2.2.1 Le modèle du « retour de l’Histoire »

Le modèle du « retour de l’Histoire » désigne un ensemble d’arguments qui inscrivent la rupture du 11 septembre 2001 comme le point de départ d’un renouveau historique marqué par la résurgence de la violence et des idéologies totalitaires944. Ce modèle se fonde sur quelques principes liminaires : sur le plan géopolitique, la disparition de l’Union Soviétique met fin à la Guerre Froide et à l’équilibre de la terreur nucléaire ; sur le plan moral, les valeurs de démocratie et des droits de l’homme sont consacrées dans des institutions (les Nations Unies) ou une justice internationales (la Cour Pénale internationale) ; sur le plan économique, la globalisation des échanges commerciaux contribue à la pacification du monde et à l’enrichissement général de la planète. Si des situations historiques dramatiques subsistent (guerre en ex-Yougoslavie, génocide au Rwanda), le processus demeure globalement positif par les espérances qu’il porte. Ce modèle assimile l’histoire et son moteur à la violence ; la réduction des conflits dans le monde connotant une neutralisation du processus historique.

Ces arguments se construisent sur la thèse de Francis Fukuyama qui suggérait que la démocratie libérale constituait le point final de l’évolution idéologique de l’histoire (et non pas une neutralisation des événements historiques). Selon lui, la démocratie représentait une aspiration consensuelle et un horizon indépassable de la théorie politique.

‘« L’histoire n’était pas un enchaînement aveugle d’événements, mais un tout significatif, dans lequel les idées humaines concernant la nature d’un ordre politique et social se développaient et s’épanouissaient. Si nous en sommes à présent au point de ne pouvoir imaginer un monde substantiellement différent du nôtre, dans lequel aucun indice ne nous montre la possibilité d’une amélioration fondamentale de notre ordre courant, alors il nous faut prendre en considération la possibilité que l’Histoire elle-même puisse être à sa fin » (Fukuyama, 1992, p. 77). ’

Avec les attentats du 11 septembre 2001, l’histoire semble renaître mais au sein d’un processus régressif.

La violence et les guerres, moteurs du vingtième siècle, resurgissent dans les horizons d’attente des citoyens. A l’occasion d’un discours pour l’ouverture de la trente et unième assemblée générale de l’Unesco, Jacques Chirac acte la fin de l’espérance générée par la thèse de Fukuyama. Si la description de la période précédente est nourrie de nombreux exemples, la période qui s’ouvre est peu précisée mise à part le fait qu’elle clôt les espérances des années 1990.

‘« Avec la tragédie du 11 septembre dernier, c’est en effet une vision utopique du nouveau millénaire, comme temps de paix et de la fin de l’histoire, qui a été touchée au cœur. D’aucuns avaient le sentiment que nous avions laissé dernière nous le siècle des deux guerres mondiales et de ses millions de morts, de la Shoah, du goulag et de tant d’autres massacres. Malgré les conflits qui continuaient d’ensanglanter notre planète, le siècle naissant était accueilli avec espoir et confiance. Espoir d’un monde libre et pacifié, avec la chute du Mur de Berlin et la fin de la guerre froide. Espoir d’un monde meilleur où les progrès de la science, les vertus de l’éducation, la rapidité des communications apporteraient davantage de prospérité, de justice, de bonheur. Confiance dans les avancées de la démocratie et l’affirmation des solidarités » (15 octobre 2001).’

Ces propos constituent une forme hybride de discours direct qui, en l’absence de guillemets, sont introduits par le groupe prépositionnel (d’aucuns) qui constitue un énonciateur générique945 et montre que le Président de la République ne s’approprie pas entièrement ces propos, comparés à une « vision utopique ». A l’aide d’une construction syntaxique identique (le groupe prépositionnel certains croyaient), Laurent Fabius reprend l’argument de la « fin de la fin de l’histoire » (Bricmont, 2001).

‘« Certains croyaient l’histoire achevée, la géographie dépassée, les bouleversements démodés. Illusion ! Le tragique est toujours là. L’effondrement du World Trade Center marque la première grande convulsion du XXIème siècle, le premier déchirement du monde globalisé qui, depuis une décennie, se construit parfois plus que nous ne le construisons » (7 novembre 2001). ’

Les évolutions historiques sont désignées à l’aide d’un lexique connotant la violence (convulsion, déchirement). Le ministre socialiste des Finances induit l’hypothèse, qu’on retrouvera dans un autre modèle, d’une dépossession de l’histoire. Ce modèle a été repris par Nicolas Sarkozy qui regretta l’absence d’un avènement de la démocratie libérale après la chute du Mur de Berlin. « Contrairement à ce que nous avions pu espérer, la disparition du système bipolaire issu de Yalta n’a pas, comme certains ont pu l’espérer, marqué “la fin de l’histoire” » (11 novembre 2005)946. Si l’indétermination demeure chez la plupart des locuteurs et donnera naissance au troisième énoncé dit de l’« état de nature », d’autres, au contraire, lient la thèse de la « fin de l’histoire » à son pendant, « le choc des civilisations » 947.

