3.1.3 Rétablir l’équilibre par le renforcement des mesures antiterroristes

Une autre déclinaison de l’argument de nécessité est la révélation de la vulnérabilité des démocraties face aux terroristes. En s’appuyant sur le discours de la menace, ce registre permet de concilier la contrainte de l’argument de nécessité et la valorisation de la défense de la démocratie. Cette représentation renverse l’asymétrie du terrorisme. Ce n’est pas l’État, disposant d’une armée puissante et moderne, qui domine la « relation terroriste » mais l’organisation clandestine qui profite du libéralisme de la société pour se développer et frapper à tout moment. Ces représentations sont apparues peu de temps après les attentats du 11 septembre 2001 notamment dans les cercles militaires où l’on conceptualise la « force du terrorisme et la faiblesse des démocraties » (Défourneaux, 2001).

L’évolution technologique (dans l’armement, les transports et la communication) démultiplie les capacités d’un homme seul ou d’un groupe restreint et fragilise les démocraties. En effet, ces dernières sont vulnérables à cause de la fragilité de leurs systèmes d’organisation sociale (faciles à détourner) et de la valeur qu’elles accordent à la vie humaine (les démocraties répugnent à engager des soldats dans des conflits meurtriers). Cette asymétrie doit conduire les responsables politiques à faire des choix difficiles. «  C’est dire qu’entre un État policier et un État vulnérable, nous risquons sans doute d’être obligés de faire parfois des choix douloureux » (Défourneaux, 2001, p. 127). Sans adopter un angle de lecture similaire, les discours des dirigeants politiques pointent les vulnérabilités des États face au terrorisme. « Les attentats commis aux États-Unis le 11 septembre dernier ont rendu manifestes certaines lacunes de nos dispositifs de lutte contre le terrorisme » (Daniel Vaillant, 31 octobre 2001). Il s’agit donc de rétablir l’équilibre par l’adoption de mesures plus fermes. Daniel Vaillant reprend un mot de Robert Badinter pour rappeler que « l’État de droit n’est pas l’état de faiblesse »800. Pour l’ancien ministre gaulliste Bernard Debré, la démocratie doit prendre les mesures nécessaires pour sa sécurité car

‘« c’est à l’État de défendre les libertés et la démocratie, c’est à l’État de mener la guerre antiterroriste. Sans aucune faiblesse, même s’il nous faut temporairement accepter des lois qui brident quelque peu nos libertés individuelles. […] La République […] ne doit pas être synonyme de faiblesse, ce serait son arrêt de mort » (« Préserver la République », Le Figaro, 12 novembre 2001). ’

Si la réduction des faiblesses de l’État doit passer par une restriction des libertés, le politicien n’y voit pas de problème tant que cette dérogation reste limitée à la durée de la « guerre contre le terrorisme »801. Le rétablissement de l’asymétrie est justifié par une autre série d’arguments qui assimile la prétendue ignorance de la menace terroriste à une faiblesse.

De ce point de vue, les attentats du 11 septembre 2001 constituent une mise en garde efficace qui rendra l’État plus vigilant.

‘« Les attentats du 11 septembre ont fait prendre conscience aux pays démocratiques que des réseaux terroristes leur avaient déclaré la guerre. Un grand nombre de pays européens ont entrepris de modifier leur législation en conséquence » (Jean-Luc Warsmann, RPR, Assemblée Nationale, séance du 31 octobre 2001). ’

Cette vigilance nécessaire s’actualise dans la nature préventive du dispositif judiciaire français.

‘« Certes, notre démocratie est, par nature, un espace perfectible au sein duquel le respect des droits fondamentaux ne se négocie pas. Mais la liberté n’est pas synonyme d’imprévoyance, ni de faiblesse. Il faut agir maintenant, car je ne veux pas que nous ayons un jour à prononcer le mot “trop tard” » (Nicolas Sarkozy, 23 novembre 2005).’

L’argument tend à assimiler le respect des droits fondamentaux à la perfectibilité de l’État. Il s’agit de réduire la vulnérabilité en anticipant les risques avant qu’ils ne surviennent.

