Une des étapes importantes dans l’interprétation d’un événement est sa dénomination. La nomination d’une situation sociale implique un prédicat de réalitéqui affirme l’existence de l’événement et produit un acte de baptême distinguant cet événement des autres (Leroy, 2004).
La désignation la plus fréquente dans les discours politiques est le 11 septembre (62 occurrences) devant les attentats du 11 septembre (29 occurrences) et le 11 septembre 2001 (18 occurrences)914. Les trois expressions se sont construites à partir d’un processus d’extraction métonymique, soit à partir du jour de l’événement (les attentats du 11 septembre), soit à partir de la datation précise (jour-mois-année), soit à partir d’une datation incomplète (le jour seulement). Il est remarquable de noter que c’est l’expression la plus simple et la plus imprécise qui s’est imposée dans le débat public915. Cette simplicité masque en fait une indétermination quant à la signification exacte de l’événement.
Face à l’impossibilité des acteurs médiatiques et politiques à accréditer une dénomination précise, la désignation la plus simple s’est imposée sous la forme 11 septembre 916. L’identification de ces attentats par leur seule date renvoie à une dénomination minimale du fait historique et montre, par la-même, l’incapacité des énonciateurs à trouver une autre dénomination pertinente comme l’exprime le philosophe Jacques Derrida quelques mois après le 11 septembre 2001.
‘« Le 11 septembre […] : on répète cela, et il faut le répéter, il faut d’autant plus le répéter qu’on ne sait pas très bien ce qu’on nomme ainsi, comme pour […] dénier, au plus près de cet acte de langage et de cette énonciation, l’impuissance à nommer de façon appropriée, à caractériser à penser la chose en question, à se porter au-delà du simple déictique de la date : quelque chose de terrible a eu lieu le 11 septembre, voilà, et au fond on ne sait pas quoi » (Derrida et Habermas, 2004, p. 135). ’Cette simplicité dans la construction syntaxique conduit à deux conséquences sémantiques. L’énonciation simple du 11 septembre a monopolisé la désignation du onze septembre 2001 et a ainsi exclu d’autres événements de cette dénomination en les obligeant à trouver une nouvelle qualification pour être intelligible917. En outre, l’absence de précisions dans sa construction offre un potentiel important de multiples significations pour les destinataires (effet de surprise, rupture historique, tragédie intense, terrorisme, etc.). Les autres attentats étudiés n’ont pas bénéficié de dénominations stabilisées, exception faite des cinq occurrences de le 11 mars, des quatre occurrences de les attentats de Madrid et des cinq occurrences de les attentats de Londres. Au-delà du processus de désignation, l’évaluation historique d’un événement se détermine dans l’usage des significations historiques qui lui sont rattachées.
Si les cadrages médiatiques, notamment à la suite des attentats du 11 septembre 2001, ont favorisé une lecture rupturiste de l’événement, les locuteurs politiques français se sont montrés plus prudents918. En effet, la qualification historique de l’événement (exceptionnel, rupture, inédit, d’une autre nature) domine les premiers jours directement consécutifs aux attentats avant de laisser place à un discours plus mesuré. Entre le 11 et le 18 septembre 2001, la fréquence de la thématique « qualification historique » est de 1,2 apparitions par discours. Après le 18 septembre et jusqu’à la fin des discours de 2001, la fréquence chute à 0,5 apparition par discours. L’expression sans précédent est par exemple utilisée à 21 reprises (90% des discours sont produits entre septembre et octobre 2001) pour décrire l’intensité de la violence des attentats, la rareté des cibles touchées (le territoire américain) voire la solidarité des Français919. Le président de l’Assemblée nationale, Raymond Forni, emploie une anaphore pour appuyer la nature inédite de cet événement dans sa totalité (intensité, imprévisibilité, retentissement, conséquences humaines, etc.).
‘« Mardi 11 septembre dernier, les États-Unis ont été frappés par une vague d’attentats sans précédent dans l’histoire de ce pays, sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Sans précédent par les moyens employés, […] sans précédent par le nombre des victimes […] » (14 septembre 2001).’La seule autre utilisation de cette expression a été faite par Dominique de Villepin après les attentats du 11 mars 2004. Dans le même ordre d’idées, l’adjectif inédit a été employé à 7 reprises pour décrire le mode opératoire ou la cible touchée. La discrétion des occurrences lexicales signifiant la rupture historique s’explique par la cohérence politique qu’une telle évaluation implique.
