Partie 3 La politisation du discours antiterroriste et l’intégration dans un récit du désordre

Tout discours politique contient une dimension explicative du phénomène social observé. De manière concurrente aux acteurs médiatiques et académiques, les autorités politiques produisent des discours d’expertise qui contribuent à rendre le monde social plus transparent. Michel Foucault fait de cette mise en transparence la nature profonde du pouvoir.

‘« Il faut cesser de toujours décrire les effets de pouvoir en termes négatifs : il “exclut”, il “réprime”, il “refoule”, il “censure”, il “abstrait”, il “masque”, il “cache”. En fait le pouvoir produit ; il produit du réel ; il produit des domaines d’objets et des rituels de vérité. L’individu et la connaissance qu’on peut en prendre relèvent de cette production » (Foucault, 1975, p. 196).’

Le pouvoir politique ne se contente pas de viser le consentement social en mobilisant ou en rassurant la population ; il contribue à la diffusion d’une représentation du monde qui lui assure une légitimité fondamentale. Description et prescription sont entremêlées dans le langage du pouvoir. Marqué par un objectif de reproduction de l’ordre établi, le travail politique consiste en l’imposition de systèmes de classement du monde qui légitiment l’organisation concrète du monde social. Cette description participe en fait d’une prescription justifiant le maintien de l’organisation politique. Cette action politique se déploie dans la diffusion d’un discours, empreint de scientificité, qui simplifie la perception de la réalité sociale (Bourdieu, 1981).

A la différence d’autres problèmes sociaux, la survenue d’un attentat conduit à une « mise en politique » immédiate (Barthe, 2000). Cette « mise en politique » signifie que le terrorisme est pris en charge par les acteurs politiques à travers son statut de sujet de déclarations politiques et d’objectif de mobilisation de ressources publiques (humaines et financières). Cette immédiateté trouve son origine dans plusieurs conceptions philosophiques de la construction de l’État : une inspirée d’une philosophie contractualiste qui fait de l’État le garant de la sécurité de la population ; une seconde formalisée par Max Weber qui fait du monopole public de la menace de coercition physique légitime, le critère ultime d’identification d’une institution étatique. Cette prise en charge par le politique est cependant insuffisante pour parler d’une politisation du terrorisme.

Dans la tradition académique, la politisation est appréhendée comme un mouvement de prise en charge d’un fait social par les instances politiques au terme d’un jeu d’interactions entre différents acteurs sociaux (Lecomte, Denni, 1992, p. 14). Afin d’éviter les risques d’une définition tautologique826, il faut réintégrer cette perspective dynamique dans une visée régulatrice. Jean Leca affectait au politique une fonction de résolution des conflits par le recours à des principes transcendantaux et représentatifs des idéaux de la société (Leca, 1971). Cette perspective quasi-philosophique de la politique rencontre ici une vocation anthropologique qui fait du politique, l’ordonnancement de communautés placées dans des situations de conflits (Lecomte, Denni, 1992, Duschene et Haegel, 2004). Cette conception peut être utilement complétée par l’approche de Jacques Lagroye qui insistait sur les transformations subies par tout fait social politisé. La politisation est vue comme un phénomène de conversion par une redéfinition des frontières séparant différents espaces sociaux.

‘« La politisation est une requalification d’activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activités » (Lagroye, 2003, p. 360-361). ’

Cette requalification correspond à des va-et-vient et à des interactions entre différents champs au sujet de problèmes et de solutions susceptibles d’être confrontés d’une manière contradictoire et publique (Offerlé, 2004, p. 76). Cependant, le critère politique discriminant demeure absent. Selon nous, une conversion politique prend la forme d’une « montée en généralité » (Boltanski, 1990) qui retraduit un conflit sectoriel dans un cadre plus général.

La politisation désigne un processus d’intégration de conflits épars dans une représentation commune. Il s’agit d’insérer des oppositions entre acteurs sociaux (les partis) au sein d’un clivage matriciel supérieur (la cité).

