La référence à la religion est très présente dans les discours antiterroristes puisque une occurrence lexicale religieuse (religion, religieux, islam, musulman, saint ou Dieu) apparait au moins une fois dans la moitié des discours867. Comme nous l’avons vu précédemment, la totalité des dirigeants politiques condamnent tout amalgame entre la violence et la religion musulmane868. Les mots religion (ou ses dérivés adjectivaux et pluriels869) et musulman qui dominent le total des occurrences renvoient à des connotations neutres telles que la religion musulmane, les musulmans ou les pays musulmans. L’emploi de musulman signifie une détermination générique et relève du constat ou du fait (un pays musulman est un pays où la majorité de la population est musulmane) (Roy, 1992, p.8). Les vocables formés sur la base syntaxique islam- (islamique, islamiste) relève de sens différents.
La désignation lexicographique de l’adjectif islamique est « relative à l’islam » mais Olivier Roy précise qu’il relève d’une intention (un État islamique est un État qui fait de l’islam le fondement de sa légitimité). Le vocable islamiste désigne à l’origine870 une doctrine idéologique qui fait de l’Islam le fondement d’un système politique (Roy, 1992, p. 9). Au sein des discours antiterroristes, ce sont ces deux vocables qui ont servi à désigner majoritairement les acteurs et les organisations responsables des attentats. D’une manière générale, cette désignation renvoie à une pratique dévoyée de la religion.
A l’instar des discours produits en 1995, l’appartenance religieuse n’est pas niée mais elle est présentée comme dévoyée. Jacques Chirac « crois que le terrorisme représente plutôt l’action de séquelles de telle ou telle civilisation et […] [qu’]il doit être considéré comme une aberration […] » (13 septembre 2001). Le Président de la République utilise fréquemment le registre du dévoiement qui permet de rejeter tout amalgame sur l’ensemble de la communauté religieuse.
‘« [L’]histoire nous enseigne que l’intolérance, le fanatisme, le terrorisme, n’ont ni nationalité, ni religion, ni frontière. Que ce sont des dévoiements de cerveaux humains et qu’ils doivent être traités comme tels. Et que, par conséquent, tout amalgame fait entre des groupes fondamentalistes, terroristes, fanatiques et, dans le cas particulier, l’Islam, c’est-à-dire le monde arabe ou musulman, doit être solennellement rejeté » (4 octobre 2001).’Pour maintenir le refus de tout amalgame entre l’Islam et le terrorisme, les responsables politiques tendent à reprendre le schéma classique de l’agent incitateur et de l’agent d’exécution (Servier, 1979 (1992)).
Ce sont des opérations de manipulation idéologique menées par des agents incitateurs qui sont à l’origine des attentats comme dans cette interview de Dominique de Villepin à Paris Match.
‘« Il y a les propagateurs de la violence et de la haine qui détournent le message religieux, ceux qu’on appelle les prédicateurs. Il y a les organisateurs, fins connaisseurs des législations nationales et internationales et des systèmes financiers. Et il y a les kamikazes, ceux qui sont prêts à se sacrifier pour une cause qui mêle le politique, le religieux, l’identitaire et le culturel, souvent manipulés, ignorant tout des organisations qui les téléguident » (5 juillet 2004).’Ce discours manipulatoire est un cadre d’interprétation fréquent chez le ministre de l’Intérieur puisqu’il apparait dans trois autres discours au cours de la même année (13 mai 2004, 12 juillet 2004 et 28 septembre 2004). Ce schéma s’intègre dans une perspective manipulatoire de l’engagement dans l’organisation terroriste (Servier, 1979 (1992)). L’engagement dans l’action violente est lu comme le produit d’une manipulation de doctrines religieuses par des leaders hypocrites. Si cette interprétation se vérifie dans le parcours biographique de certains terroristes, elle masque la pluralité des motivations précédant l’engagement dans l’action violente. Le dévoiement de la pratique religieuse est renforcé par l’usage d’un lexique religieux connotant l’excès et le déséquilibre.
