Le discours décisionnel, codifié et encadré par le formalisme juridique et législatif, n’est pas imperméable aux visées mobilisatrices. Ainsi dans l’argumentation législative fondée sur la conviction, nous trouvons des traces d’éléments affectifs proches de la manipulation rhétorique. L’inscription dans une séquence législative implique un détachement des passions politiques et l’adoption raisonnée de la loi. Mais en présentant la menace comme imminente et en usant de principes moraux, le locuteur mobilise des affects dans son argumentation796 et modifie la motivation de l’adoption législative. L’adoption parlementaire est fondée sur une mobilisation affective tout en gardant son cadre législatif qui connote une adoption fondée sur la Raison et la mesure.
Dans les situations parlementaires étudiées, le risque est présenté sous l’angle d’une double proximité, spatiale et temporelle. L’éventualité d’un attentat, sur le territoire français et dans un avenir proche, est évoquée comme probable. Les arguments jouent ainsi sur l’ambivalence et maintiennent dans le futur la marge instable du déséquilibre. Nicolas Sarkozy prévient, par exemple, de la forte probabilité d’une opération terroriste en France : « Je le dis avec gravité : les ingrédients de la menace existent et les scénarios d’actions violentes sur notre sol sont parfaitement réalistes » (23 novembre 2005). Par cette construction rhétorique, le futur demeure marqué par l’incertitude. Les stratégies discursives rendent les risques palpables en les territorialisant ou en les faisant advenir dans des situations quotidiennes.
La figure du double est également convoquée : le terroriste peut prendre le visage d’un citoyen ordinaire. Nicolas Sarkozy accrédite l’idée d’une présence de réseaux terroristes dormants : « tous les suspects ne présentent pas un profil aussi inquiétant, mais il existe sur notre sol des disciples de la violence et de la barbarie ». Et si « la menace qui pèse sur nous provient d’abord de mouvements ou de groupes implantés à l’étranger […], elle provient tout autant de personnes vivant chez nous, recrutées par les structures salafistes » (23 novembre 2005). Lors d’un passage à la télévision où il justifiait son projet de loi, le ministre de l’Intérieur avait déjà avancé cet argument. « Il ne faut pas se cacher [que la menace] provient aussi de personnes qui vivent chez nous, recrutées par les structures salafistes, formés dans les écoles du Proche ou du Moyen-Orient et qui, lors de leur retour dans notre pays, constituent des sources de danger » (27 septembre 2005). Ce type de discours, dont la diffusion pourrait être anxiogène, est justifié au contraire par le recours à la responsabilité politique et la nécessité d’alerter les citoyens sur les dangers pesant sur eux797.
‘« Il faut alors sans dramatisation excessive, mais aussi sans fausse pudeur et sans tabou, savoir regarder la réalité en face. […] Le risque d’actions violentes sur notre sol est réel. Pas plus que les autres États démocratiques, la France ne peut se sentir à l’abri ou protégée » (Nicolas Sarkozy, 17 novembre 2005). ’Le registre de la menace s’étend également dans le champ des actes criminels par des procédés métonymiques.
Ces arguments lient le terrorisme à d’autres formes de criminalités et accentuent les mises en garde, non pas en construisant la nature exceptionnelle du terrorisme mais au contraire, en le banalisant par l’amalgame avec des violences plus fréquentes. Ces procédés argumentatifs construisent un lien entre les phénomènes de violence à partir de processus d’imitation comme l’illustre le député UDF Jean-Antoine Leonetti.
‘« Les événements actuels ne sont pas sans influencer certains individus et nous constatons que la violence urbaine s’accroît, utilisant des armes de guerre et des méthodes comparables à celles des attentats, prenant pour cible la police, par le fait de bandes de voyous qui s’organisent quelquefois en véritable guérilla » (Assemblée Nationale, séance du 31 octobre 2001)798.’La proximité de la menace terroriste est accentuée par un recadrage de la situation. Par exemple, le sénateur Bernard Plasait (RI) évoque l’idée selon laquelle des formes de violence s’entremêlent et s’autoalimentent à partir de leur origine territoriale commune.
‘« La crise actuelle exacerbe encore l’insécurité quotidienne dans notre pays. Nous avons, sur notre territoire, des terroristes dormants qui doivent être mis hors d’état de nuire, mais nous avons aussi, et ils sont de plus en plus nombreux, des réfractaires à la loi républicaine. Il est clair que l’attention portée aux premiers ne doit pas occulter la nocivité des seconds. C’est d’autant plus vrai que terrorisme et grand banditisme sont de plus en plus étroitement liés, se développant l’un et l’autre sur le même terreau des banlieues » (Sénat, discussion du 16 octobre 2001).’La métonymie fait d’un élément partiel commun (la vie dans un même quartier populaire) la source de liens entre différentes formes de violence.
