2.1.2 Les usages du passé : entre rupture et renaissance

Les recours au passé ne constituent pas des gages d’authenticité : l’appel à la mémoire n’a pas de valeur positive ou négative car il dépend de ce qu’on en fait. La mémoire collective forme un patrimoine social dont l’expression publique diffuse un ensemble de références au sein d’une entité collective donnée. Ces valeurs rassemblent les individus sous des repères communs, au sein desquels ils peuvent se reconnaître. Les usages politiques du passé sélectionnent certains souvenirs en fonction d’un effet attendu. « La référence au passé constitue un principe d’argumentation à part entière » (Rosoux, 2001, p. 155). Dans le cas présent, les références du passé signifient une rupture et l’entrée dans une guerre mondiale.

La référence à Pearl Harbor est l’une des plus utilisées pour décrire les conséquences des attentats aux États-Unis (six occurrences). La signification de la comparaison vise à décrire le choc ressenti par les Américains ; un choc produit par l’imprévisibilité et l’intensité (en termes de destructions humaines et matérielles de l’attentat). « Le pays est en état de choc. Je crois que la comparaison qui vient à l’esprit c’est Pearl Harbor. Je pense que, depuis 60 ans, les États-Unis n’ont pas ressenti cela » (Pierre Moscovici, 11 septembre 2001). Si la comparaison puise dans les représentations sédimentées de l’événement originel (surprise et audace de l’opération, fin du sentiment d’inviolabilité du territoire ou lâcheté des auteurs de l’attaque922), d’autres propriétés sont extraites du procédé syntaxique : notamment le rôle déclencheur du bombardement de Pearl Harbor dans l’engagement militaire américain dans la Seconde guerre mondiale. Pierre Moscovici poursuit donc : « [les Américains] ont l’impression d’être en guerre face à un ennemi invisible » (ibid.). Le député RPR Pierre Lellouche utilise la référence en tant que nom propre modifié (emploi d’un déterminant indéfini et ajout d’un adjectif) afin d’en extraire une propriété générique923 : la créativité d’un événement c’est-à-dire sa capacité à enclencher des conséquences profondes. « L’Amérique va vivre ça comme une sorte de second Pearl Harbor. […] Je crains que les conséquences soient immenses sur l’ensemble du Proche-Orient »924. Mais d’autres locuteurs récusent cette comparaison.

Hubert Védrine s’appuie sur le souvenir de Pearl Harbor pour montrer l’intensité et le retentissement supérieurs des attentats du 11 septembre 2001.

‘« Vous avez dû être frappé comme moi par le fait que les commentateurs américains relèvent qu’il y aura beaucoup plus de victimes qu’à Pearl Harbor, même si les deux choses ne sont pas comparables. […] C’est un choc terrible pour les Américains parce qu’ils n’ont jamais été agressés dans leur histoire, sur leur propre sol. Pearl Harbor était une base dans le Pacifique » (14 septembre 2001).’

Jean-Pierre Chevènement pense de son côté que la comparaison est trompeuse car les conséquences ne seront pas les mêmes : la lutte contre le terrorisme ne met pas aux prises des États et des armées mais, des États contre des organisations non étatiques (20 septembre 2001). La référence à Pearl Harbor renvoie à d’autres occurrences du souvenir de la Seconde guerre mondiale dont la signification est décalée de l’événement originel.

Ces usages du passé réfèrent la situation postérieure aux attentats, tant du point de vue de l’évolution des relations internationales que de la construction d’une figure ennemie. Pour construire l’identité maléfique, le souvenir des totalitarismes du vingtième siècle est alors rappelé par certains locuteurs. Alain Madelin compare, par trois fois, les totalitarismes nazi et communiste avec ce « nouveau fascisme islamique » (les 17, 19 et 20 septembre 2001). Le responsable de DL assimile à la fois l’organisation Al-Qaïda et le régime des Talibans sous cette expression qui se fonde sur la nature « oppressive » du pouvoir politique vis-à-vis de son peuple. Si la pensée politique fasciste relève bien, en dépit de la pluralité de ces exemples historiques, d’un rejet du libéralisme politique et des valeurs humanistes et individualistes, cette comparaison est fausse tant du point de vue des caractéristiques des mouvements politiques fascistes (centralisés et hiérarchisés), de la structuration sociale (soutien des classes économiques dirigeantes) que du système politique (la référence historique fondamentale du fascisme est l’État).