Parmi les procédés lexicaux de la désignation de l’ennemi, c’est le vocable islamiste qui domine (il apparaît dans 28% des discours contenant une référence religieuse) et il est accepté par les responsables gouvernementaux les plus représentatifs, à l’exception notable du Président de la République871. Cet usage lexical connait une surreprésentation parmi les locuteurs de droite (20 à droite et 7 à l’extrême-droite contre 16 à gauche). Il est employé principalement comme un qualificatif générique (11 occurrences de terrorisme islamiste contre 8 occurrences du nom commun islamiste). Le vocable est employé pour spécifier la nature de la violence employée et le mode d’organisation : pour cet élément, on remarque une substitution de l’expression réseaux islamistes (deux usages chez Jean-Pierre Chevènement et un chez Lionel Jospin) par l’expression mouvance islamiste utilisée à droite (par Nicolas Sarkozy deux fois et Michèle Alliot-Marie une fois). Si cette dernière expression renforce l’idée d’une organisation instable et changeante, la connotation du terme islamiste demeure négative par sa présence au sein d’un contexte sémantique renvoyant à la démesure (extrémisme, fanatisme, intégrisme ou radicalité).
La répétition d’adjectifs est parfois utilisée : Lionel Jospin évoque « les réseaux islamistes intégristes » (27 septembre 2001) et Nicolas Sarkozy parle de « la mouvance islamiste radicale » (20 mars 2003). Hubert Védrine dénonce « la littérature fanatique, extrémiste, de certains mouvements islamistes que personne bien sûr ne confond avec l’Islam » (16 septembre 2001). L’emploi du substantif islamisme est associé à des significations renvoyant à l’excès comme chez Dominique de Villepin qui utilise, dans six discours, l’expression d’« islamisme radical ». Chez d’autres locuteurs, le mot islamisme est synonyme de dérèglement. « On ne peut pas amalgamer les terroristes et le monde arabo-musulman qui est très divers, même s’il y aussi des dérives dans l’islamisme qu’il faut condamner » (Pierre Moscovici, 17 septembre 2001). Au niveau syntaxique, le suffixe –iste exprime l’appartenance à un groupe politique ou religieux ou la défense d’une doctrine et peut être utilisé comme substantif ; confortant la signification politique décelable. A l’inverse, le suffixe –ique crée un rapport métonymique entre le nom propre et l’adjectif éponyme correspondant. L’adjectif ne garde que quelques traits de l’ensemble sémantique du nom : ainsi, islamique définit un élément caractéristique de l’Islam. Son emploi lexical fait de la religion l’origine de l’action ainsi déterminée ; y compris la violence.
L’expression de terrorisme islamique est utilisée dans huit discours ; tous tenus par des locuteurs de droite (quatre UMP dont les deux ministres de l’Intérieur, un UDF et quatre d’extrême-droite). Toutefois, le sens de ce vocable n’est pas stabilisé et il est utilisé de manière synonymique avec islamiste par les différents locuteurs. Ces emplois lexicaux sont riches de malentendus car ils obscurcissent un décodage clair puisque leur signification n’est pas explicitée. Par exemple, pour Nicolas Sarkozy, « le terrorisme islamique » renvoie aux actions violentes du GIA en Algérie durant les années 1990 tandis que pour Jean-Marie Le Pen, la même expression décrit l’organisation Al-Qaïda. Pour rajouter à la complexité, d’autres expressions ont été utilisées telles que salafiste ou djihadisme 872.
