Les responsables de l’UDF penchent pour une explication principalement politique (le facteur politique représente 83% des arguments avancés). Ces arguments prennent la forme d’une remise en cause profonde des politiques étrangères occidentales et pas seulement américaines. Alain Madelin dénonce de manière vive902 l’« aveuglement » des démocraties qui ont maintenu une bienveillance coupable à l’égard d’acteurs extrémistes même après la chute du Mur de Berlin.
‘« [Depuis la chute du mur de Berlin], il fallait mettre un terme aux liaisons dangereuses que nous avions entretenues, hier, avec un certain nombre de dictatures pour faire face à l’impérialisme soviétique, ennemi principal oblige. Il fallait faire face à la nouvelle menace que l’on voyait s’organiser avec ses foyers de terrorisme et de haine, ses lieux d’endoctrinement, ses écoles de commandos-suicides, ses bases arrières. Nous connaissions les États qui hébergeaient, alimentaient, utilisaient ou finançaient ce terrorisme et ce nouveau fascisme » (19 septembre 2001).’Si le soutien aux mouvements islamistes était auparavant justifié par la lutte contre le communisme903, les gouvernements occidentaux auraient du lutter contre l’installation des Talibans en Afghanistan en soutenant massivement les forces du commandant Massoud. « Mais pas plus que nous n’avons voulu voir le Cambodge des Khmers rouges, nous n’avons voulu voir en face l’Afghanistan des talibans » (19 septembre 2001). Alain Madelin illustre clairement la substitution du communisme par l’islamisme dans la représentation de l’ennemi904.
L’analogie se construit à partir de l’ampleur d’une menace présentée comme homogène (et disposant d’un espace territorial défini : l’Afghanistan) et de l’attitude complaisante des démocraties occidentales. Il reprend une doctrine popularisée dès le début des années 1990 par des chercheurs anglo-saxons. Déstabilisés par la disparition de la menace soviétique structurée et visible, ces derniers ont agrégé un ensemble de menaces disparates pour constituer un nouveau visage de l’ennemi, l’Islam.
‘« Si le vieil ennemi idéologique au Kremlin a été déclaré officiellement mort, puis rapidement reconverti en tant qu’ami, les risques continuaient à travailler l’interprétation du monde. Aujourd’hui, avec la désintégration du bloc soviétique, l’“Autre” cohérent défini par l’Occident a disparu. Cependant, la fin de la Guerre froide a légué de nombreux cadres immédiatement disponibles et commodes pour organiser notre pensée. Il y a beaucoup de menaces qui peuvent être assemblées afin de produire une image du monde compréhensible. A l’heure où nous écrivons, l’Islam (bien fourni en démons avec le Colonel Kadhafi, Saddam Hussein et le dernier l’Ayatollah Khomeiny et avec de grandes communautés immigrées partout en Occident, dont la fidélité et l’assimilation peuvent être mises en doute) est le principal prétendant à la succession » (Schlesinger, 1991, p. 60). ’Les attentats du 11 septembre 2001 ont fourni une illustration éclatante de ce raisonnement. Les autres locuteurs centristes (François Bayrou ou Jean-François Mattéi) avancent plutôt des arguments sécuritaires comme le maintien des frontières nationales et la disparité entre les espaces judiciaires. A l’opposé de discours qui préconisaient la fermeture des espaces nationaux ou la suspension des accords de Schengen, ces locuteurs pro-européens pensent que le maintien des frontières entre les pays protège plus les terroristes que les citoyens (à cause de la limitation de l’étendue des actions judiciaires et de la longueur des procédures d’extradition).
Les locuteurs de l’UMP se distinguent par la faible représentativité des arguments causaux dans leurs discours (0,7 occurrence par discours en moyenne dont la majeure partie, 63%, se retrouve dans les déclarations de Jacques Chirac). Les arguments sont peu homogènes et globalement dominés par des causes morales qui renvoient à des traits psychologiques (haine, colère, violence) ou au détournement des valeurs occidentales (notamment la liberté). Mêlant arguments politiques et économiques, Jacques Chirac dénonce les terreaux du terrorisme que constituent la misère et les crises non réglées.
