En France, les attentats de 1995 cristallisent une évolution profonde dans l’appréhension puis dans la lutte contre le terrorisme. Au-delà des évolutions institutionnelles et la prédominance de la DST au détriment de la DNAT qui s’oriente principalement vers le terrorisme corse (Bonelli, 2008, p. 178), le milieu des années 1990 constituent un tournant dans les représentations du terrorisme ; un tournant précoce qui expliqua et justifia la relative continuité des politiques de lutte contre le terrorisme en France après le 11 septembre 2001.
Cette évolution des représentations du terrorisme s’accompagne de la présentation d’une menace opaque par rapport au « terrorisme d’État » des années 1980. On assiste alors à une reconstruction des anciennes perceptions qui sont qualifiées de plus lisibles et plus cohérentes855, comme l’exprime le Président de la République lors de son passage à l’émission de télévision « 7 sur 7 » sur TF1, le 10 septembre 1995.
‘« Jacques Chirac : J’ai connu des périodes, depuis bien longtemps, où les attentats étaient revendiqués et où l’on déchiffrait, si j’ose dire, le message qu’on voulait nous lancer. C’est-à-dire qu’on avait une idée des raisons qui mobilisaient les poseurs de bombes.Face à une menace terroriste dont les motivations sont soit inconnues, soit non intégrées à un récit géopolitique préexistant, les dirigeants politiques se rassurent en relisant les attentats précédents dans une représentation structurée et cohérent. Le député Alain Marsaud évoque même une nostalgie de cette période. « Finalement c’était beaucoup plus clair pour nous tous. On savait à peu près ce qui se passait, qui nous mettait des bombes ou qui tuait nos ambassadeurs, le tout était de savoir si on réagissait. D’ailleurs, on ne réagissait pas tellement »856. Si le ministre de l’Intérieur utilise également l’argument de la complexité, c’est pour mettre en exergue la simplification des représentations qu’il redoute parmi les dirigeants des pays occidentaux, notamment les Américains857. Ainsi, lors d’une interview radiophonique avant la réunion d’un G7 sur le terrorisme, il critiqua l’absence de lucidité des États-Unis dont les responsables restaient sur un modèle obsolète : celui d’une stratégie indirecte.
‘« L’approche américaine n’est pas exactement la nôtre. La position américaine a pour elle d’être constante et consiste à réduire le terrorisme à l’action de certains États. […] L’analyse américaine […] me semble être une analyse un peu simpliste et un peu dépassée. Aujourd’hui, si nous regardons le phénomène terroriste, on voit que c’est beaucoup plus compliqué » (30 juillet 1996).’On pourrait faire une critique similaire aux responsables américains qui, depuis 2001, interprètent toute action violente sous le prisme de l’islamisme.
Sur le plan national, l’interprétation politique d’un terrorisme d’origine islamiste a été confortée par les nombreuses arrestations effectuées par les services antiterroristes dans les milieux dits « islamistes » : enquête de la DST sur les « filières afghanes » empruntées par des ressortissants français responsables d’un attentat à Marrakech en 1994 ; interpellation violente des membres du « gang de Roubaix »858 le 29 mars 1996 ; arrestation de plusieurs dizaines de personnes soupçonnées de vouloir commettre un attentat pendant la Coupe du Monde de football le 26 mai 1998. Ces opérations ont matérialisé les représentations de la dangerosité et de la transnationalisation des réseaux d’inspiration religieuse. Le « gang de Roubaix » illustra d’une manière éclatante cette menace par le cumul de plusieurs critères qui constituent autant de craintes pour les services antiterroristes : le lien entre le grand banditisme et la violence politique859, la présence de convertis parmi les membres du groupe, la violence extrême (meurtre de sang-froid, usage d’armes automatiques ou de lance-roquette) et la configuration internationale du mouvement (les armes provenaient, selon les enquêteurs, de l’ex-Yougoslavie tandis que des contacts ont été établis avec des éléments au Canada). Pour les responsables policiers et politiques français, les organisations islamistes consacrent un type nouveau de terrorisme. Les attentats du 11 septembre 2001 et la succession des attaques, attribuées aux réseaux jihadistes, éclaireront d’un nouveau jour cette période en en faisant une préfiguration d’Al-Qaïda.
