2.2.2 Un appréhension pathologique des structures terroristes

Dans la partie sur le discours mobilisateur, nous avons relevé l’usage métaphorique de registres lexicaux de la pathologie pour dénoncer les acteurs terroristes. Si l’emploi des vocables de la psychiatrie (folie, fou) s’inscrit dans un registre émotionnel et accusatoire, nous avons rassemblé des éléments proches sémantiquement dans le registre explicatif. Ces références se distinguent par leur insertion dans une construction argumentative fondée sur la causalité, par une visibilité accrue d’un vocabulaire scientifique ou par un retrait significatif de l’énonciateur dans la phrase. Si ces discours réintroduisent une volonté de complexité, la pédagogie affichée les limite à un discours pseudo-scientifique.

De ce point de vue, le registre médical est bien plus qu’un réservoir de métaphores, il participe d’un enchaînement argumentatif complet en explicitant des modes d’évolutions des phénomènes sociaux (modes de transmission et de recrutement) et des structures humaines particulières (les organisations terroristes). Ces enchaînements sémantiques construisent des liens de causalité qui participent à la prise de décision par la limitation du champ des possibles. Les attentats attribués aux acteurs jihadistes sont lus comme résultant essentiellement de pathologies individuelles et collectives. Ce constat se repère à l’emploi du registre médical et renforce une représentation d’un corps, national ou multinational, présenté comme sain et contaminé par le terrorisme.

L’emploi d’un lexique médical est classique dans la pensée militaire pour décrire l’ennemi dans les théories contre-subversives (Périès, 1991, Rigouste, 2008). Les acteurs opérationnels, militaires883 ou juges antiterroristes884, y trouvent un réservoir de sens opportun. Dans le prolongement de ces lectures, certains auteurs, proches des milieux professionnels tels que Jean-François Gayraud ou David Sénat,885 ont repris le lexique médical ou biologique dans leurs descriptions des structures des organisations terroristes. D’une manière générale, ces représentations renvoient à une fluidité accrue des groupes terroristes dans leur organisation (moins hiérarchisée) ou leur mode de fonctionnement (plus mobile). Elles diffusent une perception binaire entre la hiérarchisation des services antiterroristes et des armées et la flexibilité des groupes terroristes ; une perception qui renvoie peu ou prou au couple normatif ordre/désordre. « Les entités lourdement hiérarchisées et permanentes, structurées verticalement, telles des pyramides, laissent la place à des organisations en forme d’essaims, fluides, mobiles et temporaires » (Gayraud, Sénat, 2002 (2006), p. 21).

Xavier Raufer et Alain Bauer décrivent eux les forces en présence de cette « guerre terroriste et criminelle »886 entre deux entités hétérogènes : d’un côté, un système de défense organisé et hiérarchisé au service d’un État-Nation et de l’autre, « une entité protoplasmique et à proprement parler amorphe » (Bauer, Raufer, 2002, p. 103). Les mutations du terrorisme convergent vers la fluidité et le dérèglement : la déterritorialisation (organisation en réseaux d’unités très autonomes), l’absence d’un sponsor étatique, la nature hybride, mi-politique, mi-criminelle des organisations, des capacités meurtrières énormes et un temps de gestation plus court avant la mise en pratique terroriste. Les auteurs construisent ainsi une dichotomie entre une vision mécanique (hiérarchisée, fortement armée mais peu adaptée) et une vision biologique, « un protoplasme flexible, amorphe, mobile, nomade, transnational (mondialisé, même) et déterritorialisé, dynamique et imprévisible » (Bauer, Raufer, 2002, p. 110)887. Cette description qui s’inscrit dans une démarche prospective tend vers le normatif en enfermant les acteurs terroristes dans une conception pré-humaine et donc non-humaine. « Des jugements moraux accompagnent le rejet de la violence dans le non-sens et la folie, qui deviennent les principales catégories d’une description tenant lieu d’explication » (Wieviorka, 1995, p. 15). Le registre médical au sens large est relativement fréquent dans les discours politiques antiterroristes. Notre analyse de contenu montre une fréquence d’apparition d’environ un discours sur quatre888.

La thématique épidémiologique signale une agression extérieure contre un espace pur, l’invisibilité, la rapidité ou l’ubiquité des agents propagateurs. Elle fait aussi référence à des discours plus prescriptifs sur les mesures sanitaires à prendre d’urgence. Dominique de Villepin décrit ainsi la propagation du terrorisme.

‘« Le terrorisme échappe à cette définition : il ne représente pas une menace comme les autres. Il est éclaté, dispersé, il repose sur l’aveuglement et la haine de quelques individus, il se répand comme une épidémie auprès de populations diverses, dont certaines se trouvent au Moyen-Orient, d’autres dans l’Afrique sub-saharienne, d’autres encore en Asie. Le terrorisme n’a pas de visage particulier. Il porte tous les visages de ces individus qui ont décidé d’enfermer le monde dans la violence et dans la peur » (12 juillet 2004).’

