits d’un texte de circonstance. Un argument similaire est avancé par Nicolas Sarkozy qui évoque « une clause de rendez-vous ». « La seconde garantie, c’est la “clause de rendez-vous” en 2008. Les dispositions les plus sensibles du projet de loi sont d’une durée de trois ans. A cette date, le Parlement devra se prononcer à nouveau sur la nécessité de ces dispositions » (Nicolas Sarkozy, 23 novembre 2005). La fragilité de cette garantie temporelle s’illustre dans le fait que la réévaluation de la menace ne conduit jamais à un assouplissement de la législation antiterroriste.
Si la qualification historique de la situation politique contribue à fonder le déséquilibre initial produit par le problème social (déséquilibre qui sera finalement rétabli par les solutions politiques proposées), la présentation d’une menace proche participe d’une stratégie argumentative similaire.
Ce projet de loi a d’ailleurs été discuté sous le régime de la procédure d’urgence qui vise à accélérer l’adoption des textes. Si le gouvernement décrète l’urgence, une seule lecture au sein de chaque assemblée est suffisante pour conduire à la constitution d’une commission mixte paritaire.
Autorisation de fouiller les véhicules circulant, arrêtés ou en stationnement sur la voie publique ou dans des lieux accessibles au public, extension du champ des perquisitions qui peuvent être effectuées sans l’assentiment de la personne au cours d’une enquête préliminaire, fouilles confiées à des agents de sécurité dans les lieux recevant du public et accès au fichier policier préalablement au recrutement de personnel de sécurité, voir annexes.
Le Président de la République promulgua rapidement cette loi et approuva le vote des amendements antiterroristes en justifiant de leur équilibre compte tenu de la définition de la menace. « Les dispositions […] me paraissent proportionnées à la gravité des risques » cité dans Libération, 17 novembre 2001.
Développement de la vidéosurveillance, prolongation de la garde à vue de quatre à six jours, conservation des données Internet dans les cybercafés