Le magistrat Jean-Louis Bruguière860, figure médiatique du pôle judiciaire anti-terroriste et candidat UMP malheureux aux législatives de 2007, présente l’accroissement des actes terroristes internationaux comme un processus continu dont la genèse se situe en Algérie. D’ailleurs, à ses yeux, le 11 septembre 2001 ne constitue ni une rupture, ni une surprise pour les policiers et les magistrats dans la mesure où ces attentats sont vus comme le résultat d’une évolution particulière trouvant sa genèse en 1996 et 1997. « Ce qui s’est passé le 11 septembre n’a pas vraiment changé les choses en ce qui concerne le travail de la cellule antiterroriste » (cité dans Ferrier, 2002, p. 80). Pour le juge français, l’évolution des groupes terroristes algériens a préfiguré les structures contemporaines des mouvements jihadistes.
Deux périodes peuvent être distinguées ; une qui court de 1993 à 1996 correspondant à la montée en puissance et à la consécration des mouvements salafistes (GIA, Tafir-waljeria) au détriment d’autres mouvements plus nationalistes, une autre qui débute en 1997 et qui marque le déclin du GIA et la création du Groupe Islamique pour la Prédication et le Combat (GSPC). Les groupes salafistes sont considérés comme les plus dangereux car ils ont une vocation internationale plus appuyée (l’Europe vue au départ comme une base logistique servant au recrutement et au financement, devient un lieu de luttes) et une approche fondamentaliste de la religion. A partir de 1994, le juge anticipe l’ampleur de la menace « salafiste » avec la prise d’otage de l’Airbus en décembre 1994861 : « [le] concept de kamikazes et de terrorisme de masse avait été imaginé et reçu un commencement d’exécution de la part du GIA » (cité dans Ferrier, 2002, p. 82). L’alerte est suffisante pour conduire à la mobilisation des juges et à la neutralisation des réseaux en 1995.
A partir de 1996, le GIA amorce son déclin à cause de l’efficacité de l’armée algérienne et de son discrédit à la suite des massacres commis au sein de la population algérienne (même auprès de la communauté radicale à Londres). Hassan Attab prend le pouvoir et crée le GSPC dont les structures s’inspirent des formes entrepreneuriales d’Al-Qaïda862.
‘« C’est une mouvance encore plus déstructurée, plus éclatée qu’avant, avec une “mondialisation de la menace islamiste” à l’instar de ce qu’on connaissait dans l’économie, et surtout, un changement au niveau des cibles puisqu’on est clairement passé d’une cible essentiellement française à une cible américaine » (Jean-Louis Bruguière cité dans Ferrier, 2002, p. 83).’Le juge français précise d’ailleurs la méconnaissance des services étrangers, notamment anglo-saxons, sur l’importance de cette menace naissante comme le démontre l’affaire Ressam863 qui illustrait, dès 1999, le caractère transnational des réseaux d’inspiration religieuse. La menace n’était pas perçue à sa juste valeur par les Américains alors que « pour [Bruguière] et ses collaborateurs, ainsi que pour la DST, il était évident, à partir de décembre 1999 que le territoire américain était désormais directement visé et qu’il y aurait une réplique, sans que personne n’imagine pour autant la gravité des événements du 11 septembre 2001 » (Ferrier, 2002, p. 84). Toutefois, on peut estimer qu’un raisonnement similaire aurait pu être fait, non pas en 1999, mais dès 1993 et le premier attentat contre le World Trade Center ; attentat qui comportait déjà de nombreux éléments caractéristiques des attentats de 2001.
La Commission nationale sur les attaques du 11 septembre révéla une synthèse distribuée aux services de renseignements qui notait, dès juillet 1995, l’objectif uniquement meurtrier de Ramzi Youssef et mettait en garde contre l’augmentation de ce type d’attaques sur le sol américain (11 septembre 2001, 2005, p. 506). Les Américains ont depuis regretté le manque d’anticipation et de clairvoyance de la communauté du renseignement à la fois sur l’intensité des motivations des terroristes et sur le niveau de protection du territoire864. Les rapporteurs précisent cependant que la menace représentée par Al-Qaïda n’était pas jugée suffisamment importante à la fois par les médias et les dirigeants politiques : la question du terrorisme ne fut pas traitée lors de la campagne présidentielle de 2000 et aucun sondage d’ampleur national ne fut commandé sur ce sujet en 2000 et pendant les huit premiers mois de 2001. Les parlementaires ont pointé les atermoiements des analystes des services de renseignements qui hésitaient, à la fin des années 1990, sur la gravité de la menace représentée par Oussama Ben Laden. Ils pointent leur absence d’imagination en dépit d’une multitude d’exemples illustrant la possibilité d’attaques aériennes contre des bâtiments (11 septembre 2001, 2005, p. 511-512). Si les membres de la commission ont pointé le manque de connaissance sur ces réseaux, les autorités françaises avancent au contraire une clairvoyance précoce tant dans l’analyse que dans les réponses politiques apportées.