Les seuls locuteurs accréditant publiquement cette thèse se situent à l’extrême-droite du champ politique (Jean-Marie Le Pen, Bruno Mégret et Philippe de Villiers). Ce dernier établit un parallèle entre la thèse utopique et heureuse de Fukuyama et celle réaliste et menaçante d’Huntington948.

‘« Ce regard tragique, cette vision apocalyptique […] tranche singulièrement avec l’heureux épilogue de l’aventure universelle imaginée par le fameux Francis Fukuyama en 1992 dans son livre tout aussi fameux “La fin de l’histoire”. Que dit Samuel Huntington qui semble hélas se vérifier dans l’horrible fracas des Tours jumelles de Manhattan ? Les attaques suicides menées contre l’Occident ne sont qu’un début, selon Huntington, nous n’assistons nullement à l’avènement d’une civilisation universelle dans le bonheur d’une démocratie libérale et marchande qui serait acceptée par tous sur la planète et scandée par le rythme paisible des élections régulières, c’est tout le contraire, nous vivons le début d’une grande guerre » (15 octobre 2001). ’

Au-delà des critiques générales portées à l’encontre de ce livre949, il faut préciser que la référence faite par les responsables politiques se construit sur une mauvaise interprétation des propos d’Huntington. Ce dernier ne faisait pas du fondamentalisme islamique le risque majeur de déstabilisation mondiale mais une civilisation islamique frustrée950 et portée par des États et non des groupes privés951. Les critiques produites par les locuteurs politiques se portent sur le caractère allégué et déterminé de cette thèse952 ou sur un argument d’autorité négative (le « choc des civilisations » est la stratégie souhaitée par les organisations terroristes953). Ce modèle du « retour de l’Histoire » marqué par la violence est parfois interprété comme le produit d’une décadence passée.

Cette interprétation, diffusée par de nombreux éditorialistes et commentateurs conservateurs américains, n’a eu que peu d’échos en France, mis à part des dirigeants d’extrême-droite. L’ancien ministre gaulliste Bernard Debré s’inscrit pourtant dans ce registre où la violence terroriste est une illustration d’une décadence globale où les valeurs d’effort, de travail et d’autorité ont disparu.

‘« N’oublions pas que les Français eux-mêmes, enivrés par des slogans fallacieux ne pensent qu’aux 35 heures, aux RTT et aux loisirs. L’économie traverse déjà une crise grave, elle va s’amplifier pendant cette guerre sans nom, mais les slogans sont toujours à la réduction du temps de travail ! Inimaginable ! Les grèves se multiplient, inconscience ! J’oubliais, pendant un match de football, la Marseillaise est sifflée devant deux ministres, sans importance disent-ils ! Le match est interrompu et les ministres visés par des projectiles, broutilles ! Il est temps sans agressivité, mais avec détermination de dire aux Français qu’une guerre débute, elle sera longue et difficile, terrifiante car nouvelle » (Bernard Debré, « Nous sommes en guerre », Le Figaro, 19 octobre 2001).’

La période historique naissante est donc une opportunité de régénérescence morale.

L’argument du « retour de l’Histoire » a été confirmé par un rapport de l’université de Columbia (Canada) sur l’évolution des conflits au vingtième siècle. Quelques soient les variables utilisées (guerres internationales, conflits internes, massacres de population, etc.)954, les années 1990 ont connu une baisse de la violence armée. « During the 1990s, after four decades of steady increase, the number of wars being fought around the world suddenly declined. Wars have also become progressively less deadly since the 1950s » (Human Security Report, 2005, p. 22). Cette dynamique positive s’est inscrite dans une privatisation de la conflictualité mondiale (développement des guerres internes au détriment des guerres entre États). La rédaction du projet ayant débuté en mai 2002, le rapport manque de recul pour interpréter les évolutions produites par les attentats du 11 septembre 2001. Mais dans un autre rapport publié en 2007, l’année 2001 est présentée comme une date charnière : les années postérieures révèlant une inversion dans la baisse du nombre d’actes terroristes, engagées depuis les années 1990 (Human Security Brief, 2006, p. 15), sans que le nombre de morts violentes dans le monde ne dépasse les niveaux des années 1960 ou 1970 (Human Security Brief, 2006, p. 4). Ces chiffres tendraient à corroborer les représentations politiques sur le « retour de l’histoire » provoqué par les attentats du 11 septembre 2001. Mais, une analyse plus fine montre qu’au niveau du terrorisme jihadiste la date charnière est 2003 et l’entrée en guerre des Américains en Irak (Human Security Brief, 2007, p. 15)955.

[Figure n°3]
[Figure n°3]

Ce modèle du « retour de l’Histoire » s’est toutefois essoufflé après 2001 laissant la place à un second modèle, celui de la « mondialisation terroriste ». Détaché de toute perspective historique, ce modèle fait du terrorisme le pendant violent de la globalisation économique.

Notes
944.

Ce modèle s’est illustré très rapidement dans une tribune de l’historien et économiste Nicolas Baverez : « Le 11 septembre marque, pour les démocraties, la rentrée sanglante dans une histoire dont elles entretenaient le vain espoir de se libérer au XXIе siècle », « Back to history », Le Monde, 15 septembre 2001.