‘« Nous considérons qu’il n’y a passage au politique que lorsque est opérée une mise en relation entre les visions opposées d’un problème et de sa solution, et les visions opposées d’autres problèmes et de leur solution […] On peut parler de traduction d’un clivage dans un autre clivage, ou mieux, d’“intertraduction” de clivages mis en équivalence. La problématisation ainsi élargie, la question est déplacée. Les problèmes sont reliés entre eux : la politisation est un processus caténaire. Il apporte de la transversalité et transgresse les frontières » (Bacot, 1991, p. 87).’

La politisation d’un problème social se traduit par la diffusion de définitions de la situation à l’aide de causalités et d’interrelations entre différents phénomènes sociaux. Ces représentations du problème social déterminent la légitimité des actions publiques entreprises par la mise en exergue de la défense de valeurs fondamentales. Cette séquentialité symbolique du discours politique est caractéristique de tout récit narratif.

Les récits visent à favoriser l’adoption de mesures politiques cohérentes et efficaces notamment dans les situations sociales d’incertitudes.

‘« Les récits de politique publique sont des histoires (scénarios et arguments) qui certifient et stabilisent les hypothèses pour la prise de décision en matière de politique publique dans des situations où subsistent plusieurs inconnues, un fort degré d’interdépendance et une faible entente, quand elle existe […] [Ils] ont un début, un milieu et une fin (ou des prémisses et des conclusions si on les présente comme un argument) et s’organisent autour d’une séquence d’événements ou de positions dans lesquels il est dit ce qui arrivera ou à partir desquels quelque chose suivra. Moins mobilisateurs et normatifs que l’idéologie, les récits de politique publique décrivent des scénarios non pas en annonçant ce qui devrait arriver mais en expliquant ce qui va arriver – selon les narrateurs – si les événements surviennent comme on les a décrits » (Roe, 1994, p. 34-37).’

Les chapitres précédents ont montré les stratégies discursives organisant les séquences temporelles du présent (réactions face à un attentat et décisions visant à protéger la population) et du futur (lutter contre le terrorisme afin de préserver la démocratie). Il s’agit maintenant de remonter le fil narratif pour analyser les présupposés cognitifs à ces prises de décisions.

La narrativité des discours politiques permet une mise en transparence du monde social parce qu’elle rend les problèmes sociaux compréhensibles et accessibles à l’ensemble de la population. Les deux caractéristiques déterminantes constituant un récit de politique publique sont la présence de relations causales et une évolution diachronique. La définition d’un problème public constitue un processus de fabrication d’images qui doit attribuer des causes, des dénonciations et des responsabilités (Stone, 1989, p. 282). Mais les responsables politiques n’acceptent pas un modèle causal directement importé de l’histoire ou d’espaces sociaux concurrents (médiatiques, académiques ou professionnels). Ils composent leurs propres histoires en décrivant les problèmes et les difficultés, en attribuant les actions aux différents protagonistes et en invoquant le droit du gouvernement de mettre fin aux difficultés sociales par une intervention publique (politique de répression, de subvention, de régulation, de taxation, etc.). Les relations causales se distribuent selon une discussion entre deux cadres d’interprétation (naturelle et sociale) et la nature des motivations (effets intentionnels ou non voulus). Cette distribution de la causalité implique la séquentialité du récit.

L’aspect dynamique du récit légitime les décisions prises en fondant une cohérence vis à vis des causalités du problème social. Ce dernier est la matrice cognitive sur laquelle les discours politiques vont fonder leurs actions futures ; matrice qui se fonde sur la nature à la fois sectorielle et globale de la notion de « référentiel ».

‘« Le référentiel global est une représentation générale autour de laquelle vont s’ordonner et se hiérarchiser les différentes représentations sectorielles. Il est constitué d’un ensemble de valeurs fondamentales qui constituent les croyances de base d’une société, ainsi que des normes qui permettent de choisir entre des conduites » (Muller, 1990 (2006), p. 65).’