Les interprétations professionnelles sont globalement reprises au niveau politique. Le récit national sur le terrorisme « islamiste » fait du 11 septembre 2001 la consécration de la dangerosité d’organisations dont la France avait appris à se prémunir au préalable dans la mesure où elle avait subi des attentats sur son sol en 1986 et 1995. La séquentialité du récit conduit à interpréter ces vagues d’attentats comme un processus historique linéaire. Les attentats du 11 septembre 2001 ne figurent non pas comme une rupture ouverte dans l’histoire du terrorisme, mais comme le révélateur d’une violence internationalisée déjà connue des services français. Cette causalité est reprise par les différents locuteurs politiques.
Cette présentation est accentuée par le Ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, qui élargit encore la période historique à partir de laquelle les services français avaient anticipé la structuration des organisations terroristes actuelles.
‘« Le renseignement français de son côté a été confronté au terrorisme islamique dès 1993 avec nos premiers ressortissants assassinés par le GIA en Algérie. Il découvre aussi des filières afghanes dès 1994 avec l’attentat de Marrakech commis par une équipe de jeunes franco-marocains venus de France et dont la majorité était allée s’entraîner en Afghanistan. Le côté international du terrorisme est encore confirmé par les attentats que notre pays a connu en 1995. Nous étions donc conscients de l’utilisation par la mouvance islamiste radicale de zones ou de pays hostiles (Afghanistan) et d’autres où aucune autorité ne s’exerçait (Cachemire, Bosnie, Tchétchénie, Nord de la Géorgie, certaines zones de l’Asie du Sud-est, et plus tard Kurdistan irakien) » (11 février 2004).’D’autres locuteurs réinscrivent le passé comme un processus de violences en constante aggravation.
‘« Il y a d’abord eu les attentats ciblés sur les personnalités puis les attentats de masse. Nous l’avons vu à Paris dès 1986, et ces attentats se sont multipliés, celui de Madrid était également de ce type. Les attentats suicides sont donc maintenant une nouvelle préoccupation » (Michèle Alliot-Marie, 13 juillet 2005). ’Dans une approche similaire à celle de David Rapoport865, Dominique de Villepin décrit trois phases distinctes dans l’évolution du « terrorisme international » : les années 1980 marquées par des organisations à visée nationaliste, les années 1990 marquées par la déterritorialisation des structures et des visées religieuses et les années 2000 caractérisées par la globalisation du terrorisme.
‘« Première vague : un terrorisme national au service de revendications politiques. Dès l’entre-deux guerres, ce sont les actions des Frères musulmans en Égypte. Puis dans les années 1970 et 1980 les attentats qui frappent le territoire européen, en particulier la France. Deuxième vague : un terrorisme internationaliste sans ancrage géographique précis, qui s’implante au cours des années 1990 dans les zones de crise et opère un découplage entre la cause à défendre et le champ d’action. La Bosnie, l’Afghanistan et la Tchétchénie se transforment ainsi en bases arrière de groupes radicaux et violents, prêts à frapper des cibles dans d’autres pays musulmans. Troisième vague : le terrorisme planétaire du 11 septembre » (28 septembre 2004). ’Au-delà du manque de distinction entre la nature internationaliste et planétaire du terrorisme ou des rapprochements simplistes (en dépit d’un vocabulaire religieux, les organisations clandestines tchétchènes visent une émancipation nationale), ce qui importe dans ce développement, c’est l’opération de mise en intrigue des différents stades de violence qui évoluent de manière progressive du passé jusqu’au présent.
Les attentats postérieurs à 2001 sont reconstruits dans une mise en intrigue dont le début varie entre 1986 ou les années 1990 mais qui, quoiqu’il en soit, fait de la France, un pays précurseur dans la connaissance des réseaux clandestins d’inspiration religieuse. La distribution des causalités est cohérente avec les réactions du pouvoir politique. La réponse politique aux attentats de 1986 fut la création de structures antiterroristes spécifiques et d’un droit dérogatoire. Ces réformes ne purent empêcher une nouvelle série d’attentats en 1995/1996 car la nature des organisations clandestines avait évolué ; d’où l’introduction de l’incrimination de l’AMT. L’interprétation du récit de la lutte antiterroriste est celle d’une dynamique d’ajustement entre les moyens de répression et les évolutions des organisations clandestines.
Après avoir inscrit les attentats du 11 septembre 2001 et les suivants dans une narrativité propre, les locuteurs politiques s’attachent à caractériser un certain nombre de traits représentatifs. Dans un premier temps, il s’agit de désigner la nature des organisations violentes avant d’avancer des éléments explicatifs.
Cette intelligibilité supposée des attentats de 1986 rentre en contradiction avec les atermoiements gouvernementaux sur les véritables commanditaires de la série d’attentats, voir infra.
