Nous essayerons de clarifier les différentes significations à partir de trois perspectives : la fin, les moyens et l’idéologie877. D’une manière générale, est dénommé islamiste, tout acteur ou groupe utilisant des moyens légaux ou illégaux, pacifistes ou violents, dont l’objectif est l’instauration d’un État islamique sur le territoire d’action. Cette définition par la finalité fait que l’islamisme est appréhendé strictement comme un mouvement (légaliste ou violent) dont le projet politique est la fondation d’un État islamique. En partant de cette définition et du constat de l’échec des mouvements islamistes à arriver au pouvoir tant au Maghreb qu’au Moyen-Orient, Gilles Kepel (Kepel, 2000 (2003), p. 18-19) et Olivier Roy (2002) ont qualifié les organisations se réclamant d’Al-Qaïda comme « post-islamistes ». Al-Qaïda dépasse la question étatique à la fois en termes de calculs (la prise du pouvoir au sein d’un pays musulman n’est pas l’objectif déclaré d’Oussama Ben Laden) et de combats eschatologiques (l’objectif est la création d’une communauté musulmane unique, l’oumma). Philippe Migaux a bien tenté d’élaborer une typologie pour distinguer ces différentes désignations (notamment la différenciation entre islamisme non-violent et islamisme violent) mais la succession des termes conduit à une confusion généralisée ; d’autant que les frontières entre les différentes désignations ne sont pas très explicites (Migaux, 2004 (2006), p. 306)878.
La définition par l’idéologie permet de faire émerger la notion de salafisme. Elle constitue une posture intellectuelle, synonyme de fondamentalisme, qui désigne un mouvement de retour aux ancêtres et à la proximité vis-à-vis du prophète. Le salafisme ne correspond pas forcément à une lecture rigoriste du Coran879 et a été lié au cours de l’histoire à des mouvements modernisateurs (notamment en Égypte à la fin du dix-neuvième siècle). Depuis le vingtième siècle, ce courant puritain a été récupéré par les Saoudiens et le salafisme est devenu synonyme de wahhabisme. Par contre, le GSPC, en dépit de l’usage du terme salafiste dans son nom, ne bénéficie de légitimation religieuse provenant du courant salafiste.
La notion de jihadisme est plus centrée sur les moyens mais elle s’inspire également de l’idéologie. Cette dénomination, également homogénéisante, s’ancre dans une lecture plus historique que religieuse des organisations clandestines. Elle se fonde sur la constitution d’une légion arabe en Afghanistan sous l’impulsion de la monarchie saoudienne, du Pakistan et de l’œil bienveillant des Américains et encadrée par des hommes comme Abdallah Azzam, Oussama Ben Laden ou Ayman Al-Zawahiri, dont le mot d’ordre était le jihad contre les Russes. Le succès symbolique plus que pratique de cette opération tient dans son essaimage humain (en Bosnie, en Algérie, etc.) et idéologique à travers le monde musulman. Bien que la proximité avec un certain nombre de partis islamistes existe (proximité idéologique, parcours biographique des leaders, aide logistique spontanée), une distinction s’opère par le refus de la lutte armée et les revendications nationalistes de certains mouvements islamistes. Cette notion de jihadisme insiste plus sur le mode de mobilisation et d’engagement violent que sur un rapport singulier à la doctrine religieuse. De ce point de vue, le jihad constitue « sur un minimum minimorum commun doctrinal [qui] existe assurément à travers le monde, ainsi que des liaisons profondes et durables opérationnelles, quoique ni systématiques, ni permanentes, ni inconditionnelles » (Marret, 2005, p. 2). La volonté de précision et de distinction a conduit paradoxalement à un brouillage généralisé qui tend à amalgamer l’ensemble de ces significations.
Dans une tribune publiée dans Le Monde à l’automne 2001, le philosophe Edgar Morin insistait sur les différences entre les désignations et regrettait les glissements opérés entre elle dans le débat public.
‘« Désignant en principe tout croyant en l’islam, [islamiste] est devenu, pour bien des Occidentaux, synonyme de fanatique. Trop proche d’islamique (notion qui désigne ce qui relève de l’islam), il risque de se contaminer en fanatisme et terrorisme. De fait, l’islamisme, quand il comporte le retour au Coran et l’application de la charia, comporte un rejet de la civilisation occidentale, y compris le libéralisme politique et la démocratie. Mais il n’implique pas de lui-même guerre sainte et terrorisme, bien qu’on puisse glisser de l’islamisme au djihadisme. Une contamination analogue affecte le terme de fondamentaliste (qui n’est pas en lui-même agressif) » (« Guerre-éclair, doute persistant. Société-monde contre terreur-monde », Le Monde, 22 novembre 2001).’Ce déplacement de la signification est pleinement assumé chez les locuteurs d’extrême-droite qui mobilise une proximité syntaxique et étymologique entre les différents termes pour signifier leur continuité.