Cette approche se fonde sur une interprétation de la lutte contre le terrorisme comme une relation asymétrique au sein de laquelle l’État se trouve dans une situation d’infériorité par rapport à des acteurs, masquant leurs intentions et capables d’agir rapidement et n’importe où. L’action préventive, représentée par l’AMT, permet de rétablir l’équilibre entre l’État et les organisations terroristes. « Je n’accepte pas de voir nos services avoir un coup de retard sur ces pratiques ! C’est pourquoi je vous propose de leur donner les “armes” de l’action préventive » (Nicolas Sarkozy, 23 novembre 2005)802. Face à la ruse et à l’ubiquité déployées par les acteurs terroristes, les autorités politiques se trouvent dans une position fragile.

‘« Il faut bien comprendre que ce sont de toutes petites équipes parfaitement intégrées et que la difficulté est qu’il faut intervenir avant, il faut qu’on les trouve avant. […] Cela veut dire qu’il faut qu’on intervienne sur des individus avant même qu’ils n’aient commis l’irréparable. Mais si on intervient trop tôt, on n’a pas les preuves judiciaires de ce qu’ils préparent, puis si on intervient trop tard, on a des victimes » (Nicolas Sarkozy, 27 septembre 2005).’

Avec un tel axiome, le rétablissement de l’équilibre dans la « relation terroriste » doit passer par des outils de nature préventive. Ce constat est partagé par l’opposition socialiste.

Pour Julien Dray, « la meilleure lutte contre le terrorisme, c’est l’action préventive » (29 septembre 2005). Cette dernière rassemble des actions globales d’infiltration des organisations clandestines et de surveillance des pratiques de prosélytisme et des méthodes de recrutement. A l’inverse de la stratégie adoptée par Nicolas Sarkozy puis Michèle Alliot-Marie, cette approche relève du renseignement humain et non du recours à l’électronique ou à la vidéo-surveillance. Pour le législateur, la loi doit anticiper les actions et les futures cibles des terroristes afin de mieux se protéger. « Nous sommes maintenant mieux armés pour répondre efficacement à l’imagination des réseaux terroristes » (Pascal Clément, 11 mars 2006). Ce principe de nécessité trouve une autre illustration dans l’argumentaire de l’adaptation à la menace.

Il s’agit toujours de rétablir un équilibre entre une situation évolutive et la modification corollaire de l’appareil législatif. Cet argument permet aux parlementaires de s’inscrire dans une recherche de l’équilibre. Il offre également la possibilité de se fonder sur l’historicité et l’antériorité des mesures dérogatoires. Ainsi, le renforcement des mesures antiterroristes est justifié par une sédimentation de mesures anciennes, prises au cours d’une situation d’urgence suspendant ou obérant le débat parlementaire. Les promoteurs du projet loi ont alors beau jeu de s’inscrire dans la continuité du sillon déjà creusé et d’évoquer seulement une adaptation des outils législatifs aux évolutions de la menace. Cette argumentation n’est pas liée à la situation contemporaine ; au contraire, elle fut largement utilisée en 1986 et en 1996 pour justifier la construction d’un système antiterroriste original en l’inscrivant déjà dans des précédents historiques.

Les dirigeants politiques justifient les nouvelles mesures par la nécessaire modernisation de l’appareil répressif et législatif face à une menace en perpétuelle évolution ou en augmentation notable. « Aujourd’hui, l’évolution de la menace nous oblige à consolider notre dispositif, à l’adapter aux nouvelles exigences. Il nous faut de nouveau préparer nos forces, savoir envisager le pire pour mieux nous protéger » (Nicolas Sarkozy, 17 novembre 2005). L’adaptation est la source de l’efficacité. « Ces résultats positif se sont maintenus notamment en raison du souci constant des différents gouvernements d’adapter notre législation à la menace terroriste » (Pascal Clément, 17 novembre 2005). Cette argumentation se nourrit du principe précédent évoquant la dangerosité de la menace. « Est-ce que la menace existe en France ? Elle existe à un niveau très élevé. C’est en fonction de cette conviction qu’ont nos services que la menace existe à un niveau élevé que nous devons en permanence adapter notre législation et nos méthodes » (Nicolas Sarkozy, 27 septembre 2005). Ces arguments sont contraints par la présentation préalable de la menace : en fonction de son intensité, les mesures promues peuvent être plus ou moins profondes. Cela peut conduire à des propositions dérogatoires ou exceptionnelles comme la volonté d’imprescriptibilité des crimes terroristes ou le retour de la peine de mort.

