2.2.1 Le terrorisme « islamiste » : une stratégie d’atteintes aux valeurs fondamentales

Au sein de notre analyse de contenu, nous avons constitué une dimension algorithmique qui illustre les relations causales entre les différentes caractéristiques du problème social évoqué. Comme la dimension descriptive, cette dimension algorithmique participe d’une mise en transparence du social mais elle s’en distingue par une volonté d’explicitation de la société c’est-à-dire une mise en relation de faits sociaux épars au sein d’une explication cohérente. Il s’agit pour les dirigeants de présenter des arguments afin d’expliquer l’apparition du problème social et de rendre cohérent les réponses apportées.

La dimension algorithmique apparait rapidement dans les discours (dès le 12 septembre 2001 par exemple) et augmente régulièrement au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la date de l’attentat : on trouve une fréquence de ce registre de 1,6 références par discours au cours de la première semaine puis de 2,6 la seconde semaine et de 3,8 la troisième semaine. Dans cette dimension algorithmique, nous avons distingué des arguments décrivant les cibles visées par les organisations terroristes selon les locuteurs et les causes favorisant leur émergence. Les motivations des acteurs terroristes nous intéressent dans un premier temps car elles confirment une appréhension largement normative de la violence terroriste. Les cibles « morales » constituent une large majorité des arguments des dirigeants politiques quant aux motivations des acteurs terroristes. Cette catégorie devance largement les visées politiques (48,9% contre 20,2%), les visées « rationnelles » (19,1%), les visées « nihilistes » (6,4%) et les visées économiques (5,3%).

La catégorie « morale »880 est dénommée ainsi car elle regroupe des arguments qui font de différentes valeurs (démocratiques, occidentales ou pacifiques)881 la cible des attentats. Bernard Kouchner, alors ministre délégué à la Santé, exprime la position « morale » : les terroristes se sont attaqués à travers les Américains à l’idée-même d’humanité. « C’est nous tous qui étions visés à New York. Ce n’était pas les Américains » (13 septembre 2001). La cible réelle est la démocratie représentée majoritairement par les pays occidentaux mais qui s’est étendue à de nombreux autres pays. « C’est notre conception occidentale mais beaucoup plus large aussi. D’autres pays, des pays en développement, ont accepté la démocratie et de se battre pour elle. La démocratie fait des progrès. C’est l’ensemble du monde que ces salauds ont visé » (ibid.). Pour François Fillon, les terroristes visent les valeurs universelles de la démocratie, valeurs inscrites au cœur du principe de civilisation. « Leur combat est un combat contre le sens de l’histoire, c’est un combat contre l’humanité, c’est un combat contre la démocratie » (17 mars 2004).

Les dirigeants insistent d’ailleurs sur la déconnexion entre les intentions des terroristes et les politiques étrangères des pays occidentaux. « Ils ne se sont pas attaqués à l’Amérique pour ce qu’elle a fait ou ce qu’elle n’a pas fait, mais pour ce qu’elle est. Qu’on ne dise pas que l’enlisement des négociations de paix entre israéliens et palestiniens explique de tels crimes » (Alain Madelin, 19 septembre 2001).

Les visées « politiques » regroupent des arguments qui font de pays ou de régimes politiques (États-Unis, Israël ou les pays arabes) l’objectif des organisations terroristes. « C’est vraiment les symboles de la puissance américaine, le Pentagone, le pouvoir financier, le pouvoir militaire… » (Jean-Jack Queyranne, 12 septembre 2001).

Notre troisième catégorie dite « rationnelle » intègre les actions violentes dans une stratégie réfléchie et intentionnelle qui vise à terroriser les populations ou à provoquer une réaction de la part des pays touchés. Le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine met en garde la France

‘« contre tout risque de tomber dans le piège diabolique tendu par quelques concepteurs terroristes de ces attentats qui serait celui d’un affrontement entre le monde occidental d’un côté, le monde arabo-islamique de l’autre. Nous refusons absolument cette perspective, il faut tout faire pour l’en empêcher même s’il y a des extrémistes qui veulent alimenter ce calcul » (2 octobre 2001). ’

La visée « nihiliste » fait de l’action terroriste une action purement destructrice ou la promesse irréaliste d’un paradis futur. Par exemple, pour le ministre de la Défense, Alain Richard, les objectifs terroristes sont déconnectés vis-à-vis des intérêts politiques et sont purement destructeurs. « Ce fanatisme destructeur a ses propres objectifs, et il ne faut pas penser qu’une quelconque inflexion de la politique des États-Unis ou d’un autre État lui retirerait ses propres objectifs de destruction et de déstabilisation » (17 septembre 2001). Pour Lionel Jospin, « le terrorisme n’est qu’une œuvre de mort. […] Le terrorisme n’est porteur d’aucune solution à aucun problème. Il ne peut conduire l’humanité qu’au désastre » (20 septembre 2001). Enfin la dernière catégorie fait de l’économie la cible des terroristes.