‘« Certes, je ne dis pas que tous les musulmans sont des islamistes et des terroristes, que tous les imams ont la haine de la France et prêchent le djihad contre l’Europe. Non, ce que je veux dire, c’est qu’il n’y aurait pas d’islamisme et de terrorisme sans islam et qu’il n’y aurait pas d’islam en France sans immigration. L’islam même modéré est le berceau de l’islamisme et chez nous l’immigration est le berceau de l’islam. Et ce devrait être clair pour tout le monde : l’immigration conduit à l’islamisation qui conduit à l’islamisme, au terrorisme et à la violence » (Bruno Mégret, 22 septembre 2001).’Cette argumentation, peu ou prou reprise chez Jean-Marie Le Pen ou Philippe de Villiers, fait de l’immigré la figure originelle du mal. La logique discursive, portée par le redoublement des sonorités du suffixe (-isme) et aux lemmes similaires (islam) et les syllogismes (immigration = Islam = islamisme = terrorisme donc immigration = terrorisme), renvoie à un discours d’évidence qui tire sa force de l’enchaînement intrinsèque au présupposé.
‘« Sont présupposées toutes les informations qui, sans être ouvertement posées, sont cependant automatiquement entraînées par la formulation de l’énoncé, dans lequel elles se trouvent intrinsèquement inscrites, quelle que soit la spécificité du cadre énonciatif » (Kerbrat-Orecchioni, 1986, p. 25). ’Ainsi, le refus liminaire de l’amalgame, fait par le locuteur, perd alors toute efficacité dans la suite et l’exorde de l’argumentation. A l’inverse, cet enchainement énonciatif est dénoncé par Jean-Luc Mélenchon qui récuse les relations fondées sur l’évidence. « On peut déjà dire qui on ne combat pas : on ne combat pas le monde musulman ! Parce que là, aussitôt, c’était les terroristes islamistes, l’islamisme, ce sont les musulmans et les musulmans, vous savez comment finit l’équation, ce sont les Arabes » (13 septembre 2001). Pour de nombreux chercheurs, la religion constitue un masque qui obstrue une analyse politique de la stratégie d’Al-Qaïda.
François Burgat dénonce ainsi la stratégie de communication du gouvernement américain, un « escamotage de l’agenda politique du “camp des agresseurs” » (Burgat, 2005, p. 193), qui enferme la réflexion dans la problématique religieuse et qui tend, en excluant le politique, à dénier toute rationalité à la violence terroriste.
‘« Le tour de passe-passe rhétorique consiste, pour lui interdire l’accès au registre du politique, à enfermer l’agresseur dans sa seule appartenance religieuse. Pour pouvoir “légitimement” ignorer les revendications profanes, il suffit de criminaliser l’exotisme du vocabulaire employé pour les exprimer. Les revendications “islamistes” se retrouvent ainsi confinées dans une sorte de “hors-jeu” du politique, interdisant non seulement leur prise en considération mais, le plus souvent, la reconnaissance même de leur existence » (Burgat, 2005, p. 194).’Le discours politique tend à privilégier des explications monocausales, renforcées marginalement par des revendications politiques, et contribue à dissimuler et à se dissimuler les facteurs plurivoques de l’engagement qui mêlent adhésion profonde à une doctrine idéologique, contextes biographiques, revendications d’injustices et usages stratégiques.
Farhad Khosrokhavar précise ainsi la relativité de la dimension religieuse dans l’engagement radical. La religion sert parfois de « prête nom » à une volonté de révolte contre un Occident où l’individu se sent étranger et rejeté. Toutefois dans la majorité des cas, l’individu fait l’expérience d’un sentiment d’humiliation et d’offense religieuse sincère. La part du religieux est donc ambiguë, entre idéologie au service de la révolte et adhésion sincère (Khosrokhavar, 2007). L’analyse des motivations et des cibles des acteurs terroristes a renforcé la nature normative des connotations contenues dans les désignations religieuses.
Nous remercions à cette occasion Stéphane Lacroix pour ses réflexions éclairantes.
Par exemple, il distingue l’islamisme en trois groupes : l’islamisme politique qui renvoie aux mouvements légalistes qui utilisent l’islam pour réformer les structures institutionnelles et culturelles d’un ensemble géopolitique donné ; l’’islamisme radical qui vise la transformation complète de cet ensemble géopolitique et l’islamisme activiste (ou d’islamisme combattant) qui use de la violence pour atteindre ce but. Cet islamisme combattant est distinct de l’islamisme terroriste (ou de terrorisme jihadiste) au sein duquel l’islamisme activiste emploie les techniques du terrorisme. Enfin, l’auteur emploie l’expression de « mouvance jihadiste » pour dénommer un certain nombre de groupes islamistes activistes qui, au départ dispersés, avaient fait du jihad un moyen d’action avant de le transformer en unique objectif.
Il se rapproche pour une part de la perspective de la réforme protestante de Luther dans le monde catholique.