2.1 L’évaluation historique du 11 septembre 2001

La question des attentats du 11 septembre 2001 comme événement s’impose à nous de manière évidente. Alors qu’elle aurait pu être abordée en introduction, nous avons repoussé cette interrogation au sein de la partie finale dans laquelle nous nous intéressons aux processus discursifs de qualification historique des faits sociaux. En effet, cette question ne nous parait pas être centrale dans une analyse du discours politique par rapport à une analyse du discours médiatique. En effet, par leurs capacités de sélection et de reconfiguration des faits sociaux, les journalistes sont plus à même de constituer la notion d’événement (Esquenazi, 2002) tandis que pour Éliseo Veron, l’événement est une construction sociale bâtie par les médias (Veron, 1981, p. 7-8). Il ne s’agit pas de trancher entre les tenants sociologiques d’une approche constructiviste et ceux médiatiques d’une approche naturalisante911 mais seulement de signifier la centralité des médias dans la représentation des événements et, a fortiori, de signifier l’importance de cette question dans une analyse du discours médiatique.

Toutefois, cet « impensé des sciences sociales »912 n’est pas un vocable à évacuer du discours politique ; d’une part, l’interdépendance entre les journalistes et les hommes politiques est telle que le processus d’événementialisation circule d’un champ à un autre (par exemple par la revendication d’un journaliste auprès d’un homme politique de réagir face à l’« événement ») ; d’autre part, parce que l’autorité relative qui peut être accordée à la parole politique, notamment dans une période de consensus partisan, contribue à consacrer (ou au contraire à dénier) la valeur historique d’un fait social.

Les attentats du 11 septembre 2001, à cause du déroulement immédiatement public de l’événement et de sa consécration par les commentaires médiatiques, constituent un événement social hors norme. Le philosophe Paul Ricœur conférait à l’événement historique une ambivalence : si ce dernier engendre de la stupeur par sa brutalité même, il ne prend sens qu’en s’insérant dans une narration, réponse à la demande de signification qui émerge. « D’abord quelque chose arrive, éclate, déchire un ordre déjà établi ; puis une impérieuse demande de sens se fait entendre, comme une exigence de mise en scène » (Ricœur, 1991, p. 56). Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, il insiste sur le critère de surprise, intrinsèque à tout événement, en intégrant ce contre-pied au sein d’une narration historique. « Au plan narratif, l’événement est ce qui en survenant, fait avancer l’action : il est une variable de l’intrigue. Sont dits soudains les événements qui suscitent un revirement inattendu » (Ricœur, 2000, p. 313). Mais l’auteur évoque un second trait caractéristique : l’exacerbation d’une nouvelle représentation historique.

‘« La structure, en tant que phénomène de longue durée, devient par le récit condition de possibilité de l’événement. […] La description des structures en cours de récit contribue ainsi à éclaircir et à élucider les événements en tant que causes indépendantes de leur chronologie. Le rapport est d’ailleurs réversible ; certains événements sont tenus pour marquants dans la mesure où ils servent d’indices pour des phénomènes sociaux de longue durée et semblent déterminés par ceux-ci » (Ricœur, 2000, p. 317).’

Cette exigence apparaît dans la couverture médiatique des attentats, notamment dans la presse écrite.

Une ambivalence s’installe dès les premiers récits médiatiques sur les attentats : la stupeur minimise la part du récit (présence de photographies, description factuelle des attentats, citations de témoins et de dirigeants politiques) puis rapidement la mise en sens de l’événement se construit. Cette construction s’exprime par un nombre croissant d’articles explicatifs consacrés à l’événement913 ainsi que de nombreuses contributions d’experts : près d’une cinquantaine interviendront dans la presse, dans des domaines aussi variés que la politique, la religion, la justice, l’architecture, l’économie (Lamy, 2005). Ce double processus est présent également dans le discours politique. Avant d’évaluer les spécificités d’une nouvelle période historique, il faut au préalable évaluer l’événement par des repères historiques (usages du passé) et des processus de dénomination.

Notes
911.

Pour aller vite, nous pouvons distinguer deux postures à partir desquelles se déploient les analyses sur les rapports entre les médias et la réalité sociale. Il y a d’abord l’approche constructiviste des sciences sociales où l’événement est une construction des médias et le produit de l’économie politique du champ journalistique (Nora Pierre, 1974, « Le retour de l’événement » in Le Goff Jacques, Nora Pierre (dir.), 1986, Faire de l’histoire. « Nouveaux problèmes », Paris, Gallimard, p. 285-308 ou Champagne Patrick, 1990, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Les éditions de Minuit). La seconde approche est celle « naturaliste » des acteurs médiatiques pour qui l’événement est un objet du réel : il est ce qui arrive, il est marqué par son retentissement ou sa singularité (Arquembourg, 2006, p. 14).

912.

Pour Jocelyne Arquembourg, cette méfiance des sciences sociales à utiliser cette notion trouve son origine dans le déplacement historiographique, inauguré par l’école des Annales, du repérage des causalités historiques vers les processus de longue durée. Elle s’est perpétuée avec les questionnements sur une substance autre que médiatique de l’événement (Pierre Nora) (Arquembourg, 2006, p. 13).

913.

Par exemple, Le Monde consacre 61 articles à l’événement le 13 septembre 2001 dont 20 sont des articles d’analyse.