L’argument du respect de l’État de droit consiste en une redéfinition du cadrage liminaire afin que l’accord sur les prémisses fonde un accord sur l’opinion. Si les objectifs sont nobles (la défense de la démocratie), les moyens peuvent être extensibles soit par la création de nouveaux instruments législatifs, soit par le renforcement de pratiques dérogatoires. Cet écart se trouve d’autant plus justifié par la disqualification inhérente à l’emploi du mot terrorisme dans la description préalable des actes violents visés.
Cette justification est ancienne comme l’illustre ce communiqué du gouvernement de Jacques Chirac avant la présentation du projet à l’Assemblée Nationale, en mai 1986 :
‘« Ces projets sont conformes aux engagements du gouvernement, tels qu’ils ont été exposés par le Premier Ministre devant le Parlement. Ils marquent la détermination totale du gouvernement de rétablir la sécurité des personnes et des biens, dans le strict respect des droits de la défense et des libertés individuelles et en pleine conformité avec les principes définis par la convention européenne des droits de l’homme » (28 mai 1986).’Le respect des principes démocratiques s’illustre par deux conditions principales que sont l’introduction de garanties, notamment temporelles, et l’encadrement judiciaire des nouvelles mesures. « Personne n’ose aller jusqu’au bout du primat “permanent” de la sécurité et les hommes politiques évoquent toujours des circonstances exceptionnelles et un temps limité d’application des pratiques d’exception » (Bigo, 2001, p. 13). Mais, ces garanties pèsent peu dans le fonctionnement concret de l’adoption législative.
En 2001, le ministre de l’Intérieur Daniel Vaillant justifie l’extension des mesures de surveillance par ce double critère. « [C’est] un texte limité dans le temps et qui conforte l’autorité judiciaire dans son rôle de gardienne de la liberté individuelle, bref, un texte qui offre toutes les garanties contre les dérives que d’aucuns pourraient redouter » (31 octobre 2001). Cette conformité aux principes démocratiques est garantie par un argument issu de la Raison, celui d’une évaluation des décisions prises. Cet argument renvoie à l’idée d’une démarche raisonnable et rationnelle où les décisions prises sont appréciées avant d’être définitivement adoptées. La garantie de l’évaluation et celle corollaire de la limitation dans le temps sont mises en avant par les défenseurs des réformes législatives antiterroristes.
La légitimation d’un renforcement des lois antiterroristes se fonde, notamment à gauche, au-delà de l’objectif consensuel d’efficacité, sur la proportionnalité, l’équilibre et la mesure. Ces principes généraux se déclinent dans des limitations de temps et d’objet des mesures législatives. Ces contraintes sont justifiées par la proportionnalité entre la menace et la réponse de l’État (mesurable notamment par les revendications des citoyens) et la réflexion (sous la forme d’une évaluation) nécessaire à toute prise de décision publique.
‘« Pour autant, il ne me paraît pas souhaitable que ces dispositifs, dictés par l’urgence, se voient conférer un caractère pérenne, ni qu’ils s’appliquent à toutes les catégories d’infractions. Je vous propose donc de leur fixer une limite de champ et une limite de temps. Concernant le champ, il s’agit de lutter plus efficacement contre les réseaux terroristes et les trafics qui les financent, non de rechercher des infractions qui, pour répréhensibles qu’elles soient, ne constituent ni une menace de même ampleur pour nos institutions, ni ne suscitent une émotion de même nature chez nos concitoyens. Concernant la durée de ces dispositions, il convient de fixer un délai qui permette de mesurer leur efficacité et leurs inconvénients éventuels, et d’avoir sur ces points un débat plus approfondi » (Daniel Vaillant, 31 octobre 2001).’La nature temporaire des outils législatifs est le contrepoids de l’argument de nécessité fondé sur le caractère exceptionnel de la menace (« dispositifs dictés par l’urgence »). Cette garantie permet d’anticiper les critiques sur un éventuel « effet-cliquet » de mesures répressives (« il ne me paraît pas souhaitable que ces dispositifs […] se voient conférer un caractère pérenne »). Si l’évaluation de la loi a été présentée comme une des garanties de la légitimité républicaine des amendements terroristes, elle ne s’exerça pas à la suite du changement de majorité parlementaire en 2002.