Alain Marsaud, « Géopolitique de la terreur : le terrorisme d’État », Syndicat UNI. La Droite universitaire, [en ligne], http://www.droiteuniversitaire.fr/spip.php?article2229 , site visité le 27 novembre 2008.
Pour Jean-Louis Debré, le terrorisme se divise en quatre types : le terrorisme d’État, le terrorisme politico-social, le terrorisme ultra-régionaliste et le terrorisme politico-religieux (essentiellement islamiste).
Le groupe composé de dix membres commit sept attaques à main armée, tua un automobiliste lors d’un braquage et avait planifié un attentat contre le commissariat de Lille la veille d’un sommet du G7. Lors de l’arrestation, trois policiers du Raid furent grièvement blessés, cinq membres du gang furent tués, trois interpellés tandis que deux avaient pu s’échapper préalablement.
La qualification « terroriste » est le point crucial du jugement tout en en étant la principale difficulté. Les avocats de la défense ont, dès les premiers instants du procès, demandé le report de celui-ci en raison de la nature des faits reprochés et du contexte international (le premier procès s’est déroulé du 2 au 18 octobre 2001). Mais, de manière contradictoire, ils estimaient que la cour d’assises du Nord devait se déclarer incompétente au profit de la Cour d’assises spéciale de Paris, chargée exclusivement des affaires de terrorisme. La justice a exclu la qualification « terroriste » en jugeant selon le droit commun et condamnant à des peines allant de 18 à 28 ans de réclusion les trois membres rescapés. Dès l’arrestation en mars 1996, le ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré avait récusé tout lien avec le terrorisme. Selon lui, il ne s’agissait « ni de terrorisme, ni d’islamisme, ni de problème de banlieue. Il ne faut pas faire l’amalgame » (cité dans Le Monde, 1er avril 1996). Pourtant, les personnalités des accusés, la volonté de récolter des fonds pour le Jihad, la fréquentation d’une mosquée intégriste à Roubaix ou la participation à la guerre en Bosnie aux côtés d’autres combattants étrangers pouvaient suggérer une requalification des faits reprochés.
A l’époque de son entretien avec la revue Défense Nationale, Jean-Louis Bruguière était premier vice-président chargé de l’instruction au tribunal de grande instance de Paris.
S’il dénonce tout lien avec Al-Qaïda, qui n’était d’ailleurs pas encore officialisé à cette date, Jean-Louis Bruguière évoque des « preuves réelles » sur l’objectif du commando de s’écraser sur la Tour Eiffel (Ferrier, 2002, p. 82).
Le GSPC a été intégré à Al-Qaïda le 11 septembre 2006. Le groupe clandestin a à cette occasion changer de nom pour devenir Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI).
Le 14 décembre 1999, Ahmed Ressan est interpellé à la frontière entre les États-Unis et le Canada alors qu’il transporte soixante kilos d’explosif artisanal et des détonateurs de fortune, destinés à l’exécution d’un attentat à l’aéroport de Los Angeles. Son parcours a illustré l’internationalisation des parcours militants (Algérie, Afghanistan, Angleterre, France, Canada) (Shapiro, Susan, 2003, p. 86-87). En 2005, Ressam a été condamné à 22 ans de prison mais les deux parties avaient fait appel. Un nouveau verdict devait être décidé en décembre 2008 par la justice américaine.
« Premièrement, l’attentat témoigne d’un nouveau défi terroriste dont la violence et la haine ne connaissent pas de limite. […] On peut regretter que ces […] enquêtes et ces mises en accusation aient donné l’impression que les différentes forces de police sont bien équipées pour faire face à la menace terroriste. Ni le président Clinton ni ses proches conseillers ni le Congrès ni même les médias ne s’interrogèrent alors pour savoir si ces procédures ayant permis de mettre le cheik aveugle et Ramzi Youssef en prison protégeraient les Américains contre le nouveau virus dont ces hommes ne sont que les signes avant-coureurs. […][Bien] que l’attentat ait alerté les esprits sur le danger terroriste, les poursuites judiciaires ont contribué à une sous-estimation générale de la menace » (11 septembre 2001, 2005, p. 132-134).
David Rapoport distingue quatre phases de développement du terrorisme contemporain : la phase anarchiste au tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle, la phase anticolonialiste des années 1920 aux années 1960, la phase de la « nouvelle gauche » durant les années 1970 et la phase religieuse qui émergea à partir de 1979, voir Rapoport David, 2001, « The Fourth Wave : September 11 in the History of Terrorism », Current History, Decembre, vol. 112, n° 5, p. 419-424.