Le Premier ministre Lionel Jospin évoque l’idée selon laquelle les attentats du 11 septembre 2001 visaient à provoquer une récession économique mondiale. « Je pense […] que dans les intentions de ces terroristes, […] il peut y avoir aussi la volonté d’affecter l’économie mondiale » (12 septembre 2001). L’ordre de ces catégories ne connaît pas de modifications profondes si on modifie les critères temporels (discours sur les attentats du 11 septembre 2001 ou du 11 mars 2004) ou partisans (locuteurs de gauche et de droite) : la hiérarchie demeure identique avec seulement des variations dans les écarts. Ainsi, les cibles « morales » sont surreprésentées à droite (57,4% des arguments contre 39,7% pour les partis de gauche) et à l’occasion des attentats espagnols (73,3% en 2004 contre 39,3% en 2001).

Les orientalistes qui ont travaillé sur les rares textes produits par Oussama Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri concluent à une motivation politique exprimée à l’aide d’un lexique religieux et historique. « [La littérature d’Al-Qaïda] fournit en substance la rationalité des actions, inscrit la violence spectaculaire dans une mobilisation à finalité politique, grâce à l’usage d’un argumentaire religieux, historique, voire nationaliste » (Kepel, 2005, p. 3). Par exemple, la « Déclaration du jihad contre les Américains qui occupent le pays des deux lieux saints » du 23 février 1996882 débute par une dénonciation des crimes commis contre les Musulmans en Palestine, en Irak, au Liban et dans de nombreuses autres régions du monde. Les pays occidentaux sont accusés de fomenter une conspiration mondiale sous le couvert de la diffusion des valeurs universelles.

‘« Et tout cela [les massacres de Musulmans] au vu et au su du monde entier, pour ne pas dire en raison du complot des Américains et de leurs alliés, derrière l’écran de fumée des Nations Injustes Unies. Mais les musulmans se sont rendus compte qu’ils étaient la cible principale de la coalition judéo-croisée, et toute cette propagande mensongère sur les droits de l’Homme a laissé place aux coups portés et aux massacres perpétrés contre les musulmans sur toute la surface de la terre » (cité dans Kepel, 2005, p. 52).’

Outre le mythe de la conspiration (notamment juive), ce passage illustre l’interdiscursivité du discours d’Al-Qaïda qui dénonce à la fois des conflits politiques situés, le multilatéralisme de l’ONU, l’idéologie libérale et vise à mobiliser les Musulmans dans une entité commune. Plus loin dans le texte, un lexique médiéval (« la coalition judéo-croisée ») est utilisé pour critiquer les régimes arabes du Pakistan, du Soudan et de l’Afghanistan ainsi que celui d’Arabie Saoudite qui accepte les troupes américaines sur son territoire. Un lexique similaire est employé dans la « Déclaration du Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés » de février 1998, considérée comme l’acte de baptême d’Al-Qaïda, avec la dénonciation du maintien des troupes américaines en Arabie Saoudite, du blocus imposé à l’Irak et du soutien à Israël.

Les rares déclarations produites après le 11 septembre 2001 accentuent l’interpénétration des motivations. Dans un texte datant de décembre 2002 et intitulé « Recommandations tactiques », Oussama Ben Laden mêle cibles politiques et vocabulaire moral et religieux. D’un côté, il réfute l’idée d’un combat contre les valeurs occidentales et insiste sur la vengeance politique à l’égard des Américains ; de l’autre, il loue l’action des terroristes du 11 septembre 2001 qui ont frappé les symboles de l’Amérique (la liberté, la démocratie, les valeurs nationales, etc.).

‘« [Alors que le] chef [du gang de la Maison Blanche] prétendait que nous enviions leur mode de vie, alors que la vérité que cache le Pharaon de ce siècle est que nous les attaquons à cause de leur injustice dans le monde islamique, et surtout en Palestine et en Irak, ainsi que leur occupation de la terre des deux sanctuaires […]. Ainsi se sont écroulées les tours jumelles de New York, en entraînant dans leur chute ce qui était bien plus haut et énorme qu’elles. Le mythe de la grande Amérique s’est écroulé ! Le mythe de la démocratie s’est écroulé ! Les gens se sont rendu compte que les valeurs de l’Amérique sont fausses ! Le mythe de la terre de la liberté s’est effondré ! » (cité dans Kepel, 2005, p. 85).’

Ces éléments mettent en lumière le filtre du vocabulaire dans l’interprétation des motivations des acteurs terroristes. Ainsi, l’explicitation des organisations terroristes, faite par les hommes politiques, est dominé par un lexique pathologique qui connote une dénonciation morale.

Notes
880.

Dans ce cas précis, le discours à visée experte est extrêmement proche du discours mobilisateur dans la mesure où les mêmes arguments (l’atteinte à nos valeurs fondamentales) sont employés. Il s’agit là d’un biais dans la signification difficile à décoder et qui relève en dernier ressort d’un certain arbitraire de l’analyste. Ces références morales illustrent pleinement les réflexions de Pierre Bourdieu sur la contiguïté de la description et de la prescription dans la lecture du monde (Bourdieu, 1981).

881.

Sous cette dénomination, nous avons rassemblé des expressions du type : « valeurs universelles », « valeurs de solidarité », « valeurs de paix », « l’Occident », « valeurs démocratiques », « un choc des civilisations » ou une « haine globale contre l’Occident ».

882.

C’est-à-dire que ce texte a été écrit avant la constitution d’Al-Qaïda qui date de 1998 pour la majorité des observateurs.