Au lieu d’évaluer l’efficacité de ce dispositif, la nouvelle majorité de droite a accentué les propositions en matière de fouille de véhicule, d’extension des fichiers électroniques ou de surveillance. Pourtant Nicolas Sarkozy utilisa des garanties similaires pour défendre son projet de loi à l’automne 2005. « La seconde garantie tient dans la clause de rendez-vous : les dispositions les plus sensibles du projet de loi, car j’ai conscience qu’il y en a, sont prévues pour trois ans et en 2008, le Parlement devra se prononcer à nouveau sur leur nécessité » (23 novembre 2005). La sédimentation de politiques publiques contradictoires au fur et à mesure des alternances politiques et l’impossible datation de la fin de la lutte contre le terrorisme amènent à être sceptiques devant cette clause de rendez-vous.
L’histoire montre en effet l’activation de cet « un effet-cliquet » dans les politiques antiterroristes c’est-à-dire que les mesures adoptées dans un cadre temporaire se perpétuent et ne sont pas remises en causes. L’ancien secrétaire d’État à l’Intérieur, Roy Jenkins qui réintroduisit le Prevention of Terrorism (Temporary Provisions) Act en 1974, exprimait ainsi « son horreur devant le maintien de ces mesures temporaires » qu’il jugeait « sans précédent en temps de paix »804. Bien au contraire, cette législation anti-terroriste qui offrait des prérogatives élargies à la police en matière de détention et d’interrogatoires, servit de matrice à la législation adopté par le gouvernement de Tony Blair en 2000 et renforcé en 2005. Le même processus a eu lieu en France ces dernières années dans la mesure où les réformes antiterroristes ont été justifiées par leur conformité avec la loi originelle de 1986, elle-même présentée à l’époque comme une simple adaptation du droit existant et adoptée dans une situation politique marquée par les attentats de février et de mars 1986.
‘« L’ineptie du système antérieur, l’urgence dans laquelle s’est déroulé le vote de plusieurs lois ainsi que la faible efficacité de l’action des associations de défense des libertés auront fini d’empêcher l’émergence d’une analyse publique et informée de l’ensemble des atteintes aux libertés. À sa décharge, toute évaluation publique de la pertinence des mesures aurait été rendue très difficile du fait de la confidentialité qui entoure l’action des services judiciaires et de la traditionnelle discrétion qui entoure celle des services de renseignement. Au total, avec un système à la fois efficace au sens où il n’y a pas eu d’autres attentats et qui n’est pas contesté, l’effet cliquet a joué à plein : les réformes antiterroristes ultérieures n’ont modifié qu’à la marge le système pénal de 1986 et toujours en l’approfondissant, notamment dans son volet préventif. Les Français n’ont du coup finalement jamais débattu publiquement des limites juridiques souhaitables à l’antiterrorisme » (Cantegreil, Padis, 2007, p. 20).’Ces différents exemples renvoient aux contradictions fondamentales des justifications politiques du renforcement de la législation antiterroriste. Soit les mesures préconisées sont efficaces et constitutionnelles pour lutter contre le terrorisme alors pourquoi les limiter dans le temps ? Soit ces mesures sont anticonstitutionnelles et le gouvernement est amené à défendre des propositions manifestement contradictoires au respect de l’État de droit. La mise en avant d’une évaluation des nouvelles mesures ne permet pas non plus de sortir de cette aporie.
