1.1.1 A gauche, le poids des crises politiques et des injustices économiques

La catégorie politique recouvre des arguments qui construisent une causalité dans laquelle les crises régionales (notamment au Proche-Orient) ou les erreurs diplomatiques des États occidentaux constituent des facteurs favorisant l’extrémisme politique. Ces arguments se retrouvent dans nombre de discours socialistes. Ainsi le ministre des Affaires Étrangères Hubert Védrine reconnait que l’extrémisme puise ses germes dans la perpétuation de crises régionales. « J’ai rappelé que cela a des racines beaucoup plus anciennes en réalité, mais évidemment, lorsqu’il y a des situations comme celles que cette enquête montre, cela alimente des ferments de haine, de désespoir, cela fournit des troupes » (17 septembre 2001).

Le second thème présent dans les arguments socialistes porte sur les erreurs de la politique étrangère américaine qui ont favorisé le développement des mouvements extrémistes. « L’erreur américaine, au Pakistan et en Afghanistan, c’est d’avoir formé les talibans » (Bernard Kouchner, 13 septembre 2001). L’argumentation ne vise pas à établir des liens directs de causalité mais plutôt des relations de concomitance qui montrent que certains phénomènes évoluent de manière similaire. Cet ensemble de causalités n’explique pas l’origine de l’extrémisme (qui demeure fondamentalement irrationnelle pour le locuteur) mais contribue à son développement. Cette position est exprimée par Hubert Védrine.

‘« Il faut lutter contre tout ce qui alimente le terrorisme, ce ne sont pas que des idéologies démentes : il y a des situations de désespoir, d’humiliation nationale, de pauvreté infinie, de sentiments de rejet. Tout cela ne crée pas l’idéologie extrémiste, mais l’alimente en permanence » (26 septembre 2001).’

Lionel Jospin résume ce schéma argumentatif : la source du terrorisme est la déraison (fanatisme, haine) mais les inégalités mondiales peuvent favoriser un radicalisme qui peut déboucher sur la violence. « Aucun désordre du monde ne peut justifier la barbarie du terrorisme. Celui-ci ne s’explique pas, et se justifie encore moins, par les inégalités qui divisent le monde et par les conflits qui l’affectent, aussi injustes et révoltants qu’ils soient aux yeux des victimes » (28 septembre 2001). Si le Premier ministre précise d’emblée sa volonté de ne pas justifier le terrorisme, son argumentation oriente vers l’indignation (révolte) quand il dénonce les effets déstabilisateurs des inégalités (affection, division, victimes). Le passage d’un argument à l’autre s’effectue à l’aide de la substitution du terme terrorisme par radicalité qui est moins disqualifié mais lui reste lié par une relation métonymique (le terrorisme nécessite une totalisation dans l’engagement).

‘« Les racines du terrorisme plongent dans le fanatisme, la haine des autres, une vision mortifère du monde et non dans les déséquilibres des relations internationales. Mais il y a, c’est vrai, chez trop de peuples, des tensions, des frustrations, une radicalité qui sont liées à l’inégalité des conditions. On sait l’injustice des rapports Nord-Sud, mais il y a aussi des problèmes au Sud, qui tiennent à l’absence de démocratie, à l’accaparement des richesses, à des modèles inégaux et inefficaces de développement » (27 septembre 2001). ’

Cette déclaration de Lionel Jospin nous amène vers l’autre thématique dominante parmi les locuteurs socialistes : l’origine économique des frustrations.

Le registre économique vise à comprendre l’émergence de frustrations nées de situations d’injustices sociales et d’inégalités de richesse entre les pays du Nord et du Sud. La réponse au terrorisme s’illustre donc par une résorption de la pauvreté. « La défaite du terrorisme passe par une lutte vigoureuse contre la pauvreté » (Laurent Fabius, 7 novembre 2001). Mais, le registre économique renvoie, dans une interprétation plus limitée, à la dérégulation des circuits financiers internationaux qui peuvent être détournés à leur profit par les terroristes. La lutte contre le terrorisme passe par une lutte contre la corruption internationale puisque les organisations terroristes utilisent les paradis fiscaux pour se financer.