Le lien entre le terrorisme et la grande criminalité est consacré par le truchement de méthodes et d’organisations similaires. Les amendements antiterroristes contenus dans la loi sur la sécurité quotidienne inscrivent la lutte contre les trafics d’armes et de stupéfiants comme une déclinaison de la lutte antiterroriste. Le gouvernement souhaitait ainsi « disposer des moyens impérieusement nécessaires à la lutte contre le terrorisme alimenté notamment par le trafic de stupéfiants et les trafics d’armes et qui peut s’appuyer sur l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication »799. Dans son étude sur l’adoption du mandat d’arrêt européen après le 11 septembre 2001, Antoine Mégie pointait la congruence dans les représentations communautaires entre le crime organisé et le terrorisme. « Dans un tel contexte, la lutte contre “la criminalité organisée” et la lutte contre le terrorisme semblent constituer une seule et même “guerre” » (Mégie, 2004, p. 96). Cette proximité est également frappante en droit français, où les mesures antiterroristes, considérées comme dérogatoires au droit commun, sont dérivées du droit pénal notamment des procédures relevant de la lutte contre la criminalité organisée.
Cette évolution a été accentuée dans la loi « Perben 2 » : « Je propose d’étendre certaines règles applicables à la lutte contre les trafics de stupéfiants ou les actes de terrorisme aux faits de criminalité organisée les plus graves » (Dominique Perben, Assemblée Nationale, séance du 21 mars 2004). Cette homogénéité est précisée afin de dénier le caractère exceptionnel des outils de lutte contre le terrorisme par leur utilisation déjà existante pour d’autres crimes. « Quant aux règles de procédure applicables, elles sont constituées de dispositions spécialisées identiques à celles en vigueur en matière de la lutte contre la criminalité organisée » (Pascal Clément, 17 novembre 2005).
Dans ce cas d’espèce, les points d’échange entre la lutte contre le terrorisme et la lutte contre d’autres formes de violence sont particulièrement visibles et nombreux mais conduisent à un paradoxe inhérent : comment justifier la spécificité des mesures antiterroristes avec des arguments fondés sur leur similitude avec d’autres infractions ? Comment répondre à une menace sociale présentée comme existentielle (le terrorisme) avec des outils législatifs déjà existants pour d’autres crimes dont la dangerosité pour la structure sociale est lue comme moindre (la grande criminalité) ? La construction argumentative de la menace conduit à la présentation d’un danger imminent (un déséquilibre) auquel l’État doit répondre en dépit de ses lacunes (transformation).
Les traces pathémiques peuvent être illustrées par une référence victimaire tel que le député UMP Thierry Mariani l’a fait lors de la lecture définitive du projet de loi contre le terrorisme de 2005 : « Une fois de plus, je pense aux victimes du terrorisme [et] je suis persuadé que cette réforme nous permettra de mieux faire face aux nouvelles formes du terrorisme » (22 décembre 2005, séance à l’Assemblée Nationale).
Selon des chiffres acceptés par les services antiterroristes et des scientifiques, le nombre de combattants jihadistes disposant d’un passeport européen est compris dans une fourchette entre 1500 et 2000 personnes (sur un total mondial de 18000 combattants environ. Le directeur de la DST estimait lui à moins d’une centaine le nombre de personnes vivant en France et suffisamment déterminées pour passer à l’action (Institut National des Hautes Études en Sécurité, 2006, p. 18). En 2001, le ministre français de la Défense, Alain Richard, estimait entre cinq et vingt mille, le nombre de combattants qui seraient passés par la douzaine de camps disséminés sur le territoire afghan (cité dans Quilès, 2001, p. 17). Si les services de renseignements américains fournissent des estimations similaires (11 septembre 2001, 2005, p. 124), la commission nationale sur les attaques du 11 septembre 2001 évoque des chiffres beaucoup plus importants, sans grande précision cependant, de même que Rohan Gunaratnaqui évoque des « dizaines de milliers de jeunes musulmans zélés sort[ant] diplômés des camps d’Al-Qaïda,[dont] seuls quelques milliers étaient invités à rejoindre l’organisation » (Gunaratna, 2002, p. 87).
Ces propos font écho à ceux normatifs et anciens de Bernard Gros. « A force de constater dans quel mépris est tenue la vie d’autrui, à force de voir agir des gens qui clament leur certitude de posséder la vérité absolue, et qui obtiennent à peu près n’importe quoi par la terreur ou le meurtre, gangsters et groupes marginaux, petits voyous de tout blouson, voire écoliers en révolte, ne se détournent plus des mœurs sanglantes » (Gros, 1976, p. 63).
Article 22 de la loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, Journal Officiel, n° 266 du 16 novembre 2001, p. 18215.