Un risque exceptionnel, l’épanchement au travers des espaces transfrontaliers, l’ubiquité et la dangerosité des agents infectieux ; la comparaison avec les épidémies est flagrante. Cette métaphore est employée pour signifier les capacités incontrôlées de propagation des organisations islamistes. « Comment répondre aux extrémismes, dont on ressent de manière diffuse la propagation, y compris au sein de notre monde développé ? » (Lionel Jospin, 3 octobre 2001). La référence à la nature mouvante et peu structurée du phénomène viendra s’intégrer dans un récit global sur la fluidité du monde.

La métaphore virale est également anthropomorphisée dans le but de lui adjoindre des qualificatifs dépréciatifs. « Il faut distinguer le terrorisme de groupes régionaux du terrorisme islamiste : il s’agit là d’un virus mutant, opportuniste, sournois, qui constitue une véritable nébuleuse. C’est une hydre » (Dominique de Villepin, 5 juillet 2004). Les métaphores virale ou épidémiologique sont renforcées par l’existence concrète des armes biologiques et chimiques.

Si la prolifération nucléaire est un thème politique depuis les années 1990 (avec la diffusion de la stratégie américaine des Rogues States), l’usage terroriste des armes NRBC889 ne devint un sujet public qu’à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et notamment, à partir du mois d’octobre 2001890 et la série d’attentats à l’anthrax aux États-Unis qui couteront la vie à cinq personnes891.Sur le plan national, le gouvernement français dévoila, le 4 octobre 2001, le plan Biotox892 qui prévoyait entres autres des contrôles renforcés sur l’eau et une formation des professionnels de santé893. Les métaphores lexicales utilisées pour décrire l’ennemi terroriste corroborent donc des modes concrets de violence. Cependant une revue de la presse quotidienne démontre la brusque apparition des craintes concernant l’usage terroriste d’éléments pathogènes894 : aucun article entre le 1er janvier 2000 et le 11 septembre 2001, sept articles entre le 11 septembre et le 30 septembre 2001 et quatre-vingt seize articles pour le seul mois d’octobre 2001. Ensuite, la fièvre médiatique retombe tout aussi brusquement (dix articles en novembre 2001 et seulement un article en décembre 2001)895.

Les emplois métaphoriques du lexique médical, viral ou épidémiologique recouvrent également un accomplissement pratique en enclenchant des discours prescriptifs (Périès, 1991, p. 11). La lutte est la seule réponse possible face à de tels dangers et celle-ci doit être radicale ; il s’agit d’extirper le mal896. « Lutter contre le terrorisme, cela peut-être punitif, préventif, et je dirais que cela doit également être radical, au sens d’extirper les racines du terrorisme » (Hubert Védrine, 14 septembre 2001). Robert Hue prolonge la métaphore épidémiologique : « il s’agit bien d’en extirper partout les germes » (26 septembre 2001). Le terrorisme est assimilé à une déviance neurologique qu’il faut réparer par une prise en charge médicale. « [Le] fanatisme, le terrorisme […] sont des dévoiements de cerveaux humains et […] ils doivent être traités comme tels » (Jacques Chirac, 4 octobre 2001). L’élément pathogène qui attaque le corps sain (la société occidentale) doit donc être enlevé de manière chirurgicale. « [Le terrorisme] doit être considéré comme une aberration qui doit être extirpée de la civilisation mondiale » (Jacques Chirac, 13 septembre 2001).

Hubert Védrine est le locuteur qui utilise le plus le verbe extirper (8 fois contre 1 fois pour Jacques Chirac et 3 fois pour Robert Hue) alors qu’il n’emploie pas d’autres références médicales. Il nous semble qu’il privilégie la connotation agricole du verbe à sa connotation chirurgicale. « Si on veut vraiment extirper le terrorisme, il faut traiter les racines, le terreau dans lequel il se développe » (17 septembre 2001). Le ministre des Affaires étrangères insiste sur la profondeur de l’action à engager contre un phénomène nuisible et sur sa localisation territoriale (le contexte de production de ces discours est celui de la préparation de la campagne militaire en Afghanistan). La signification pathologique du lexique médical est confirmée par l’usage rare d’un lexique hygiéniste. La lutte contre le terrorisme est une opération de nettoyage de la souillure infligée par ce dernier. « L’éradication des camps d’entraînement d’Oussama Ben Laden en Afghanistan est une œuvre de salubrité publique » (Jean-Pierre Chevènement, 20 septembre 2001)897. Les lexiques médicaux et épidémiologiques renforcent l’analyse politique des cibles pour construire une causalité pathologique du phénomène du terrorisme.

