3.2.3 Une modification du rapport entre la sécurité et la liberté

Le registre sémantique qui oppose la sécurité et la liberté a été un lieu de déploiement de logiques argumentatives qui ont structuré les positions de la gauche et la droite depuis le début des années 1980. L’imprégnation politique de la reconnaissance du danger représenté par le terrorisme a modifié les contenus des arguments parlementaires conduisant à un changement profond dans la définition des valeurs respectives de liberté et de sécurité.

Nous avons vu précédemment que la gauche dans son ensemble s’attachait à défendre les libertés civiles lors des débats parlementaires sur l’antiterrorisme. Les opposants de gauche dénonçaient le manque d’efficacité des lois antiterroristes dont les visées trop vagues constituaient des amalgames dangereux pour les libertés civiles. La dénonciation du caractère liberticide des mesures antiterroristes s’opposait alors à la retraduction argumentative de la droite qui amalgamait liberté et sécurité. Face à la valorisation historique et constitutionnelle de la valeur de liberté, les locuteurs de droite ne pouvaient pas intégrer le renforcement de la sécurité dans un jeu d’équilibre interdépendant avec la liberté. Il s’agissait donc de modifier la signification initiale de la valeur de liberté afin qu’elle soit compatible avec un renforcement de la sécurité.

En 1986, le gouvernement de Jacques Chirac avait promu « la sécurité […] la première des libertés ». L’argument développé faisait du respect de la liberté une des fins de l’action politique mais pas une contrainte pesant sur les moyens de cette dernière. Selon cet argument, la défense de la liberté n’est donc pas contradictoire avec un renforcement de la sécurité à travers le durcissement des outils répressifs ou de surveillance.

‘« Vouloir lutter contre le terrorisme, renforcer pour cela les moyens de la police, la conforter, en appeler à tous pour éliminer ce mal, est-ce porter atteinte aux droits de l’homme ? Ou le contraire ? Proposer de faire voter par le Parlement des lois qui ne sont en rien dérogatoires au droit français, et même à la procédure pénale préexistante, est-ce fascisant ? Dire et faire reconnaître que le crime terroriste existe, est-ce fascisant ? » (Robert Pandraud cité dans Le Figaro, 26 avril 1986).’

En 1995, le ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré invoquait un argument d’autorité, en l’occurrence le fondement constitutionnel de la sécurité, afin de justifier ce recadrage.

‘« Les “belles âmes” qui font la fine bouche devant ce qu’elles nomment une politique “sécuritaire” feraient bien de se rappeler que la “sûreté” du citoyen est au nombre des principes énoncés par la Déclaration des droits de l’homme de 1789 » (« Pédagogie républicaine », Le Monde, 30 septembre 1995). ’

La lutte contre la violence, qu’elle soit terroriste ou délinquante, participe même d’une politique de lutte contre les inégalités dans la mesure où, selon l’argumentation de Jean-Louis Debré, la violence touche prioritairement les personnes des milieux populaires.

‘« La loi et l’ordre ne sont pas des idées de droite, mais tout simplement des revendications légitimes des citoyens. Quand elles ne sont pas assurées, les premières victimes sont toujours les personnes les plus modestes, les plus faibles ou les plus fragiles, et rapidement toutes les composantes de la nation sont touchées par l’insécurité et enfermées dans une spirale mortelle pour la cohésion et l’unité nationales » (ibid.).’

L’objectif de l’argument est de dépolitiser la notion de sécurité pour en faire non pas, un mot d’ordre partisan, mais une revendication citoyenne, notamment provenant des personnes les plus faibles. Cette argumentation rejoint l’accusation d’idéalisme en faisant des partis de gauche, de partis sourds aux demandes de la population. Les arguments contemporains reprennent les logiques précédentes en les modifiant.

