1.1.1 Le terrorisme comme stratégie indirecte dans les relations étatiques

Cette forme de lutte tend à être de plus en plus utilisée, indirectement ou directement par des États ou des groupes liés à des États, pour exercer une diplomatie parallèle et contraignante. Ces actions clandestines étaient considérées comme une menace importante pour les États occidentaux.

‘« Tant que l’objectif majeur reste publicitaire, [le terrorisme] ne représente pas de danger sérieux. Mais l’utilisation du terrorisme en tant que stratégie indirecte peut aussi devenir un phénomène beaucoup plus grave, à partir du moment où les États l’utilisent ou le manipulent. Le terrorisme publicitaire se contente de faire connaître sa cause, de rappeler sa présence et de gagner l’opinion publique – ou au moins celle de sa propre communauté. En tant que stratégie indirecte utilisée ou manipulée par des États, il devient un moyen de coercition et d’intimidation non négligeable » (Chaliand, 1985, p. 134).’

Cette représentation du terrorisme comme d’une relation, indirecte et dévoyée, d’intérêts étatique conduit à impliquer l’armée, vecteur de la guerre traditionnelle entre les États, dans la lutte contre le terrorisme. « A ce stade le terrorisme devient un problème de défense »829. En dépit de la multiplication des intermédiaires et des commanditaires présumés, les attentats de 1986 demeurent pour les dirigeants l’apanage d’un « terrorisme d’État ».

Notre objectif n’est pas de juger la succession de thèses erronées avancées dans les médias de l’époque mais d’insister sur la structure cognitive que ces interprétations peuvent dévoiler. En 1986, la thèse la plus répandue, car elle a été reconnue publiquement par des revendications répétées du CSPPA et par les dirigeants français830, était celle d’une volonté de la famille Abdallah résidant au Liban de faire libérer Georges Ibrahim, détenu en France. Dans ces scénarios, la validité historique importe peu ; ce qui compte c’est la cohérence et l’enchaînement temporel des relations causes-effets. « L’ordre temporel des événements (ou la séquentialité) est une propriété fondamentale des récits. Les trames ainsi construites reposent pour l’essentiel en effet, sur la séquentialité, plutôt que sur l’exactitude ou la fausseté des éléments de l’histoire » (Radaelli, 2000, p. 257). De ce point de vue, l’hypothèse Abdallah était cohérente car elle s’insérait dans un schéma de chantage classique entre deux États adversaires et dans la perspective d’une déstabilisation de la diplomatie française au Liban de la part de la Syrie. De la même manière, la modification des acteurs et l’implication plus tardive du Hezbollah et de l’Iran s’inscrivaient dans une relation étatique indirecte : celle d’un chantage du gouvernement iranien pour faire cesser le soutien français à l’Irak engagé dans un conflit contre l’Iran. L’ancien ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, approuve aujourd’hui cette interprétation.

‘« Après une analyse approfondie de la situation politique internationale, mon intuition était qu’il y avait probablement un lien direct entre ces attentats et les prises d’otages qui touchaient nos concitoyens, et que l’ensemble de ces actes terroristes pouvait trouver son origine dans le soutien apporté par la France à l’Irak, alors engagé dans un conflit armé et sanglant avec l’Iran » (Pasqua, 2007, p. 183).’

En dépit d’une évolution dans la désignation des acteurs, le modèle causal demeure celui de pratiques violentes engendrées par le dévoiement des relations indirectes d’État à État.

Les déclarations de fermeté des dirigeants français s’inséraient bien dans ces relations manipulatoires. « Ceux qui manipulent [un terroriste] doivent bien savoir qu’ils seront l’objet de rétorsions draconiennes […]. Ceux qui manipulent les terroristes paieront le prix le plus élevé » (Jacques Chirac831). Dans un discours à l’Assemblée nationale, le Premier ministre avait réaffirmé son refus du chantage et du compromis avec les terroristes et la possibilité de mesures de rétorsion si la preuve était apportée de la complicité de « certains États ou certains services dépendant d’eux » (Jacques Chirac, 8 octobre 1986). Si Gilles Ménage, directeur de cabinet de François Mitterrand, confirme la représentation d’un terrorisme « para-étatique », il propose l’amorce d’une évolution du phénomène vers la privatisation et la complexification des organisations clandestines.

‘« Pour l’essentiel, cette nébuleuse terroriste, avec ses signes, ses codes, ses commanditaires, naissait et disparaissait à l’abri d’un pays sans État, le Liban, d’où partaient la plupart des offensives frappant notre pays. Celles-ci résultaient des plus invraisemblables combinaisons de moyens, d’alliances nouées (fréquemment aussitôt dénouées) entre factions rivales réunies le temps d’une action. […] [Une] diplomatie de la terreur et de la dissimulation où chaque initiative, chaque frappe n’en est pas moins porteuse d’un message précis dont on ne réalise qu’après coup qu’il fut précédé de multiples signes avant-coureurs plus ou moins anodins, mais trop souvent ignorés ou incompris » (Ménage, 2001, p. 17). ’