Le référentiel sectoriel renvoie à la lutte contre le terrorisme qui fonde ces instruments de répression (coopération internationale, stratégie préventive, etc.) sur des représentations particulières (terrorisme islamiste, ampleur des destructions potentielles, nature transnationale des réseaux). Mais ce référentiel sectoriel s’inscrit dans un référentiel global qui lit l’ensemble des problèmes internationaux à partir des mêmes clés d’interprétations (transnationalité des activités économiques et criminelles, perte de la souveraineté de l’État dans les processus de régulation, redéfinition des pratiques de surveillance et de contrôle).

Sur le plan de l’énonciation, la mise en intrigue conduit à des modifications syntaxiques et grammaticales qui rapprochent les discours à visée explicative de l’énonciation historique. Selon la typologie fondatrice d’Émile Benvéniste, le récit se distingue de l’énonciation personnelle (le discours) par une description des événements passés, l’absence de marques de la présence du locuteur et son enjeu strictement référentiel (absence de pronoms ou d’adjectifs possessifs). Le déficit en marques d’énonciation est caractéristique du discours scientifique (Robert-Demontrond, 2004, p. 119). Ce dernier s’illustre également par une structure sémantique et des indices énonciatifs (conjonctions de coordination par exemple) qui signifie sa cohérence et son homogénéité.

La politisation du problème terroriste s’actualise donc dans un récit global qui vise une certaine objectivité à l’aide d’une énonciation particulière. Pour démontrer ces processus de conversion et la dynamique rhétorique du récit, nous analyserons dans un premier temps les causalités du problème social telles qu’elles sont lues par les acteurs politiques. Cette perspective diachronique des motivations terroristes insiste sur le passage d’une interprétation en termes de manipulation étatique dans les années 1980 à une résurgence d’une violence obsolète et irrationnelle au milieu de la décennie 1990. Nous montrerons dans un second temps que les attentats du 11 septembre 2001 ont consacré les représentations déjà stabilisées à la fois dans la désignation religieuse des organisations terroristes et dans les descriptions pathologiques de leurs structures. C’est à partir de ce récit diachronique spécifique que la spécificité structurelle (la judiciarisation de la lutte antiterroriste) et conjoncturelle (les attentats du 11 septembre 2001 n’ont conduit qu’à des adaptations législatives) du système français a été légitimée.

Le passage du référentiel local au référentiel global s’illustre par l’insertion de causalités dans les explications de la radicalité politique. Le problème terroriste est intégré au mouvement général de mondialisation qui déstabilise les relations internationales. Les hommes politiques interprètent la dimension historique des attentats pour les intégrer à un récit global, produit également par d’autres acteurs scientifiques et/ou médiatiques. Celui-ci présente un monde en désordre dont la régulation passe par des solutions nouvelles et homogènes à travers par exemple le concept de « sécurité globale ». Ces réponses politiques constituent autant de prédictions qui anticipent ce qui arrivera si rien n’est fait pour lutter contre le problème présenté. Cette stratégie réduit le champ des possibilités et justifie les actions entreprises dans la lutte contre le terrorisme et analysées dans la partie précédente. Le récit est donc dialectique dans le sens où il constitue le cadre au sein duquel se déploie une modification des réflexions stratégiques et une ressource utilisée par les acteurs politiques pour justifier de la cohérence de ces évolutions (Radaelli, 2000, p. 73). Alors que les récits de politiques publiques tentaient d’ordonner une réalité sociale qui apparaît comme éparse et incertaine, les discours antiterroristes contemporains se fondent sur un récit lui-même dominé par le désordre.

Notes
826.

Ainsi de la définition de Daniel Gaxie qui désigne la politisation comme un intérêt pour l’acception commune de la politique. « La politisation, définie comme l’attention accordée au déroulement de la compétition politique, implique une conception implicite du politique qui recoupe, pour l’essentiel, la conception socialement dominante » (Gaxie, 1978 (1993), p. 46).