Discutée par les gouvernants au cours de l’automne 2001, la « rupture » a ensuite été banalisée et, donc, consacrée par la redondance des discours et des attentats932. On peut en effet considérer que c’est autant la multiplication des attentats attribués à Al-Qaïda que les attentats du 11 septembre 2001 qui ont donné sa signification d’événement fondateur au 11 septembre 2001. Les discours sur les attentats suivants de Karachi, Madrid ou Londres font ainsi référence implicitement ou explicitement aux attentats aux États-Unis.
Cette référence peut être dénotée par l’usage de dénominations spécifiques ou par l’emploi de marques d’énonciation. L’adverbe de temps encore désigne la persistance d’un procès narratif et dont le terme est actualisé au moment de l’énonciation. « Cet attentat confirme la réalité des menaces que le terrorisme continue de faire peser de par le monde » (Dominique de Villepin, 8 mai 2002). Les discours consécutifs aux attentats du 8 mai 2002, du 11 mars 2004 ou du 7 juillet 2005 contenaient ainsi nombre de traces anaphoriques, inscrivant chaque nouvel épisode terroriste dans un récit global dont l’origine remonte au 11 septembre 2001. L’adverbe de temps encore comporte une dimension anaphorique qui construit un récit global menaçant : « la terreur et la haine viennent encore de frapper » (Jacques Chirac, 8 mai 2002), « je viens d’apprendre avec horreur que le terrorisme a encore frappé à Madrid » (Jean-Pierre Raffarin, 11 mars 2004).
Sur le plan syntaxique, cette redondance s’illustre par l’énumération des noms des villes touchées par les attentats, à l’aide d’une simple virgule933. « New York, Madrid, Londres le terrorisme n’a pas de frontière » (Nicolas Sarkozy, 17 novembre 2005). Dans ce passage, l’absence de mot de liaison et la répétition des noms de ville contribuent à relier les trois références dans une même signification ; d’autant que le passage du pluriel (les trois villes) au singulier (le terrorisme) renvoie à une assimilation des trois événements au sein d’un même phénomène. Cette interprétation peut être également explicite lorsque les trois attentats sont appréhendés comme les parties d’un tout menaçant.
‘« Les attentats du 11 septembre 2001 à New York, du 11 mars 2004 à Madrid et du 7 juillet 2005 à Londres nous rappellent cruellement qu’aucune grande démocratie n’est à l’abri de la terreur, de la haine et de l’inhumanité. Ces événements tragiques, […] montrent que, dans notre bataille contre le terrorisme, nous devons tout mettre en œuvre pour empêcher les terroristes de s’installer durablement dans les pays pris pour cible » (Philippe Douste-Blazy, 7 juillet 2005). ’La succession des attentats et leur description à l’aide d’un registre ordinal (série) ou d’un vocabulaire maritime (vague d’attentats) contribue à illustrer la justesse de la vision d’ensemble : « Avec le recours au terrorisme par certains extrémistes se réclamant de l’islam, nous sommes cependant entrés par vagues successives dans une ère nouvelle » (Dominique de Villepin, 28 septembre 2004) ; « ce qui veut dire que bien des thèmes mis en lumière par cette vague d’attentats avaient été étudiés auparavant » (Alain Richard, 5 novembre 2001). L’emploi du mot vague renvoie à la fois à un déferlement d’actes violents et à une multitude d’actions reliées entre elles par un processus commun.
‘« Une fois que l’attentat est labellisé comme un événement majeur, les éléments du décor s’imbriquent les uns aux autres. Ils constituent un modèle stable qui sert de référence continue pour décrire le chaos. Le décor est en quelque sorte préexistant à l’irruption de la violence ; il est déjà en soi une grille de lecture » (Marchetti, 2003, p. 73).’Ces analyses trouvent un écho très important dans l’espace médiatique notamment à travers l’usage journalistique de l’expression L’Après-11 septembre.
