1.2.2 Les prémisses du terrorisme « transnational »

Les premiers travaux nous renvoient à la typologie des organisations clandestines effectuée par Daniel Hermant. Il a formalisé la notion d’« organisation écran » pour décrire des organisations disposant d’une relative autonomie d’action mais dont les objectifs peuvent congruer avec des intérêts étatiques, masquant par leurs actions propres la responsabilité étatique.

‘« Le terrorisme d’organisation écran est une forme intermédiaire, où une organisation qui a sa propre autonomie d’action et ses propres objectifs, peut être amenée à servir les intérêts d’États, en masquant son commanditaire, et en empêchant la victime d’exercer des représailles, puisque l’organisation fait écran, s’interpose dans la logique antagoniste de deux États. C’est cette dernière forme qui a proliféré depuis les années 1980 et qui a pris racine dans le conflit du Proche-Orient, et plus particulièrement dans le jeu complexe entre les acteurs militaires du Liban. C’est à son propos que les gouvernements occidentaux (américain, anglais et français) ont employé des formules l’assimilant à une nouvelle forme de guerre » (Hermant, 1986). ’

Cette notion nous offre la possibilité de penser une relative autonomie d’un mouvement clandestin dans la détermination des cibles ou dans l’imbrication de motivations multiples (politiques ou religieuses notamment). Cette représentation du terrorisme maintient l’idée d’un conflit toujours structuré autours des États mais intègre l’usage d’acteurs privés, toujours susceptibles d’agir selon leurs propres intérêts. En 1994, la doctrine militaire française intégrait le terrorisme comme une nouvelle vulnérabilité pour la protection du territoire. Si cette menace est toujours interprétée en termes de stratégie indirecte, elle révèle le rôle grandissant d’acteurs non-étatiques.

‘« L’action terroriste est sans doute la principale menace non militaire qui soit en mesure d’affecter notre sécurité. Dissimulant ses initiateurs, masquant les intentions, elle procède d’une stratégie souvent indirecte, au service d’objectifs politiques. Ceux-ci consistent à déstabiliser l’État agressé en mettant en difficulté son organisation de sécurité, en tirant profit de l’impact considérable des médias sur l’opinion publique. Le terrorisme permet aussi à des acteurs non étatiques de mettre leur rôle en valeur et de prouver leur puissance. Les mouvements terroristes, qui ont des mobiles, des origines et des implantations très divers, sont beaucoup moins étanches que ne pourrait le laisser penser leur caractère clandestin » (Livre Blanc sur la Défense, 1994, p. 17-18).’

Le second axe d’évolution renvoie aux profondes mutations technologiques qui touchent à partir de la fin des années 1980 l’espace mondial. Ces mutations engendrent des pratiques diplomatiques particulières désignées sous le concept d’« anti-diplomatie ».

Développé par James Der Derian dans son ouvrage Antidiplomacy, Spies, Terror, Speed and War (Der Derian, 1992), ce concept se fonde sur une approche post-structuraliste des relations internationales dans laquelle la nature des conflits se brouille sous les effets de la disparition des frontières, de l’accélération des relations sociales, des innovations technologiques et de l’accroissement de la circulation des savoirs. L’auteur évoque ainsi un changement de modèle des relations internationales sous l’impulsion de trois forces : la vitesse, la surveillance et la simulation. L’action conjuguée de ces trois processus conduit à modifier l’affirmation de la puissance qui peut être seulement simulée et non plus uniquement montrée (Der Derian, 1990, p. 298-299). Le « terrorisme d’État » s’intègre alors comme une pratique violente simulant une confrontation entre deux États. Cette « anti-diplomatie », qui fait pendant aux discours diplomatiques officiels (qui n’excluent pas la violence à travers l’usage de la guerre), recouvre des pratiques illicites telles que l’espionnage, le secret ou la violence clandestine qui ne constituent pas l’inverse de la diplomatie mais une de ses traductions pratiques837. En mettant en valeur la transnationalisation des connaissances et des hommes, Der Derian anticipe les critères distinctifs des organisations d’inspiration religieuse des années 1990. Parallèlement à ces travaux scientifiques, des facteurs politiques ont contribué à une évolution de la perception du terrorisme au cours des années 1980.

La situation nationale et internationale, notamment au Moyen-Orient, conduit à la résurgence d’un « problème » islamique qui s’illustre dans la présentation d’une montée de l’intégrisme religieux en Iran. Sur le plan intérieur à la fin des années 1980, les conséquences de la fatwa contre Salman Rushdie et la médiatisation des affaires du « voile islamique » ancrent l’idée de clivages au sein de la communauté musulmane (entre « modérés » et « fanatiques », entre Islam « national » et Islam « importé »)838. Dans ce contexte, les représentations du « terrorisme international » s’en trouvent modifiées.

Une des premières inflexions apparut dans une interview controversée donnée par le Premier ministre, Jacques Chirac, au Washington Times, le 10 novembre 1986839. Tout en exposant les fondements de sa politique arabe (restauration de la paix au Liban, fin du conflit israélo-arabe et soutien aux régimes arabes modérés), Jacques Chirac employa un ton inédit pour s’inquiéter de la montée du fondamentalisme musulman à l’œuvre en Iran.