‘« [Si] rien ne pouvait justifier le terrorisme […] on voyait bien qu’il y avait des situations qui créaient une sorte de terreau favorable à l’éclosion ou au développement du terrorisme. Ces terreaux, ce sont à l’évidence les conflits non réglés, avec tout ce qu’ils comportent comme misères et comme réactions » (25 mars 2004).’Proche des positions socialistes, cette argumentation présente un lien indirect entre les frustrations, nées des injustices du monde, et le terrorisme. « S’il est faux et dangereux d’établir un lien direct entre le terrorisme et la misère, chacun voit bien qu’il y a un enchaînement entre le terrorisme et le fanatisme, fanatisme qui prospère sur le terreau de l’ignorance, des humiliations, des frustrations » (15 octobre 2001). Le Président de la République n’exclue pas pour autant les causes sécuritaires (tels que les trafics de drogue).
Enfin à l’extrême-droite, les causes politiques (47%) et sécuritaires (42%) dominent dans l’explication des attentats. Les arguments politiques sont diffusés quasi exclusivement par Bruno Mégret905 qui dénonce la politique étrangère américaine, non pas à cause de l’absence de règlement des crises politiques, mais à cause de son soutien récurrent à l’égard du « monde islamique » au détriment des pays européens.
‘« Car ne l’oublions pas, ce sont eux qui ont lâché le shah d’Iran il y a près de vingt ans, enclenchant ainsi le processus de développement de l’intégrisme musulman, et donc favorisé le nouveau djihad lancé aujourd’hui contre l’Occident et l’Europe. Et plus récemment ce sont encore les États-Unis qui ont soutenu sur notre continent la Bosnie multiethnique et islamique ainsi que les Albanais musulmans au Kosovo et en Macédoine avec, c’est clair, l’idée d’affaiblir l’Europe, de la fragiliser de l’intérieur et d’empêcher l’émergence d’une Europe européenne, fière d’elle-même, attachée à son identité et à son indépendance » (30 septembre 2001).’Le président du MNR insiste également sur un ensemble de causes sécuritaires (immigration, délinquance) qui sont reprises par Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers.
‘« Le danger vient de l’intérieur. La France n’a pas vocation à devenir la fille aînée de l’islam. Et je dirais même que les politiciens français qui ont provoqué par choix ou par négligence une immigration massive ces dernières années sont des criminels en puissance » (Philippe de Villiers, 17 septembre 2001).’Afin d’illustrer leurs propos, les dirigeants d’extrême-droite évoquent l’assassinat du chef de cabinet du maire de Béziers par un jeune homme, Safir Bghioua, se réclamant du djihad. Pour eux cet acte participe d’une même logique suicidaire qui s’est exprimée avec démesure aux États-Unis.
‘« [Il] y a bien une cohérence dans l’horreur. La démarche du dénommé Safir Bghouia est la même que celle des terroristes de New York. Pas à la même échelle, bien sûr, mais la même logique. Au nom de l’islam on s’en prend aux symboles du pays que l’on exècre et on tue avec des armes ou des méthodes de guerre, sans craindre d’y laisser sa peau » (Bruno Mégret, 30 septembre 2001).’Si les explications des dirigeants politiques sont diverses, celles des chercheurs ne sont pas non plus consensuelles. En effet, si les analyses classiques de la sociologie de l’engagement ont mis en évidence la frustration originelle des mouvements sociaux, les études récentes n’ont pas confirmé de lien direct entre pauvreté et engagement terroriste.