Ainsi, nous retrouvons l’argument d’autorité qui fait de la sécurité un des fondements constitutionnels de notre démocratie. Mais, l’argumentation se prolonge en assimilant la défense de la démocratie à la défense de la liberté. Fondé sur le syllogisme selon lequel la démocratie est le régime politique représentatif de la valeur de la liberté et donc, sa défense constitue une lutte en faveur de la liberté, cet argument masque un élément fondamental. Le respect des valeurs libérales doit s’actualiser au sein même des actions politiques et non pas seulement comme l’objectif final de ces actions. Dans le cas contraire, l’argumentation peut justifier des entraves, toujours temporaires et limitées à la liberté, au nom même de la défense de cette valeur. En luttant contre le terrorisme, « nous consolidons la démocratie, tant il est vrai que la première des libertés est le droit à la sûreté » (Nicolas Sarkozy, « Contre le terrorisme et la haine, la solidarité et la force du droit », Le Figaro, 27 octobre 2005). Le sénateur centriste Aymeri de Montesquiou se félicite de la conversion des socialistes lors des discussions parlementaires au Sénat. « Je me réjouis que le Gouvernement revienne à des principes évidents : le maintien de la sécurité est aussi une façon de pratiquer et de garantir les libertés et la démocratie » (16 octobre 2001). La première des libertés est la protection des citoyens qui conditionne le libre exercice de se déplacer ou d’exprimer les opinions.

Grâce au durcissement des lois antiterroristes, le gouvernement contribue à renforcer la liberté, y compris par la fermeté, puisque la sûreté est la première condition de son existence. « Comme en 1986, comme en 1995, vous savez pouvoir compter sur le gouvernement pour agir avec fermeté en faveur du droit à la vie et du droit à la sûreté, qui sont les premières des libertés » (Pascal Clément, 11 mars 2006). En présentant son projet de loi antiterroriste favorisant l’extension de la vidéosurveillance à l’automne 2005823, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, reprend un argument inspiré de la philosophie de Thomas Hobbes.

Afin de dépasser la relativité des valeurs de bien et de mal, Hobbes avançait un critère universel : la préservation de la vie. Cette finalité surdétermine toutes les autres valeurs.

‘« Pour résoudre ce désaccord quant au bien et au mal, Hobbes estime qu’il existe au moins un principe sur lequel tous les hommes peuvent et doivent s’entendre : celui de tendre à leur propre conservation. De quelque façon que les hommes définissent le bien […], il est de nature de l’action humaine que les hommes agissent en vue de l’atteindre. Mais pour cela, encore faut-il être en vie. L’existence […] est le bien le plus précieux parce qu’elle rend possible la poursuite et l’acquisition de tous les autres » (Robin, 2004 (2006), p. 72).’

Nicolas Sarkozy reprend un argument similaire en faisant de la préservation de la vie la finalité principielle de toute action politique. « Écoutez, la première des libertés c’est de pouvoir prendre le métro et le bus sans craindre pour sa vie, pour soi ou pour les membres de sa famille. Cela me paraît quand même plus important que tout le reste » (26 septembre 2005). Au-delà de l’introduction phatique (écoutez) censée intégrer son interlocuteur au déploiement de ses arguments, Nicolas Sarkozy use d’un vocabulaire emprunté à la vie quotidienne (métro, bus) pour justifier l’évidence de ses mesures. En faisant de la lutte contre le terrorisme, un moyen de préservation de la vie, le locuteur peut ainsi justifier la domination de ce principe sur d’autres principes qui lui sont déterminés ; laissant toujours ouverte la justification de mesures dérogatoires ou d’exception. La liberté découle avant tout de la capacité à vivre et pour défendre la liberté, il faut défendre la préservation de l’existence même au prix de quelques restrictions.

En préservant la sécurité physique des individus, les dirigeants politiques maintiennent la capacité de ceux-ci à vivre et à se déplacer librement. Cette stratégie argumentative n’est d’ailleurs pas spécifique à l’antiterrorisme puisqu’elle apparait également dans les justifications du durcissement de la législation sur la sécurité publique. Lors de la présentation de son projet de loi de lutte contre la délinquance en juillet 2002, Nicolas Sarkozy affirmait ainsi que « sans sécurité, il n’y a[vait] pas de liberté »824. Le député UMP Gérard Léonard faisait de la lutte contre l’insécurité, le pilier de la devise républicaine.