‘« Réagir militairement est une chose, briser des réseaux en est une autre, asphyxier financièrement le terrorisme est encore plus ample, ce qui veut dire qu’il faut être beaucoup plus percutant dans la lutte contre le blanchiment. C’est à dire qu’il y a certains aspects du système financier international, des mouvements de capitaux qu’il faut mieux contrôler » (Hubert Védrine, 26 septembre 2001).’

La lecture du phénomène terroriste s’intègre ainsi dans la représentation d’une économie mondialisée et dérégulée.

Les rares causes sécuritaires relevées parmi les locuteurs socialistes concernent les dysfonctionnements des services secrets américains tandis que les causes diverses concernent la présentation de la responsabilité d’Oussama Ben Laden dans les attentats du 11 septembre 2001. Bernard Kouchner est un des rares locuteurs de gauche a pointé des explications morales dans le développement du terrorisme. Il dénonce les effets d’imitation d’une exposition prolongée à la violence.

‘« Je voudrais aussi dire un mot à propos de cette préparation intellectuelle : ces spécialistes de l’immonde n’ont pas inventé les scénarios, c’est nous qui les avons inventés. Les jeux vidéo étaient vendus aux enfants, l’excès de nos télévisions, l’excès de séries, l’excès de meurtres… […] L’attaque des tours de New York a été programmée je ne sais combien de fois par des livres et des livres. La course à la vente, ce n’est pas innocent » (13 septembre 2001).’

Selon lui, la société occidentale, consumériste et permissive en matière de représentations de la violence, a facilité la production d’attentats.

Les représentants des autres partis de gauche (PC, Verts et LO) se distinguent par une valorisation importante du critère économique et une critique plus appuyée des autorités américaines. Les explications politiques se déclinent entre une dénonciation de la politique étrangère américaine et le maintien de problèmes géopolitiques non résolus. Le terrorisme est interprété comme un mode d’action inapproprié qui prend naissance dans des situations d’injustice.

‘« [Le terrorisme] renforce les positions de ceux qu’il prétend combattre, en accréditant l’idée que seule la violence peut apporter des solutions à des problèmes qui sont en fait des problèmes politiques. Ces problèmes sont en effet liés à des dominations politiques, à des refus de reconnaissance politique, imposés dans des affrontements géopolitiques, et parfois au sein même de certains États, à des peuples entiers, des communautés, des ethnies, des catégories de telles ou telles populations. Le terrorisme est ainsi souvent utilisé comme substitut aux réponses politiques que l’on se refuse à rechercher » (Robert Hue, 26 septembre 2001). ’

Les écologistes, par la voix d’Alain Lipietz, insistent sur l’absence d’une volonté politique américaine qui s’illustre par un unilatéralisme arrogant, reprenant à cette occasion un article du New York Times qui

‘« [dénonçait] une administration Bush qui “communique un sens de l’arrogance et du mépris pour la coopération internationale, desservant les intérêts de l’Amérique”. [L’article] citait : l’intention de répudier les traités de contrôle des armements, le refus de ratifier la Convention internationale contre le terrorisme international et d’avaliser le bannissement des armes biologiques, l’opposition à la Cour pénale internationale, le retrait du protocole de Kyoto […]. Et j’ajouterai la tranquille indifférence avec laquelle sont entretenus deux abcès de haine au Moyen-Orient, d’un côté par le soutien unilatéral au gouvernement israélien, et de l’autre, par les bombardements routiniers de l’Irak » (29 septembre 2001).’

Le pourrissement de la situation est le fruit d’une collusion d’intérêts politiques, consuméristes et financiers.

‘« C’est pourquoi l’on ne peut s’étonner des liens particulièrement troubles existant entre les réseaux internationaux du terrorisme, des États - directement ou par services spéciaux interposés - et les grands intérêts financiers particulièrement attentifs aux évolutions ou aux “non-évolutions” politiques dans le monde. Sans oublier les milieux du commerce des armes et de la drogue où s’entremêlent grand banditisme, réseaux mafieux, services secrets, réseaux financiers et réseaux terroristes ! » (Robert Hue, 26 septembre 2001). ’