Tout d’abord, l’évaluation peut ne pas être pas faite. L’article 32 de la loi du 23 janvier 2006 obligeait le gouvernement à faire un rapport annuel d’évaluation. Un seul rapport a été réalisé par le gouvernement en 2008 juste avant la prorogation des mesures temporaires. C’est donc le Parlement qui s’en est chargé par l’intermédiaire d’un rapport d’information rendu public le 3 février 2008. Ensuite, le critère de l’évaluation est l’usage des nouveaux outils législatifs par les services antiterroristes. Plusieurs éléments nous poussent à penser que cette utilisation est quasiment automatique.
Soit les mesures adoptées viennent légaliser des pratiques existantes des services antiterroristes et elles ne pourront qu’être renforcées par leur adoption législative ; soit la production législative se fait en relation avec des responsables des services antiterroristes par le biais d’auditions en commissions parlementaires ou à l’occasion de la rédaction de rapports d’informations. Dans ce cas, il serait surprenant que les acteurs policiers ou judiciaires n’utilisent pas des outils qu’ils ont eux-mêmes promu ou dont ils sont à l’origine. A l’automne 2008, le débat sur la prorogation de trois articles temporaires de la loi du 23 janvier 2006 a illustré le détournement des garanties démocratiques qu’il s’agisse des garanties d’évaluation ou de limitation temporelle.
Dans un relatif désintérêt médiatique, le débat portait sur l’article 3 au sujet des contrôles d’identité sur les lignes ferroviaires internationales au-delà de vingt kilomètres de la frontière, l’article 6 sur la création d’une procédure de réquisition administrative des données techniques de connexion et l’article 9 sur l’accès direct des services antiterroristes à certains fichiers administratifs. Une proposition de loi a été adoptée le 20 novembre 2008 à l’Assemblée Nationale visant à prolonger les articles 3, 6 et 9 jusqu’en 2012805. La justification de ces mesures relève d’un certain sophisme. A l’instar des précédentes réformes législatives, la loi du 23 janvier 2006 était présentée comme une adaptation aux nouvelles menaces terroristes et son respect des principes républicains était fondé par sa limitation temporelle et la garantie d’une évaluation. Le législateur justifie alors la prorogation des mesures temporaires par leur efficacité et leur utilisation fréquente par les services de renseignement (gains de temps, découverte de renseignements, vérification d’identité, etc.) ; déplaçant d’autant le cadre d’interprétation. En effet, les garanties contenues dans la loi ne visaient pas leur utilisation par les services de renseignements ou de police mais bien leur respect des libertés individuelles. En d’autres termes, le législateur a justifié une loi en la présentant comme efficace et démocratique par sa nature temporaire et modifiable. Puis le législateur a prolongé cette même loi en arguant de sa seule efficacité policière tout en faisant référence à un contexte menaçant mais non défini.
En fait, le respect des principes républicains semble parfois se limiter au seul respect de la procédure législative comme le précise le juriste Denys de Béchillon.
‘« Du point de vue des droits fondamentaux, dans nos sociétés, seul compte le fait que cette loi soit définie par l’autorité légitime (le Parlement) et que sa conformité aux règles supérieures, nationales et internationales puissent être contrôlées de manière effective. Au-delà, toutes les appréciations sont de nature politique, ni plus ni moins »806. ’Par exemple, pour le rapporteur de la commission des lois, le sénateur Laurent Beteille, le maintien des propositions temporaires doit être évalué en fonction de leur efficacité opérationnelle (jugement effectué à partir de l’audition du directeur de la DCRI) et de la pérennité de la menace terroriste807 et non, dans une réflexion en terme de respect des droits fondamentaux. C’est la permanence de la menace terroriste qui a également été avancée par le ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie, lors de la séance à l’Assemblée, le 20 novembre 2008.