‘« La sécurité est à la racine même du pacte républicain, et conditionne le respect des trois grands principes qui le fondent : la liberté, l’égalité, la fraternité. La “sûreté” est la première de nos libertés : liberté d’aller et venir en toute tranquillité, de disposer de ses biens, d’être respecté dans son intégrité et sa dignité. L’insécurité est aussi source d’inégalité : les plus faibles en sont les premières victimes. Enfin, l’insécurité détruit l’exigence de fraternité »825.’

Cet argumentaire, classique parmi les locuteurs de droite, a été partagé, depuis 2001, par une partie des députés de gauche, notamment socialistes ou radicaux dans le domaine de la lutte contre le terrorisme.

Lors de la défense des amendements antiterroristes dans son projet de loi sur la sécurité quotidienne, le ministre de l’Intérieur Daniel Vaillant se défendait de proposer des mesures liberticides. « Il n’est pas attentatoire aux libertés de lutter contre le terrorisme […]. C’est, au contraire, de ne pas le faire qui le serait ! La sécurité collective n’est pas l’ennemie de la liberté individuelle. Elle en est l’une des conditions d’exercice » (Sénat, séance du 16 octobre 2001). Lors de la dernière discussion à l’Assemblée Nationale, il rajoutait que « face aux menaces terroristes, assurer la sécurité des personnes et des biens dans le respect de nos valeurs ne peut être attentatoire à la liberté et à nos libertés. C’est, au contraire, la condition de leur sauvegarde » (31 octobre 2001). Cette argumentation se fonde sur une nouvelle représentation de la notion de sécurité consacrée par Lionel Jospin dès 1997 dans son discours de politique générale : « La sécurité, garante de la liberté, est un droit fondamental de la personne humaine » (19 juin 1997). Sa valorisation se fonde également par la revendication d’une autre valeur celle d’égalité.

La lutte pour la sécurité est une lutte pour l’égalité puisque l’insécurité touche prioritairement les couches sociales les plus défavorisées (inégalité économique) et conduit à des distorsions entre les quartiers (inégalité territoriale). « L’insécurité menace d’abord les plus faibles - notamment les personnes âgées - et les plus démunis d’entre nous. […] On ne peut accepter une société dans laquelle il y aurait d’un côté des quartiers protégés et de l’autre des zones de non-droit » (ibid.). Ce postulat posé et adopté par le Parti socialiste, la notion de sécurité peut être invoquée sans ambiguïté dans les débats sur l’antiterrorisme.

Le député radical de gauche Gérard Saumade reprenait l’argument d’un détachement de la notion de sécurité d’une nature partisane au profit d’une nature républicaine. Il appuyait son discours d’un argument d’autorité en reprenant une citation de Montaigne.

‘« “La liberté est cette idée que l’on se fait de sa sécurité”, écrivait Montaigne. En effet, la sécurité n’est ni de droite, ni de gauche, elle est révolutionnaire. Ainsi, la République est là pour faire régner la sécurité car elle est le régime de la liberté. A cet égard, la gauche n’a de leçons à recevoir de personne ! » (31 octobre 2001, séance de l’Assemblée Nationale).’

Cette stratégie argumentative de recadrage relève d’un profond déplacement de la notion de liberté.

En étudiant les justifications politiques utilisées par les parlementaires français et anglais pour défendre le durcissement des lois antiterroristes depuis 2001, Anastassia Tsoukala a montré que la légitimation des mesures d’exception s’appuie sur des arguments liés à la souveraineté qui, in fine, procèdent à une modification de la notion de liberté et de droits de l’Homme au sein des démocraties actuelles. Ce discours consacre ainsi une inversion du concept de liberté. Celle-ci n’est plus considérée comme le cadre structurant les autres droits et la condition nécessaire d’existence des droits fondamentaux mais elle est rabaissée au niveau d’un droit à défendre, de valeur égale aux autres droits. La liberté passe donc d’une définition positive (le droit d’agir ou de circuler) à une définition négative (la défense de droits menacés).