Au cours d’une recherche menée dans la presse nationale (Le Monde, Le Figaro et Libération) entre le 11 septembre 2001 et le 11 septembre 2006, nous avons retrouvé 606 occurrences de ce syntagme ce qui correspond à une fréquence de 3,7 apparitions par mois et par quotidien. Cette expression désigne la période historique ouverte par les attentats du 11 septembre 2001 et relève de la catégorie du chrononyme934. Il participe d’une mise en scène de la conflictualité sociale car le découpage du temps effectué favorise certaines représentations des clivages. La dénomination de la période qu’elle contribue à découper suggère une interprétation des luttes sociales. Sa désignation entretient son usage possible comme modèle pour penser les faits sociaux postérieurs aux attentats du 11 septembre 2001 (Fragnon et Lamy, 2008). Souffrant de son origine traumatique et révélatrice, cette dénomination désigne une ère de désordre et d’incertitude ; les journalistes évoquent ainsi « le désordre spectaculaire de l’Après 11 septembre »935ou « la débâcle de l’Après-11 septembre »936.
Les attentats du 11 septembre 2001 consacrent la naissance d’une nouvelle période calendaire, ils représentent l’année zéro d’une chronologie inédite engendrant la renaissance de tout fait social postérieur : ainsi on parle des « premiers Jeux Olympiques de l’Après-11 septembre »937 ou des « premières élections de l’Après-11 septembre »938. L’environnement cotextuel du chrononyme fournit une évaluation largement négative de la période référée. La circulation de l’occurrence montre un lien entre l’Après-11 septembreet des événements tels que les attentats de Bali, Madrid et Londres, le tsunami en Asie du Sud-Est, le cyclone Katrina en Louisiane ou la guerre en Irak. Les représentations de la période renvoient à des registres discursifs divers mais marqués par une homologie angoissante : registre de l’inquiétude (« le temps inquiet de l’Après-11 septembre »939) ; registre de la guerre (« les guerres de l’Après-11 septembre »940) ; ou des désastres bibliques (« face à l’apocalypse latente que représente le terrorisme tel qu’il est possible de l’imaginer dans l’après-11 septembre »941). Cette nomination désigne une période historique caractérisée par une logique irrépressible : le dérèglement de la marche du monde et de l’histoire.
A la différence des acteurs médiatiques, les locuteurs politiques utilisent peu ce syntagme (seulement cinq occurrences dont la détermination demeure neutre). Seul Alain Madelin confère une signification à l’après-11 septembre, celle d’un monde plus régulé et équilibré. « [La] France doit […] se porter au premier rang de la construction d’un nouvel ordre international civilisé et équilibré. C’est ce que nous aurions dû déjà faire depuis longtemps. C’est l’exigence de l’après 11 septembre » (19 septembre 2001). Une fois la construction d’une nouvelle période historique actée dans les discours politiques et médiatiques, il s’agit de s’interroger sur sa nature profonde. En dépit de la quasi-invisibilité du chrononyme l’Après-11 septembre, les énoncés du désordre imprègnent les discours politiques.
Dans la partie sur les discours mobilisateurs, nous avons repéré les procédés syntaxiques utilisés par les locuteurs pour verbaliser leur surprise ou leur choc devant l’événement soudain. Mais la lecture d’un événement prend une signification en s’insérant dans des cadres historiques et culturels. L’événement est réinterprété par son insertion dans des relations causales (rapport au passé) tandis qu’une configuration narrative se met en place (rapport au futur). Cette dernière met en scène les attentats du 11 septembre 2001 comme la cristallisation violente d’un déplacement global du monde. Les incertitudes sur la stabilité des relations internationales rejoignent les instabilités sociales et politiques produites par la globalisation économique.
Certains auteurs ont mis en question l’importance historique des attentats en relativisant son caractère inédit dans le mode opératoire terroriste : Gérard Chaliand évoque un changement quantitatif et non qualitatif dans le terrorisme (Chaliand, 2002, p. 15) tandis que Pierre Mannoni met en garde contre l’inflation sémantique intrinsèque à l’action terroriste qui conduit à une distorsion du regard (Mannoni, 2004, p. 20).
Ce procédé syntaxique se retrouve à huit reprises dans des discours de 2005.
« Nous appelons chrononymetout syntagme servant à désigner en propre une période de temps spécifique, ou encore, plus précisément, un nom propre qui découpe et dénomme une portion de temps qu’il singularise » (Bacot, Douzou, Honoré, 2008, p. 5).
Le Figaro, 20 janvier 2005.
Le Figaro, 08 janvier 2005.
Le Figaro, 14 août 2004.
Le Figaro, 30 janvier 2006.
Le Figaro, 22 septembre 2004.
Le Monde, 11 septembre 2003.
Libération, 1er novembre 2001.