A la gauche du sceptre partisan, l’économique n’est jamais très de loin du politique et ce thème trouve presque naturellement une plus grande visibilité dans les argumentaires communistes, écologistes ou trotskistes (29% en moyenne contre 8% dans les autres partis). Robert Hue dénonce les ravages du capitalisme dont les attentats du 11 septembre 2001 sont un exemple dramatique. « Ce [que les attentats] révèlent en effet - et avec quelle brutalité ! – c’est l’ampleur des dangers qui pèsent sur une humanité, à laquelle le capitalisme mondialisé impose sa loi, au mépris des êtres humains et des peuples » (28 octobre 2001)898. Dans son argumentation, le phénomène terroriste islamiste ne constitue pas seulement une déclinaison violente de la mondialisation mais il en constitue le produit. Le Parti communiste fonde son explication du terrorisme sur un schéma classique d’une frustration née d’inégalités économiques mais la critique de la mondialisation capitaliste vise aussi à élargir un électorat populaire tenté par l’extrême-gauche.

Les Verts intègrent également leurs thèmes de prédilection à l’image de leur ancien candidat aux élections présidentielles de 2002, Alain Lipietz, pour qui la lutte contre le terrorisme doit être menée de front avec des réformes environnementales. « La justice pénale internationale, dans sa lutte contre le terrorisme planétaire, est condamnée à donner des coups de fourchette dans l’océan, si elle n’est pas bientôt confortée par la justice sociale et environnementale » (Alain Lipietz, 29 septembre 2001). Ces arguments tendent à modifier le cadrage de la situation en faisant du terrorisme le produit de phénomènes sociaux globaux de nature économique ou géopolitique. Cet élargissement de la focale permet d’arrimer, au sein des discours antiterroristes, des thèmes électoraux pour lesquels les partis disposent d’argumentaires rodés et reconnus (la lutte contre les injustices économiques pour les communistes, l’environnement pour les Verts)899.

Les discours de Jean-Pierre Chevènement et de ses proches représentent une vraie rupture vis-à-vis des explications données par les personnalités de gauche. Candidat déclaré pour les futures élections de 2002, l’ancien ministre de l’Intérieur du gouvernement Jospin900 s’est positionné sur un créneau nationaliste et républicain. La domination de la composante sécuritaire corrobore ses critiques antérieures contre le laxisme de la gauche sur les questions de l’immigration et de la sécurité. Jean-Pierre Chevènement dénonce surtout le manque d’anticipation des services de sécurité américains (oubli du renseignement humain, technologisation excessive, mauvaise perception du danger « islamiste »). Le facteur politique est évoqué par des références à l’exacerbation des tensions mondiales provoquées par la contraction des distances dues à la mondialisation et les échecs des partis politiques arabes modernisateurs. Enfin Jean-Pierre Chevènement s’inquiète d’une « culture de la “haine” » qui facilite le basculement de délinquants dans l’autodestruction (Khaled Kelkal ou Safir Bghioua901). Ces arguments se rapprochent de la distribution des causalités de la radicalité parmi les dirigeants placés à droite de l’échiquier politique (UMP, UDF, extrême-droite).

Notes
898.

Nous remarquons également qu’en dépit d’une énonciation moins embrayée, les discours explicatifs contiennent des traces discursives de l’énonciateur (points d’exclamation par exemple).

899.

Ces argumentations classiques sont dénoncées par certains auteurs pour qui « elles révèlent à quel point chacun d’entre nous est prisonnier de son univers mental » (Blin, 2006, p. 68).

900.

Il a démissionné du gouvernement en 2000 pour protester contre des concessions faites aux nationalistes corses lors du processus de Matignon (notamment l’absence d’un préalable à la négociation sur le refus de la violence).

901.

Le 2 septembre 2001, Safir Bghioua tire au lance-roquette sur le commissariat de Béziers, tue le chef de cabinet du maire avant d’être abattu par la police. Les médias mettent rapidement en exergue le parcours du jeune homme (nombreux voyages dans les Balkans, prosélytisme religieux) et la découverte d’éléments de propagande islamiste à son domicile d’autant qu’il se revendiqua « fils d’Allah », « A Béziers, les policiers tentent de cerner la personnalité de Safir Bghioua », Le Monde, 7 septembre 2001. La piste délinquante privilégiée dans un premier temps s’orientera ensuite vers le terrorisme à la fin 2002 quand le parquet de Montpellier demandera la saisine du parquet antiterroriste de Paris, demande refusée par le procureur de Paris, Yves Bot, concluant à une absence d’éléments concluants, dépêche Reuters, 23 janvier 2003.