Ainsi, une étude, menée par l’université de Princeton906 en mai 2002, a montré que les terroristes moyen-orientaux disposaient, dans leur grande majorité, d’un diplôme du secondaire et d’un niveau de vie supérieur au seuil de pauvreté. En outre, si le terrorisme était lié à la pauvreté, la majeure partie des activités terroristes se dérouleraient en Afrique Sub-Saharienne, la région la plus pauvre du monde907. James Piazza invalide même cette thèse de la « rooted-in-poverty hypothesis » en démontrant que, parmi les dix pays le plus touchés par le terrorisme entre 1986 et 2002, seuls trois disposent d’un indice de développement faible (Yémen, Angola et Pakistan) (Piazza, 2006, p. 160). Cette étude qui a le mérite de se baser sur des éléments empiriques908 omet pourtant un des éléments de la pauvreté : le fait que celle-ci est une notion interactionniste qui se construit également dans le rapport aux autres. C’est le fait d’être assisté qui est la marque identitaire de la condition de pauvre, le critère de son appartenance sociale à une strate spécifique de la population et non pas seulement un seuil financier. Ainsi, comme le précise la doctrine stratégique américaine de 2003, les terroristes peuvent utiliser la souffrance de leurs concitoyens comme une des motivations du recrutement sans être eux-mêmes pauvres (Von Hippel, 2003, p. 104). A l’inverse, le maintien d’abcès de tensions politiques et leur récupération par les organisations radicales constituent des sources non négligeables de l’engagement terroriste (Von Hippel, 2003, p. 109).
La nature démocratique ou autoritaire du régime politique est un autre facteur avancé. Les pays autoritaires ou accusant des lacunes démocratiques seraient des viviers du terrorisme dans la mesure où l’opposition interne aux gouvernements corrompus prendrait la forme d’une opposition aux pays occidentaux qui les soutiennent.
‘« Nombre de Saoudiens, d’Algériens et d’Égyptiens nourrissent de la rancœur contre leur propre gouvernement, mais sont incapables d’exprimer leur colère d’une manière constructive et susciter des changements. Il est donc beaucoup plus aisé de canaliser cette colère contre les États-Unis et d’autres pays développés qui soutiennent leurs dirigeants “élitistes” et non représentatifs » (Von Hippel, 2003, p. 111-112). ’Pourtant cette affirmation n’a pas été vérifiée. James Piazza a ainsi montré qu’au Moyen Orient, en dépit des efforts de démocratisation, les pays les plus touchés par le terrorisme étaient les pays les plus libéraux (en termes de processus de démocratisation et de respect des libertés civiles) (Piazza, 2007)909. Pourtant, la démocratisation est l’une des réponses apportées par les dirigeants politiques aux problèmes révélés.
« Ce mardi 11 septembre est venu nous rappeler notre inconscience, notre complaisance, nos atermoiements, notre mollesse et nous dire qu’il n’est que temps de réagir enfin » (19 septembre 2001).
« Le terrorisme, il était du côté des Soviétiques. C’était de la résistance. Le fait de l’avoir fait à ce moment là, ça n’a rigoureusement rien à voir avec le fait d’avoir continué après la chute du mur de Berlin. Après la chute du mur de Berlin, moi, j’ai dit dans notre combat contre le totalitarisme communiste, nous avons été amenés à faire des choses, à soutenir des États que nous n’aurions moralement pas dû soutenir, mais ennemi principal oblige » (Alain Madelin, 17 septembre 2001).
Cette représentation n’est pas absente parmi certains chercheurs. « La fin de la guerre froide avait privé le monde d’un ennemi, le 11 septembre lui en a offert un autre : le terrorisme islamiste » (Laïdi, Salam, 2002, p. 9). Ali Laïdi est journaliste depuis une vingtaine d’années. Il est également chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
Un seul discours de Bruno Mégret, celui du 30 septembre 2001, rassemble 96% des arguments politiques.
Kruger Alan B., Maleckova Jitka, 2002, « Education, Poverty, Political Violence and Terrorism : Is There a Causal Connection ? », Working Papers, n° 9074, Woodrow Wilson School, University of Princeton, May (cité dans Von Hippel, 2003, p. 22).
Ce constat n’invalide pas le lien possible entre pauvreté et violence dans la mesure où ces régions connaissent de nombreux conflits internes.
Outre le problème originel de la comptabilité des actes de violence terroriste qui renvoie aux problèmes de la définition du terrorisme.
L’une des critiques que l’on pourrait porter à ce travail est d’assimiler des pays en transition démocratique et aux institutions encore fragiles à une démocratie achevée (si tant est que ce régime institutionnel puisse être achevé un jour). On pourrait ainsi estimer que ce n’est pas la nature démocratique de la transition qui provoquerait la corrélation avec le terrorisme mais la nature transitionnelle de la situation politique.