Les actes terroristes sont analysés comme des pratiques diplomatiques dévoyées, violentes et clandestines, illustrant une lutte indirecte entre deux ou plusieurs acteurs étatiques en compétition dans les relations internationales. Jacques Chirac, dans un discours à l’ONU, avait relié le terrorisme à un ensemble de causes dont la persistance des conflits non résolus, la montée du fanatisme et « la complicité d’États qui acceptent de fermer les yeux sur les activités d’organisations terroristes ou n’hésitent pas à les utiliser à leur profit, quand ils ne les encouragent pas » (24 septembre 1986)832. Prolongement de ces représentations, la lutte contre le terrorisme passe par un renouvellement des relations diplomatiques avec les pays soutenant le terrorisme. « Il faudra que les arrangements particuliers entre tel État d’Europe et tel État qui pourrait être terroriste, cèdent le pas à la solidarité contre le crime » (François Mitterrand, Antenne 2, 28 octobre 1986). Cette vision est partagée par bon nombre des pays occidentaux, au premier rang desquels figurent les États-Unis, une des cibles principales du terrorisme dans les années 1980.

La nature transnationale des organisations terroristes est minorée au détriment de l’importance accordée aux responsabilités étatiques. Le terrorisme est désigné sous le vocable d’« international » plutôt que de « transnational » car la première désignation l’inscrit dans l’espace des relations internationales, structuré par les relations d’États à États.

‘« Aux États-Unis, nous avons toujours considéré le terrorisme moins comme une force transnationale qu’internationale, c’est-à-dire comme une force délibérément dirigée par des gouvernements, et en général contre nous. […] Le terrorisme international est donc aujourd’hui perçu comme un terrorisme “sponsorisé” par des États, et qui, comme le terrorisme en général, n’est perpétré que par des “méchants” » (Richardson, Louise, 1999, « Terrorist as transnational Actors », Terrorism and Political Violence, volume 11, n° 4, Hiver, p. 210, cité par Crettiez, 2001, p. 44).’

Cette prégnance de l’acteur étatique trouve son illustration dans le succès de l’hypothèse, popularisée par la journaliste Claire Sterling833, d’une manipulation de l’ensemble des organisations terroristes mondiales (qu’elles relèvent d’une inspiration nationaliste ou d’extrême-gauche) par Moscou et l’Union Soviétique. Cette thèse d’une « internationale terroriste » était partagée par certains politiciens dont le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua. Dans un ouvrage paru en 1985, il se déclarait convaincu de sa pertinence.

‘« Ce terrorisme n’est pas si aveugle qu’on veut bien le dire : c’est Moscou qui tire les ficelles, ce qui place la complaisance des socialistes français sur un tout autre éclairage […]. Ils le savent bien : ils trompent les Français en leur faisant croire autre chose. Ce ne sont pas seulement les vies humaines qui sont menacées par ces attentats, mais notre indépendance nationale et par conséquent notre liberté »834. ’

Une fois au pouvoir, l’argument reste identique : « Il y a belle lurette que les terroristes ont coordonné leur action au plan international » (interview à France Inter, 5 mai 1986).

Discréditée par ses propres insuffisances et la disparition de l’URSS835, cette interprétation a été remplacée par celle des États-sponsors du terrorisme principalement issus du Moyen-Orient836. Cette utilisation d’actions violentes clandestines pour accomplir des intérêts de politique étrangère n’est pas exclusive des régimes autoritaires et a été l’apanage de certaines démocraties à l’instar des États-Unis au Chili, au Nicaragua ou en Afghanistan dans les années 1980. Plusieurs travaux vont marquer cependant une évolution des perspectives en matière de terrorisme en mettant en valeur la nature multiple des motivations et la relative autonomie des organisations clandestines (y compris lorsqu’elles sont soutenues par des États) et par la mise en exergue des transformations technologiques dans la perception des relations internationales.

Notes
829.

Gérard Chaliand, « Une diplomatie coercitive », ibid..

830.

« La police continue de croire à la culpabilité d’Abdallah », Le Monde, 23 septembre 1986.

831.

Cité dans Le Monde, 16 septembre 1986).

832.

Cité dans Michaud, 2004 (b), p. 144-145.

833.

Sterling Claire, 1981, The Terror Network. The Secret War of International Terrorism, New York, Holt, Rinehart, and Winston: The Reader s Digest Press.

834.

Pasqua Charles, L’ardeur nouvelle, Paris, Albin Michel, 1985, p. 172.

835.

Au-delà de son objectif idéologique, cette thèse a été critiquée à partir de trois axes principaux : l’inversion du raisonnement (le vrai « réseau de la Terreur » est celui mis en place par les États-Unis et la CIA notamment en Amérique Centrale), le manque de preuves concrètes (au sein même de la CIA, la thèse du réseau n’a jamais été pleinement acceptée et il semblerait que la journaliste ait été manipulée par les services américains) et la forclusion des contextes politiques, sociaux et culturels expliquant l’origine des processus violents, Wieviorka, Michel, 1992, « Le réseau de la terreur : une hypothèse à revisiter », Cultures & Conflits, 04, [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2002, http://www.conflits.org/index127.html , site visité le 07 mars 2008.

836.

Cline Ray S., Alexander Yonah, 1986, Terrorism as State-sponsored Covert Warfare, Fairfax, Hero Books.