Les récits politiques ont mis en scène une narrativité propre au sein de laquelle les caractéristiques du phénomène terroriste ont évolué dans le sens d’une évacuation de la composante étatique et d’une révélation des motivations religieuses et des structures transnationales. Ces évolutions diachroniques ont conduit les responsables français a consacré la continuité du terrorisme entre les années 1990 et les années 2000. Sans parvenir à une désignation stabilisée, la construction de l’ennemi conduit à une disqualification par la mise en avant de pratiques religieuses dévoyées et l’usage d’un lexique pathologique. Le clivage matriciel du récit fonde une dichotomie entre une série d’acteurs stabilisés et institutionnalisés (les États, les organisations internationales) et d’autres, clandestins et/ou désordonnés, représentatifs de processus sociaux de fluidité et de déstabilisation. Cette relecture des relations internationales opère un alignement entre différents processus sociaux à l’instar du terrorisme et de la mondialisation. Des solutions analogues peuvent alors être proposées comme une transgression des frontières des institutions répressives (police, armée) au sein de nouvelles appréhensions stratégiques (amalgame entre sécurité intérieure et extérieure).

Notes
883.

Le général Jean Delaunay obtint le prix de l’Institut des Hautes Études de la Défense en 1986 pour un ouvrage qui promouvait la restauration des techniques psychologiques visant à amener la population à se protéger des nouvelles subversions tout en conservant la doctrine de la dissuasion nucléaire, Delaunay Jean, 1985, La Foudre et le Cancer, Paris, Pygmalion.

884.

Le juge Jean-Louis Bruguière emploie depuis longtemps le lexique cancéreux pour décrire le développement des commandos terroristes. « Le terrorisme est un cancer à métastases » (cité par Quadruppani, 1989, p. 17).

885.

Par exemple, Jean-François Gayraud est commissaire divisionnaire de la Police Nationale et David Sénat est magistrat.

886.

Cette nouvelle guerre s’inscrit comme le troisième type des guerres contemporaines après les guerres de religion et les guerres nationales (Bauer, Raufer, 2002, p. 102).

887.

Le vocable protoplasme est caractéristique de ces lectures normatives. « Un organigramme de la fort protoplasmique nébuleuse Ben Laden […] n’a probablement pas grande valeur opératoire » (Gayraud, Sénat, 2002 (2006), p. 21).

888.

Cette thématique a été constituée par le rassemblement des lexiques renvoyant à des noms de maladies (folie, cancer) ou des actions relevant de ce lexique (propagation, extirper, etc.).

889.

Nucléaire Radiologique Bactériologique et Chimique.

890.

Avec un ton volontairement alarmiste dans leurs analyses, les experts du Pentagone s’inquiétaient depuis la fin des années 1990 des risques d’un attentat NRBC, Achcar Gilbert, « Le spectre du “bioterrorisme” », Le Monde Diplomatique, juillet 1998, p. 18-19.

891.

Entre le 4 et le 31 octobre 2001, cinq personnes sont décédées et dix-sept ont été contaminées, à la suite de l’envoi de courriers empoisonnés à l’anthrax. Au cours du mois d’août 2008, le FBI a conclu son enquête en pointant la responsabilité unique d’un scientifique, le docteur Bruce E. Ivins, travaillant dans un laboratoire militaire du Maryland. Ce dernier s’est suicidé le 1er août 2008, « Anthrax: affaire résolue avec un seul coupable, le chercheur suicidé », dépêche Agence France Presse, 7 août 2008.

892.

Le Plan Biotox fera l’objet d’un nouvel intérêt politique en février 2003 lorsque le ministre de la Santé, Jean-François Mattéi, communiquera à nouveau dans le but de rassurer la population sur la protection contre les attaques NRBC (« La lutte contre le bioterrorisme », Conseil des Ministres, 9 février 2003).

893.

Déclaration de Bernard Kouchner, ministre délégué à la Santé, sur le plan Biotox concernant le risque biologique, 5 octobre 2001.

894.

La recherche a été menée à partir de la présence des mots terrorisme biologique et bioterrorisme au sein d’articles de la presse nationale française (Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien et l’agence de presse AFP).

895.

La conférence de presse de Bernard Kouchner du 12 novembre 2001, au cours de laquelle le ministre délégué annonce une baisse du nombre des alertes quotidiennes au sujet de l’anthrax (qui passent de 100 à 80 par jour), semble marquer la fin de la visibilité médiatique de ce sujet.

896.

Sur le plan grammatical, le complément du verbe extirper désigne d’ailleurs une réalité considérée comme nuisible par le référent du sujet.

897.

Cette expression est reprise mot pour mot par le même locuteur dans une interview à Paris-Normandie le 1er octobre 2001.