Dans les discours antiterroristes, le vocable salafiste apparait à huit reprises873 et très majoritairement entre 2004 et 2005 (sept discours sur huit)874. Son emploi désigne une déclinaison de l’islamisme, repérable dans l’Algérie de la fin des années 1990, et qui insiste sur des visées eschatologiques et un mode d’organisation internationalisé. « Depuis plusieurs années, on observe au sein des réseaux intégristes le développement d’un courant “internationaliste”, ou “salafiste”, au détriment d’une mouvance proprement “algérianiste” en relation avec les maquis du GIA » (Jean-Pierre Chevènement, 20 septembre 2001). Lors de la défense de son projet de loi relatif à la lutte contre le terrorisme, Nicolas Sarkozy fait du GSPC algérien la menace principale des services antiterroristes à cause de son organisation souple et de la territorialisation de ses structures et de son recrutement. « Je serai clair : la menace qui pèse sur nous provient d’abord de mouvements ou de groupes implantés à l’étranger. Les déclarations de l’émir du Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat en sont l’illustration la plus évidente » (23 novembre 2005). Si l’emploi de ce vocable renvoie à l’origine à une distinction religieuse, sa signification dans les discours antiterroristes le rapproche du djihadisme.
Présent sous la forme djihadiste (apparition dans quatre discours) et jihadisme ou jihadiste (apparition également dans quatre discours), ce vocable n’apparait qu’à partir de 2004 dans les discours antiterroristes875 pour signifier un acteur ou une organisation engagée dans la lutte armée au niveau international. Sa connotation est opérationnelle et non pas religieuse : il s’agit d’insister sur la nature transnationale du recrutement et les activités logistiques de l’acteur. « Il n’y a pas d’un côté des inspirateurs, de l’autre des activistes ou des soutiens logistiques : d’un côté des fondamentalistes, de l’autre des djihadistes » (Dominique de Villepin, 13 mai 2004). Nicolas Sarkozy évoque de son côté un « jihadisme global [qui] n’est pas ancré territorialement » (23 novembre 2005). Parfois utilisé par les acteurs policiers dans les médias876, ce vocable renvoie à une connotation plus technique sans être exempt de biais.
‘« Commode au plan analytique, cette formule a cependant un double défaut s’agissant de la communication officielle : le jihad étant un devoir de tout musulman, il y a là un risque d’aliénation de la communauté musulmane ; et qualifier officiellement les criminels terroristes de jihadistes revient donc à leur conférer une dignité qu’ils ne méritent pas » (Heisbourg, Marret, 2006, p. 96). ’Si les désignations ne sont pas homogènes au niveau politique, le contenu des désignations diverge également au sein de la communauté académique. Cette diversité conduit à une surdétermination du facteur religieux dans les représentations du terrorisme.
Les références religieuses apparaissent dès le 12 septembre 2001 pour se maintenir tout au long de la période du corpus sauf au sein des discours prononcés à l’occasion des attentats de mai 2002 au Pakistan.
C’est le mot religion qui domine au sein de ces arguments puisqu’il apparait dans 30% des discours contenant une référence religieuse au sein d’arguments refusant l’amalgame entre le terrorisme et la religion.
L’adjectif religieux n’est pas utilisé avec des substantifs dévalorisants comme terrorisme ou radicaux. On ne trouve qu’une seule expression renvoyant à cette signification, celle d’extrémisme religieux. Faite par Jacques Chirac, elle prolonge l’idée que l’extrémisme n’est qu’un dévoiement de la pratique musulmane traditionnelle. « Comme les autres grandes religions, l’Islam est porteur de valeurs universelles. L’extrémisme religieux, avec son cortège de fanatisme et d’intolérance, repose toujours sur une déformation grossière de leurs messages essentiels » (4 janvier 2002).
L’Égyptien Hassan al Banna des Frères musulmans (1906-1949) et Abul Ala Maududi du parti indo-pakistanais Jama’at-i Islami (1903-1978) sont présentés comme les penseurs originels de l’islamisme.