‘« Celle-ci ne signifie plus liberté d’agir dans une société démocratique, mais liberté de jouir d’un ou plusieurs droits menacés. Par conséquent, les discours publics sur la liberté se transforment en discours sur la peur face à une menace présentée comme omniprésente et hautement imprévisible, contre laquelle il convient d’adopter toute mesure, même restrictive des libertés publiques, pourvu qu’elle soit considérée comme efficace. Loin de se référer aux libertés publiques, la liberté ainsi définie en vient alors à justifier la restriction même de celles-ci, laquelle devrait être acceptée, au nom de la protection de la liberté de ne pas avoir peur » (Tsoukala, 2006, p. 48).’

Ce procédé rhétorique modifie le cadre de l’argumentation en liant indéfectiblement la sécurité et la liberté. Cette dernière peut alors être modulée, à la baisse, pour sa préservation fondamentale face à des menaces existentielles qui nécessitent un renforcement de la sécurité.

Toutefois, Corey Robin, à travers une histoire politique de l’idée de peur, démontrait que l’actualisation de la notion de liberté au sein d’institutions politiques libérales ne provient pas que de la seule pureté de cette valeur. En effet, les discours d’inquiétude ou de terreur ont parfois été les moteurs de réformes libérales, notamment à l’occasion de la fondation des institutions démocratiques et libérales.

‘« La peur […] a été à la fois l’œuvre et l’adversaire du libéralisme, mais peu d’auteurs semblent prêts à l’admettre. A la suite de Montesquieu et de Tocqueville, nos intellectuels font un diagnostic libéral de la peur et se proposent de la guérir par des remèdes libéraux. La peur, affirment-ils, est due à un État arbitraire et centralisé, qui écrase et atomise la société, et à cela la Constitution apporte le parfait antidote : la séparation des pouvoirs, le fédéralisme, l’autorité de la loi » (Robin, 2004 (2006), p. 429-430).’

Si cette référence historique montre la permanence d’un discours menaçant dans l’affirmation de la liberté, il faut reconnaitre que les débats contemporains visent non pas la séparation des pouvoirs mais leur concentration, notamment par l’affaiblissement de garanties démocratiques ou juridiques. En outre, l’invocation de l’autorité de la loi est un argument relatif dans la mesure où, dans certaines situations, la loi a consacré sa propre dérogation en instituant, à l’aide du formalisme juridique de la procédure législative, sa propre mise à l’écart (notamment l’invention de la notion d’« ennemi combattant » pour désigner les prisonniers arrêtés en Afghanistan aux États-Unis).

Nous avons vu tout au long de ce chapitre que l’État affiche sa maîtrise comme la réponse aux menaces terroristes. Cette maitrise s’illustre dans la présentation de soi (ethos personnel) ou dans la présentation de l’action publique. Elle se prolonge dans la réappropriation symbolique de la temporalité par l’activation de procédés institutionnalisés d’actions (réunions de crise, etc.) et de prévention (plan Vigipirate). La réduction de l’incertitude engendrée par la violence est également l’objectif des actions de répression enclenchées contre le terrorisme. En France, le discours politique revendique une approche équilibrée dans la lutte contre le terrorisme : si elle doit faire preuve d’efficacité pour résorber le déséquilibre provoqué par la menace terroriste, la maitrise est également une source d’équilibre pour éviter les dérèglements d’une répression trop sévère qui attoucherait aux fondements de l’État de droit.

Parmi les instruments de réduction de l’incertitude évoqués par François Ewald, la science dispose d’une place déterminante. Aujourd’hui la croyance (notamment religieuse), sans avoir disparu de nos sociétés occidentales, est fortement concurrencée par l’instrument scientifique. Ce dernier vise à réduire l’incertitude par la compréhension et l’explication, deux registres dont se prévalent également les hommes politiques dans la construction des problèmes sociaux.

Notes
823.

Une extension de la surveillance que l’on peut interpréter comme une limitation de la liberté d’autrui à circuler librement.

824.

Séance du 16 juillet 2002 sur le projet de loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, Sources : Assemblée Nationale, [en ligne] http://www.assemblee-nationale.fr/12/cra/2001-2002-extra/007.asp , site visité le 12 avril 2007.

825.

Séance du 16 juillet 2002 sur le projet de loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, Sources : Assemblée Nationale, [en ligne] http://www.assemblee-nationale.fr/12/cra/2001-2002-extra/007.asp , site visité le 12 avril 2007.