Robert Hue effectue une comparaison similaire, non effectuer un contre-sens historique : « le terrorisme se présente alors comme un totalitarisme particulièrement féroce à l’égard des peuples - certains même l’apparentent au fascisme » (26 septembre 2001). Si l’appropriation de la comparaison par le locuteur est relativisée par un procédé de modalisation autonymique (l’incise du groupe prépositionnel certains même) qui signifie une mise à distance du référent (Maingueneau, 1986 (2002), p. 137)925, la construction de la phrase suggère une gradation entre les notions employées qui va du totalitarisme au fascisme. Or, malgré la diversité ou les biais des définitions, le totalitarisme renvoie plutôt à un approfondissement (et donc à une gradation) de l’idéologie et du système fasciste926. Cependant, la stratégie argumentative ne vise pas la pertinence historique mais l’ancrage du souvenir de la Seconde guerre mondiale dans le débat public sur le terrorisme. L’objectif est de rappeler quelques figures historiques et mobilisatrices de l’ennemi (le nazisme, le fascisme)927 au sein du processus narratif.

Ainsi, quelques références (trois exactement) présentent la lutte contre le terrorisme comme le prolongement de la Seconde guerre mondiale. « Ce combat pour la liberté, c’est un combat permanent qui nous est commun, qui attache profondément les deux rives de l’Atlantique et qui se poursuit sans cesse. Aujourd’hui, il prend naturellement la forme de la lutte contre le terrorisme » (Jacques Chirac928). Nicole Guedj reprend à son compte l’expression de « quatrième guerre mondiale »929 pour désigner la lutte contre le terrorisme. « Au moment où tout nous rappelle les sacrifices consentis pour vaincre le nazisme, nombreux sont ceux qui s’accordent désormais à parler d’une quatrième guerre mondiale qui se cacherait sous le masque ignoble et lâche du terrorisme » (3 juin 2004). Plus que la situation historique, c’est l’état d’esprit des gouvernants et de la Nation qui est similaire.

‘« Nous devons le faire ensemble, Américains et Européens, Américains et Français, dans l’esprit qui nous avait guidés et réunis aux heures les plus graves de notre histoire, quand l’indépendance de l’Amérique était en jeu ou quand il s’agissait de libérer l’Europe et la France du joug nazi » (Dominique de Villepin, 28 septembre 2004). ’

Ces références demeurent cependant marginales dans la mesure où la mobilisation populaire reste limitée par l’absence d’attentats sur le sol français et la relative absence médiatique de la présence militaire en Afghanistan930. D’autres événements ont également utilisés tels que la chute du Mur de Berlin ou la Première guerre mondiale931.

Avec le souvenir de la chute du Mur, la signification de la surprise et de la naissance d’une nouvelle période historique demeure.

‘« Le 11 septembre 2001, nous avons changé de monde, aussi sûrement que nous l’avions fait dans la nuit du 9 novembre 1989, quand le mur de Berlin est tombé. Avant le 11 septembre, les États-Unis étaient regardés comme la seule hyperpuissance de la planète. […] Dans ce massacre épouvantable, provoqué par des kamikazes armés de cutter, cet équilibre du monde reposant sur un seul pilier a disparu » (François Bayrou, 29 septembre 2001).’

Le ministre délégué à la Coopération et à la francophonie, Charles Josselin, rappelle ce souvenir en fondant une relation métonymique entre les deux événements (l’effondrement de bâtiments qui réfère l’effondrement d’une période historique).

‘« Parce qu’elles étaient l’incarnation la plus éclatante du capitalisme planétaire, les tours jumelles du World Trade Center ont, dans leur effondrement, marqué évidemment d’une date singulière, l’histoire encore récente de la mondialisation et déjà certains utilisent le 11 septembre comme une autre borne à rapprocher de cet autre effondrement que fut celui du mur de Berlin. Chacun voit bien que si ce fut dans les deux cas l’effondrement d’un mur en pierre pour l’un, en béton et en acier pour l’autre, ce sont deux événements qui s’opposent complètement dans leur fondement, dans leur motivation, mais qui l’un et l’autre en effet peuvent être considérés comme des bornes historiques désormais » (22 septembre 2001).’