Jacques Chirac n’utilise qu’une fois le terme Al-Qaïda pour désigner précisément les organisations terroristes (27 décembre 2001). Cette désignation est employée à 41 reprises dans les discours selon une relative régularité temporelle (11 occurrences en 2001, 10 en 2002, 1 en 2003, 11 en 2004, 8 en 2005 et aucune en 2006) qui masque une instabilité syntaxique (on trouve les formes Al-Qaïda, Al-Qaida, Al Qaïda, Al Qaida et Al Qaeda). La paternité du terme en revient à Abdallah Azzam, un religieux palestinien qui a favorisé l’arrivée de combattants arabes en Afghanistan. Si, dans un texte paru en 1984, il avait fait de l’engagement en Afghanistan une action sacrée dès 1984, ce n’est qu’à la fin de la guerre contre les Soviétiques, en 1989, qu’il propose d’élargir son combat vers une mission plus vaste, la reconquête du monde musulman, et de perpétuer le contingent de volontaires arabes qui étaient venus combattre. Pour se faire, il a besoin d’une avant-garde et l’exprime, en 1988, dans un éditorial de la revue Al Jihad publié à Peshawar. « Tout principe a besoin d’une avant-garde qui le porte plus loin et, tout en s’introduisant dans la société, accepte de lourdes tâches et d’énormes sacrifices. Aucune idéologie, céleste ou terrestre, ne peut se passer de cette avant-garde qui donne tout ce qu’elle possède, afin de lui assurer la victoire. Elle porte le drapeau tout le long du chemin difficile et sans fin, jusqu’au moment où elle atteint concrètement sa destination, puisque Allah veut qu’elle parvienne. C’est Al Qaida Al Sulbah qui constitue cette avant-garde pour la société espérée » (Abdallah Azzam, « Al-Qa’ida al-Sulbah », Al-Jihad, n° 41, avril 1988, p. 46 cité Gunaratna, 2002, p. 8). Al Qaida Al Sulbah entendu ici comme la base solide sera ensuite réduit en Al Qaida. Azzam y voit une avant-garde révolutionnaire sur laquelle pourra se baser la société islamique idéalisée (Wright, 2007, p. 133, Burke, 2005, p. 18). Une autre explication voit dans Al Qaida la désignation d’une base de données contenant les noms des volontaires arabes passés par l’Afghanistan (Kepel, 2003, p. 480). Cette version se fonde sur les actions menées par le Makhtab Ul Khedamat Ul Mujahidin Ul Arab (MUKUB ou MAK), le « bureau des services des combattants de Dieu arabes », lieu de recrutement et d’endoctrinement des volontaires étrangers. Al Qaida serait l’extension, à peine formalisée, de ce travail d’archivage et de collecte d’informations. Si la polysémie du terme n’est pas épuisée, il semble pourtant indiquer qu’Al Qaida ne désigne pas à l’origine, une organisation structurée mais plutôt une pratique mêlant stratégie révolutionnaire et rassemblement de combattants éparpillés. Les références utilisées renvoient à la doctrine islamiste de Sayyid Qutb qui formalisa une justification du recours à la violence au sein d’une contestation politique contre les régimes arabes autoritaires par l’usage d’une rhétorique islamique.
Ces désignations n’atteignent pas le degré de systématisation de l’emploi, par les dirigeants russes, de l’expression de wahhabites pour désigner les combattants tchétchènes (Heisbourg, Marret, 2006, p. 95).
Le substantif salafisme n’a pas été employé dans notre corpus.
Une des premières apparitions médiatiques du terme générique salafisme date du 20 septembre 2001 et d’une tribune de Gilles Kepel dans le journal Le Monde. Il évoquait une idéologie nouvelle, le « salafisme-djihadisme » qui cumulait une lecture rigoriste du Coran, issue de l’Arabie Saoudite, et un activisme armé, Gilles Kepel, « Le piège du jihad afghan », Le Monde, 20 septembre 2001. A l’inverse, le mot salafiste (comme substantif ou adjectif) est apparu dès le milieu des années 1990 dans les articles sur la guerre civile en Algérie. L’idéologie salafiste est décrite comme une idéologie fondamentaliste, née au Maghreb au cours de la lutte d’indépendance du pays et qui resurgit dans les années 1990. Ensuite, les références se centreront sur le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) créé en 1998.
Son apparition médiatique date de l’automne 2001 quelque soit la forme syntaxique.
Notamment Pierre de Bousquet, l’ancien patron de la DST (entre 2002 et 2007) ou Christophe Chaboud de l’UCLAT qui utilisent le terme de djihadiste dans leurs interventions médiatiques.