‘« Le terrorisme demeure la première de nos priorités dans le domaine de la sécurité, car il fait peser sur la France une menace réelle et constante. […] Avons-nous besoin de ce dispositif ? Sans faire d’alarmisme, la menace est réelle. Notre pays n’est pas plus menacé que les autres ; il ne l’est pas moins non plus. Les menaces d’Al-Qaïda au pays du Maghreb islamique visant notre territoire, en septembre, la diffusion sur la chaîne Al Arabiya de mises en garde liées à notre présence militaire en Afghanistan sont l’illustration de la constance de cette menace, tant sur notre sol national que pour nos compatriotes travaillant ou voyageant dans certains pays »808.’La constance de la menace est donc un argument récurrent mais ambigu dans un régime démocratique. On retrouve ici les limites de l’argumentaire politique où la présentation des menaces surdétermine l’interprétation des mesures antiterroristes.
Comme nous l’avons vu précédemment, l’activité des services de renseignements étant par nature secrète, elle laisse une grande latitude pour communiquer sur le niveau des risques. Il convient alors de s’interroger sur les déclarations publiques des autorités politiques et/ou juridiques sur le niveau de la menace : objectif salutaire d’information du public sur le niveau des risques ou construction d’un terreau médiatique favorable sur lequel les futurs arguments parlementaires pourront se développer ? Ces discours sont surreprésentés au cours du mois de septembre à l’occasion de l’anniversaire des attentats du 11 septembre 2001. Près de 20% du discours sont produits en septembre tandis que leur moyenne d’apparition est de 4,8 pour ce mois contre 1,7 discours sur les autres mois809. Pour certains journalistes, la diffusion politique de la menace relève ainsi d’une pure opération de communication.
‘« Q : [Que pensez vous des] discours, à chaque 11 septembre, sur l’état de la menace en FranceEn définitive, les garanties démocratiques apportées (limitation temporelle, évaluation des mesures et respect de la procédure législative) ne constituent qu’une
‘« référence symbolique servant à légitimer une législation antiterroriste de plus en en plus sévère. Pour dissimuler ce que sont en réalité de tels dispositifs, à savoir des régimes d’exception, les ministres qui défendent les projets sollicitent en renfort, tout un ensemble de représentations culturelles. Il est important de mobiliser le ralliement de la classe politique derrière le gouvernement, comme quelque union sacrée contre le terrorisme » (Marchetti, 2003, p. 607-608).’L’existence d’une opposition politique est un des fondements d’un régime démocratique mais leur fonction critique est suspendue par l’« union sacrée » lors d’un attentat. Pourtant, les membres de l’opposition, en dépit d’une visibilité modeste dans la configuration des discussions, retrouvent leur rôle critique au cours des débats parlementaires.
Cité dans « A law to the IRA’s liking », The Times, 9 mars 1994. Dans un des ouvrages qu’il a publié, il précise sa pensée. « A l’époque, comme tout le monde, je pensais que ces pouvoirs étaient justifiés, et je le pense encore. Mais je pensais qu’ils seraient temporaires et qu’au bout des deux ans prévus, on reviendrait à la normale, c’est-à-dire à la protection des libertés. Je suis horrifié maintenant de savoir que ces pouvoirs exceptionnels sont toujours en vigueur et si on me l’avait dit à l’époque j’aurais refusé de le croire » (Roy Jenkins, 1991, A Life a the Centre, London, MacMillan, p. 397, cité par Bigo, 2001, p. 14).
L’objectif premier du gouvernement était d’inscrire la prorogation de ces articles dans le projet de loi en préparation sur la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure qui n’a pas pu être adoptée avant le 31 décembre 2008 à cause de l’engorgement législatif.
Cité dans « Total contrôle », Télérama, n° 3080, 21 janvier 2008, p. 16-2&, p. 18.
« Compte tenu de la persistance de la menace terroriste dirigée contre la France, notre collègue Hubert Haenel a pris l’heureuse initiative de cette proposition de loi », « Adoption des conclusions du rapport d’une commission », séance du 4 novembre 2008, Sources : Sénat.
Michèle Alliot-Marie, discussion d’une proposition de loi adoptée par le Sénat, séance du 20 novembre 2008, sources : Assemblée Nationale.
Ces calculs ont été réalisés sur la période allant de 2002 à 2006 (la surreprésentation des discours en septembre 2001 aurait biaisé les résultats).