945.

Un énonciateur générique représente un ensemble sans attribuer le discours rapporté à une personne en particulier (Maingueneau, 1986 (2002), p. 124).

946.

A la différence des précédents locuteurs, Nicolas Sarkozy s’approprie l’espoir déçu de l’avènement de la démocratie en employant le pronom personnel nous.

947.

20 des 24 discours contenant au moins une occurrence du « choc des civilisations » sont critiques à l’égard de cette thèse. Toutefois, la redondance de cette expression (y compris pour la réfuter) conduit à son ancrage dans le débat politique et médiatique.

948.

Peu de temps après les attentats du 11 septembre 2001, Samuel Huntington avait déclaré : « Les événements donnent une certaine validité à mes théories. Je préférerais qu’il en aille autrement », Le Monde, 27 décembre 2008.

949.

Si Pierre Mélandri reconnait que le concept de « choc des civilisations » n’est pas dénué de liens avec la réalité (notamment sur le degré de proximité des populations avec la figure d’Oussama Ben Laden ou les tentations de replis identitaires dans un monde globalisé), il pense que « le concept brouille la réalité autant qu’il contribue à l’éclairer » (Oussama Ben Laden a tué plus de musulmans que les différents gouvernements américains, le monde musulman est plus divisé que son intégration dans une « civilisation musulmane » laisse supposer et la sympathie envers Ben Laden n’équivaut pas à un soutien à son idéologie), voir Mélandri Pierre, 2003, « Le 11 septembre annonce-t-il un “choc des civilisations” », Cités, n° 14, volume 2, p. 29-43. Plus critique, Georges Contogeorgis de l’université d’Athènes évoque une thèse idéologique fondée sur la partialité des arguments évoqués, voir Contogeorgis, Georges, 2001, « Samuel Huntington et “le choc des civilisations”. “Civilisation religieuse” ou cosmosystème », Persée – Pôle Sud, vol. 14, n° 14, p. 107-124. Par exemple, Samuel Huntington s’inquiète d’une alliance prévisible entre les deux pôles menaçant la suprématie américaine : la Chine et les États musulmans du Pakistan et de l’Iran (Huntington, 1997, p. 263). Dans un autre registre, Marc Crépon a dénoncé le développement d’une culture de la peur de l’autre, inhérent à cette thèse, Crépon, Marc, 2002, L’imposture du choc des civilisations, Nantes, Plein Feux. Dans un ouvrage récent, Hugues de Jouvenel et Geoffrey Delcrix s’inquiétait d’une sorte de prophétie autocréatrice de cette thèse. Selon eux, elle pourrait connaitre un double processus d’invalidation scientifique et de vérification dans la réalité, de Jouvenel Hugues, Delcrix Geoffrey, 2008, Le choc des identités ? Cultures, civilisations et conflits de demain, Paris, Futuribles.

950.

« Le problème central pour l’Occident n’est pas le fondamentalisme islamique. C’est l’islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l’infériorité de leur puissance » (Huntington, 1997, p. 239).

951.

« Une guerre mondiale impliquant les États phares des principales civilisations est tout à fait improbable mais elle n’est pas impossible. Une telle guerre, comme nous l’avons dit, pourrait résulter de l’intensification d’un conflit civilisationnel entre des groupes appartenant à des civilisations différentes, vraisemblablement des musulmans d’un côté et des non-musulmans de l’autre. L’escalade est encore plus plausible si des États phares musulmans expansionnistes rivalisent pour porter assistance à leurs coreligionnaires en lutte. […] La modification des rapports de forces au sein des civilisations et entre les États phares représente un danger plus grand encore, susceptible d’engendrer un conflit mondial entre civilisations » (Huntington, 1997, p. 346).

952.

« Nous devons choisir l’espoir, la solidarité, le dialogue et notamment le dialogue des cultures contre la prétendue fatalité d’un choc des civilisations » (Jacques Chirac, 16 mars 2004).

953.

« En définitive, ce qui se profile derrière la guerre au terrorisme et le lancement d’un djihad contre les occidentaux et leurs alliés, c’est la confirmation d’un choc des civilisations dans lesquelles certains veulent voir le nouvel aboutissement de l’histoire. Car c’est bien dans ce piège que les terroristes veulent nous faire tomber : celui d’une opposition frontale des religions et des cultures, dont nous sortirions tous meurtris et brisés » (Dominique de Villepin, 12 juillet 2004). Cet argument est également celui d’Hubert Védrine énoncé de nombreuses fois dans ses interventions publiques.

954.

Même si le rapport reconnait le biais que constitue l’absence de statistiques officielles sur la violence politique (Human Security Report, 2005, p. 19).

955.

Ce constat fait écho à la prédiction de l’historien Arthur Schlesinger fin 2002 dans le New York Times. Il estimait qu’un jour le monde oublierait le 11 septembre 2001 à moins de déboucher sur une guerre en Irak, Schlesinger Arthur, 2008, « Un jour, on oubliera les Tours », Courrier International, « L’atlas du terrorisme », Mars-Avril-Mai, p. 39-40