Le 11 septembre 2001 est considéré comme un jalon déterminant dans le processus historique de la mondialisation par sa révélation de certaines tendances lourdes. Les usages du passé et les processus de dénomination servent à qualifier et à mesurer l’événement historique.

Le discours politique fixe ainsi des jalons à la séquentialité de son récit. Deux dimensions sont nécessaires à la constitution symbolique d’un événement : l’attribution d’une valeur déterminée et la réduction de son indétermination (Quéré, Neveu, 1996, p. 14). Les attentats du 11 septembre 2001 ne prendront sens qu’à travers leur fonction de révélateur d’une situation historique.

Notes
922.

Robert Kagan, « Venger le jour de l’infamie », Le Monde, 13 septembre 2001. L’expression « le jour d’infamie » est une métaphore utilisée pour décrire l’attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 depuis qu’elle a été utilisée par le président Franklin Roosevelt lors son allocution du 8 décembre 1941. « What was clear was that the World Trade Center would take its place among the great calamities of American history, a day of infamy like Pearl Harbor, Oklahoma City, Lockerbie », « President Vows to Exact Punishment for “Evil” », The New York Times, 12 septembre 2001.

923.

« Le nom propre modifié est accompagné de déterminants qui lui “ font perdre [son] caractère “unique” et “singulier” ” et lui permettent de catégoriser, sans toutefois supprimer sa fonction identifiante » (Siblot et Leroy, 2000, p. 94)

924.

Cité dans Reuters, 11 septembre 2001.

925.

François Bayrou utilisa la métaphore « un espèce de totalitarisme religieux » (19 septembre 2001) dont la capacité d’identification n’est pas complète.

926.

Nous pouvons faire l’hypothèse que l’argument de la « lutte contre le fascisme » dispose d’un potentiel mobilisateur plus important (par son insertion dans des cadres culturels sédimentés) que la lutte « contre le totalitarisme » dans le contexte d’énonciation du discours (un discours devant les membres du PCF).

927.

Ces procédés argumentatifs (ou manipulatoires selon la distinction de Philippe Breton) s’intègrent mieux dans les caractéristiques du phénomène de distorsion déjà évoqué. « Cherchant à lever toute forme d’ambiguïté liée à une information nouvelle quant à l’ennemi, la distorsion peut se résumer à cette fonction : fixer des repères stables et simplifiés face à une réalité des faits plus obscure. Cette distorsion résulte soit d’une attention sélective du locuteur à l’égard de certaines informations soit d’une interprétation inclinée révélant le poids de la mémoire dans la désignation d’un ennemi » (Ramel, 2000, p. 27).

928.

Cité dans Reuters, 26 mai 2002.

929.

Cette expression est apparue au mois de novembre 2001 dans un article d’Eliot Cohen, professeur de politique étrangère américaine, dans la revue Commentary (revue conservatrice fondée en 1945). Elle fut consacrée en France par la publication des ouvrages de François-Bernard Huygue, Quatrième guerre mondiale, l’art de la guerre (Paris, Éditions du Rocher, 2004), de Thierry Wolton, Quatrième guerre mondiale (Paris, Grasset, 2005) puis celui, critique, de Pascal Boniface, Vers la 4 ème guerre mondiale ? (Paris, Armand Colin, 2005). Cette expression avait préalablement été utilisée par le sous-commandant Marcos, en 1997, pour décrire la nouvelle donne économique produite par la globalisation économique (concentration de la richesse et répartition de la pauvreté, rébellions politiques, etc.). Le texte avait été publié en France par Le Monde Diplomatique, voir Sous-commandant Marcos, « La 4ème Guerre Mondiale a commencé », Le Monde Diplomatique, août 1997, n° 521, p. 1-5.

930.

L’année 2008 constitue une exception de ce point de vue puisque la guerre en Afghanistan s’est insérée dans l’agenda médiatique et politique à diverses occasions (annonce par le Président de la République de l’envoi de troupes supplémentaires le 26 mars, débat parlementaire et motion de censure de l’opposition le 1er avril, mort de dix soldats français le 10 août).

931.

« De même que le premier conflit mondial a façonné l’histoire du siècle précédent, les attentats de New York et de Washington augureraient alors d’une généralisation et d’une inscription dans la durée d’une nouvelle menace terroriste aussi violente qu’imprévisible » (Quilès, 2001, p.7).