Ainsi de la proposition de Patrick Balkany, le 14 décembre 1994 et d’Aymeri de Montesquiou en 2002 de rendre imprescriptible les crimes de terrorisme. Si ces propositions de loi n’ont pas été adoptées, les différentes réformes ultérieures ont tout de même allongé les délais de prescription (notamment la loi du 8 février 1995). Second exemple, la proposition de loi, déposée par une cinquantaine de députés de droite, qui visait à rétablir la peine de mort pour les terroristes à la suite des attentats de Madrid, en 2004.

‘« Les pays occidentaux ne doivent pas céder devant le terrorisme. Ils doivent pouvoir lutter et condamner avec la plus grande fermeté ces actes barbares, en apportant une réponse forte et sans équivoque aux ennemis de la liberté. Rien ne doit les amener à composer avec cette forme ultime de violence qu’est le terrorisme. Dans l’intérêt supérieur des États, la France, en lien étroit avec ses alliés européens, doit amplifier la lutte antiterroriste et afficher une fermeté exemplaire. C’est pourquoi, il importe qu’elle puisse disposer de cette peine d’exception qu’est la peine capitale, pour combattre le terrorisme, “crime majeur contre la démocratie”, selon l’expression de Robert Badinter »803. ’

Si cette proposition n’a pas non plus été acceptée par la commission des lois de l’Assemblée Nationale, on remarque l’usage d’un argument d’autorité par la référence à Robert Badinter, ministre de la Justice en 1981 et promoteur de la loi sur l’abolition de la peine de mort. Cette citation insinue que Robert Badinter ne serait pas défavorable à une plus grande fermeté face à un crime qu’il qualifie lui-même d’exceptionnel.

Après avoir étudié la structure narrative et les arguments des discours antiterroristes au Parlement, nous avons pu relever qu’ils participaient d’un récit angoissant fondé sur un déséquilibre initial représenté par l’intensité de la menace terroriste. La narration ancre l’idée que la résorption du déséquilibre passe par l’adoption de mesures parlementaires répressives. Cependant, leur nature répressive oblige les responsables politiques à justifier d’un nouvel équilibre fondé sur la conformité aux valeurs républicaines.

Notes
800.

Cité dans Le Monde, 29 octobre 2001.

801.

« Toute guerre, par nécessité, restreint les libertés démocratiques. Il s’agit d’un état d’exception qui ne doit perdurer que pendant les hostilités. […] S’il faut accepter ces nouvelles lois qui restreignent si faiblement nos libertés, il faut néanmoins être vigilants car le risque est double : d’une part que l’État en profite pour les utiliser à d’autres fins que la lutte contre le terrorisme, d’autre part qu’après cette période dramatique, quand le terrorisme sera maté, que ces mesures soient pérennisées. Il pourrait exister dans l’esprit de certains une tentation autoritaire » (ibid.). Il faut noter que le locuteur assimile la guerre à l’état d’exception en contradiction avec l’argumentaire du gouvernement américain. Ce dernier a refusé les protections juridiques attachées au statut des soldats pendant les périodes de guerre pour justifier l’exceptionnalité du combat contre le terrorisme.

802.

Il faut préciser que le ministre de l’Intérieur fait souvent référence à la logique préventive puisqu’elle est présente dans 25% de ses discours.

803.

Proposition de loi n° 1521, Assemblée Nationale, 8 avril 2004. Lire aussi, « 47 députés de la majorité souhaitent rétablir la peine de mort pour les terroristes », Le Monde, 8 mai 2004.