‘« Le premier problème est d’empêcher ce fanatisme religieux anti-occidental d’engloutir la région entière. […] La grande bombe n’est pas celle qui pourrait exploser rue de Rennes, mais celle qui pourrait exploser sur tout le monde arabe si l’opinion publique arabe est placée le dos au mur […] Même le terrorisme dont nous avons souffert en septembre est de la petite bière à côté »840.’

Parallèlement, le Président de la République François Mitterrand justifia la poursuite de la politique de vente d’armes à l’Irak par la lutte contre l’intégrisme religieux, symbolisé par l’Iran.

‘« En 1976, la France a accepté de vendre des armes à l’Irak […] et depuis cette époque, les accords ont été renouvelés. Je pense qu’en 1976, le gouvernement de l’époque a eu raison. C’est pourquoi j’ai perpétué cette politique. Si le front du monde arabe était enfoncé, les conséquences mondiales, en tout cas pour nous, tout le bassin méditerranéen, avec le développement des intégristes de toutes sortes, iraient jusqu’à l’Atlantique » (entretien lors de l’émission « Sept sur Sept », TF1, 29 mars 1987).’

Un an plus tard lors d’une interview donnée à FR3, le discours du Président se précise et le terrorisme est présenté comme une forme de violence présente et menaçante mais masquée par l’équilibre de la terreur.

‘« L’ombre d’un cataclysme virtuel planant sur tous également n’a pas dissipé, ici-même ou sur nos ressortissants, les réalités d’autres manifestations de violence, ou de chantage, plus insidieuses sinon plus dangereuses. Affronter le terrorisme est l’affaire de tous. C’est une forme de résistance qui exige de chaque citoyen un certain courage moral et souvent même physique » (François Mitterrand, 3 mars 1988). ’

Ces déclarations politiques établissent le fondamentalisme religieux comme la future menace pesant sur la sécurité internationale. Si la mise en valeur de la motivation religieuse se révéla pertinente, force est de constater que les dirigeants politiques ne sortaient pas du cadre des relations étatiques ; seules les motivations pouvaient évoluer (elles passaient ainsi d’une nature strictement politique ou nationale à des visées religieuses). La représentation d’un terrorisme comme prolongement indirect d’une diplomatie étatique fut également mise à mal lors du procès de Fouad Ali Saleh. Le responsable des attentats de 1986 développa à cette occasion des discours caractérisés par un double registre religieux et anti-occidental.

Lors des audiences de mars et d’avril 1992, les imprécations de Fouad Ali Saleh portèrent tout à la fois contre les chrétiens, les juifs, les « femmes blanches » ou les « faux Africains ». Il promit « une guerre qui démontrera que Hitler a[vait] été très clément » et « des opérations aériennes suicide sur la centrale nucléaire de Nogent »841. Fouad Ali Saleh récusa son avocat Maitre Jacques Vergès parce qu’il « avait un pied sur le Coran et un pied sur la Torah »842. Ces discours donnèrent une figure concrète et proche à l’extrémisme religieux se développant au Moyen-Orient. Pour Didier Bigo, ces différentes observations mettaient à mal

‘« les visions géostratégiques globales qui raisonnent sur le terrorisme comme pour les actions des services secrets et n’arrivent pas à penser le terrorisme comme logique de violence politique transnationale incluant des acteurs de niveaux hiérarchiques différents, caractérisés par leur asymétrie mais fortement impliqués dans leur totalité dans le jeu politique. (…) Le facteur de transnationalité joue à plein pour remettre en cause des visions “stato-centristes”. Il incite à penser autrement la politique mondiale en montrant […] que le terrorisme de ce type est typique des interpénétrations fondamentales entre le monde des acteurs contraints par la souveraineté (les États) et les acteurs libres de souveraineté (dits subétatiques) » (Bigo, 1992).’

Ces changements peu perceptibles à l’époque préfiguraient la domination d’une lecture « islamiste » au sein des discours politiques antiterroristes en France depuis 1995.

Notes
837.

Dans son compte-rendu critique du livre, le professeur de relations internationales Costas Constantinou (Keele University) décrit une relation directe entre la diplomatie et l’anti-diplomatie à l’instar du lien entre la culture du secret et les techniques de cryptographie, Constantinou Costas, 1993, International Affairs, vol.69, n° 3, juillet, p. 554-555.

838.

Bien entendu, le musulman « modéré » est celui qui réussit à se rendre invisible dans l’espace public (sur le plan vestimentaire comme cultuel) (Deltombe, 2005 (2007), p. 88).

839.

Au cours de cette interview, accordé au journaliste Arnaud de Borchgrave, Jacques Chirac accusa les services secrets israéliens, en collaboration avec des opposants syriens, d’avoir fomenté une tentative d’attentat le 17 avril 1986 contre un agent syrien. L’objectif aurait été d’enclencher une réprobation internationale contre le régime syrien. Jacques Chirac démentit ces propos tandis que le journaliste, proche de la CIA (Quadruppani, 1989, p. 219) et de Reagan, publia une retranscription de l’entretien pour prouver sa bonne foi, « Washington Times Publishes Transcript of Chirac Remarks », The New York Times, 10 novembre 1986.

840.

Cité par Giesbert Franz-Olivier, 1987 (1995), ibid., p. 489.

841.

Dépêche AFP, 16 septembre 2006.

842.

« Trial postponed in Paris bombings case », dépêche AFP, 3 février 1992.