Si un événement est décrit comme une rupture, il conduit les gouvernants à proposer des réformes politiques radicales afin de maintenir l’équilibre dans l’argumentation (sous la forme « à rupture historique, rupture dans les actions politiques »). A titre d’exemple, les revendications d’une remise en cause (de la diplomatie française notamment) sont peu nombreuses (8 occurrences du syntagme) et issues essentiellement de locuteurs non gouvernementaux (appartenant à la majorité parlementaire comme le communiste Jean-Louis Boquet ou à l’opposition comme François Bayrou920 ou Alain Madelin). D’ailleurs, si Pierre Moscovici, ministre délégué aux Affaires européennes, emploie ce terme, c’est bien dans une construction négative : « Je ne vois, pour ma part, aucune raison qui puisse justifier une remise en cause [du] calendrier » (24 octobre 2001). En outre, nous pouvons faire l’hypothèse que les locuteurs politiques ne souhaitaient pas accréditer une lecture « rupturiste » de ces événements afin de rassurer la population et les acteurs économiques.
Une nouvelle fois, les questions posées par les journalistes signalent leur lecture de l’événement. A de multiples reprises, ils demandent si « tout a changé le 11 septembre » à leur interlocuteur qui répond par une relativisation de la portée historique de l’événement. A titre d’illustration, nous reprenons un échange entre le journaliste d’Europe 1, Jean-Pierre Elkabbach, et le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine :
‘« Jean-Pierre Elkabbach : Là où vous êtes, est-ce que vous dites que mardi 11 septembre 2001, le monde a, d’une certaine façon, basculer, qu’il faudra tout repenser tout réinventer, inventer une nouvelle politique, un nouveau monde et comment ?D’ailleurs les responsables gouvernementaux relativisent la confiscation du débat public par les attentats du 11 septembre 2001 en avançant le maintien des logiques sociales préexistantes. « Je crois qu’il ne faudrait pas oublier qu’après le 11 septembre les mêmes tendances lourdes sont à l’œuvre » (Charles Josselin, 22 septembre 2001). Si les locuteurs ne réfutent pas la valeur historique de la situation internationale921, sa valeur inédite n’est que très rarement dénotée. Mais cette perception peut également être connotée dans l’emploi de références historiques. Ces dernières se réfèrent à une double signification de rupture (provoquée par la surprise) et de renaissance (par l’entrée dans une guerre).
Deux autres dénominations ont été relevées : les attentats (85 occurrences) et ces attentats (36 occurrences). Leur usage a été exclu dans cette réflexion car leur construction ne remplit pas la fonction pragmatique du nom propre : la désignation unique d’un référent. En effet, le décodage de leur signification dépend quasi-exclusivement du contexte d’énonciation pour être compris. En outre, la désignation fondée sur une précision géographique n’a pas eu beaucoup de succès : pas d’occurrence pour les attentats de New York et une occurrence pour les attentats aux États-Unis.
Selon un sondage publié par le Washington Post, le 9 août 2006, 30% des Américains ont oublié l’année des attentats du onze septembre 2001 alors que 95% d’entre eux se souviennent qu’ils ont eu lieu, un onze septembre. « 30% des Américains ont oublié l’année du 11 septembre », Libération, 10 août 2006.
La forme 11-Septembre n’a pas été retrouvée dans les discours prononcés alors qu’elle est récurrente dans les articles de presse.
Par exemple, le renversement de Salvador Allende au Chili le 11 septembre 1973 a été désigné à de multiples reprises comme « l’autre 11 septembre » dans les médias internationaux depuis 2002. De nombreux autres événements aux connotations de surprise et de brutalité ont été désignés à partir de cette forme syntaxique (le premier tour de l’élection présidentielle en France le 11 avril 2002, les attentats de Madrid du 11 mars 2004, l’attentat contre la mosquée d’or de Samarra en Irak, le 22 février 2006 et les attentats de Bombay de novembre 2008). Pour voir une analyse des transformations sémantiques et des significations mémorielles engendrées par ces usages du 11-Septembre, nous nous permettons de renvoyer à notre article, Fragnon Julien, 2007, « Quand le 11-Septembre s’approprie le onze septembre : entre dérive métonymique et antonomase », Mots. Les langages du politique, n° 85, Novembre, p. 83-95.
Les interprétations en terme d’un « avant et d’après » reste relativement rare. « « Il y avait un avant, il y a un après 11 septembre. Les événements du World Trade Center sont aussi importants pour la conscience universelle que la chute du mur de Berlin » (François Bayrou, 17 septembre 2001).
A deux occasions, lors de conférences de presse tenues aux États-Unis, Jacques Chirac insista sur le niveau de mobilisation historique des Français : « L’émotion des Français, vous le savez a été immense, probablement sans précédent historique, devant ces événements dramatiques » (18 septembre 2001).
Pour le président de l’UDF, ces attentats constituent une interrogation quasiment ontologique : « Ce qui se passe est un drame pour le monde et une remise en cause profonde de ce que nous sommes et de ce que nous avons fait » (17 septembre 2001).
L’adjectif exceptionnel est utilisé dans 31 discours (58% des discours en 2001) et historique dans 25 (72% en 2001). Le mot histoire se trouve, au moins une fois, dans 55 discours (dont 67% en 2001). Ces vocables recouvrent la description de la situation internationale mais également le niveau de mobilisation des personnels des pouvoirs publics.