2.2.2 Le modèle de la « mondialisation terroriste »

Le second modèle dit de la « mondialisation terroriste » s’appuie sur une approche plus concrète de l’organisation des groupes terroristes et du mode opératoire des différents attentats. La mondialisation peut être définie rapidement comme la propension à produire un marché unique des biens, des services, des capitaux et des personnes. Ce mouvement s’actualise dans une interdépendance entre les différents acteurs nationaux, régionaux ou économiques. L’interrelation a été rendue possible par des innovations technologiques profondes notamment dans les technologies de l’information et de la communication. Ces transformations s’accompagnent d’une modification profonde dans les relations sociales qu’il s’agisse de la puissance militaire ou de la violence.

‘« La mondialisation s’applique malheureusement aussi à la violence : elle facilite les déplacements, les transferts de fonds, les échanges de savoirs et de techniques, la diffusion des moyens d’information. Autant d’atouts que les terroristes savent utiliser à leur profit. On assiste au développement d’un terrorisme “en franchise” » (Michèle Alliot-Marie, 17 novembre 2005).’

Nous avons vu dans quelle mesure ce modèle était déjà en gestation dans les années 1990. Mais, il a pris une dimension plus large à partir de 2001. Edgar Morin insiste sur la nature révélatrice du 11 septembre 2001 dans la mesure où les attentats ont mis à jour des réseaux terroristes souterrains au système de globalisation économique et financière (Baudrillard, Morin, 2003). Al-Qaïda constitue un stade nouveau du terrorisme. La mondialisation technologique et économique a permis une mondialisation terroriste, se transformant dans et par cette mondialisation en menace mondiale.

‘« La mondialisation du terrorisme constitue un stade de réalisation de la société-monde, car Al-Qaïda n’a ni centre étatique ni territoire national, il ignore les frontières, transgresse les États, et se ramifie sur le globe; sa puissance financière et sa force armée sont transnationales. Elle dispose, mieux que d’un État, d’un centre occulte mobile et nomade. Son organisation utilise tous les réseaux déjà présents de la société-monde. Sa mondialité est parfaite » (Edgar Morin, « Guerre éclair, doute persistant », Le Monde, 22 novembre 2001).’

Les parcours internationaux des acteurs terroristes et leur usage récurrent des nouvelles techniques de communication (téléphones cellulaires/satellitaires, courriels, diffusion électronique de propagande, etc.) conduisent à faire du phénomène terroriste une sorte de « passager clandestin » de la mondialisation. Pour filer la métaphore sociologique, les terroristes profiteraient des avantages de la globalisation économique (en termes de facilités de circulation ou de financement) sans avoir à en supporter, jusqu’à présent, les coûts en termes de répression956.

La métaphore entrepreneuriale est également utilisée pour appréhender les organisations clandestines. Elle a pour but de décrire la division du travail dans les mouvements terroristes (les références au système des franchises), leur déterritorialisation et la privatisation de leurs motivations (à l’instar des firmes transnationales). L’usage du lexique entrepreneurial réfère le double ancrage local et international des organisations et la fluidité de leurs modes d’action.

‘« En définitive, Al-Qaïda semble fonctionner comme un holding : une tête virtuelle fournit les motivations et les financements éventuels, tandis que des franchisés autonomes passent à l’action. L’avantage de ce fonctionnement est double : il garantit une protection efficace contre toute offensive extérieure et il démultiplie les capacités de frappe des groupes terroristes. La cause globale engrange les bénéfices de la terreur locale » (Dominique de Villepin, 28 septembre 2004). ’

Les locuteurs emploient la métaphore aux firmes transnationales. « Cette affaire terroriste nous fait prendre conscience que la lutte contre un fléau, qui est un fléau international, face à des organisations qui sont structurées comme des multinationales, cette lutte là ne peut pas être strictement nationale » (Pierre Moscovici, 1er octobre 2001). L’interprétation du terrorisme en termes d’illustration métonymique de la mondialisation se rajoute à un scepticisme populaire sur ce phénomène historique.

Au-delà du poids électoral des leaders politiques usant de la rhétorique nationaliste ou protectionniste, les sondages viennent renforcer cette idée générale : avant même le 11 septembre 2001, 55% des Français pensaient déjà que « la mondialisation était une menace pour [leurs] emplois et [leur] économie »957. A l’approche de 2007 et après cinq ans de gouvernement UMP, c’est Pierre Moscovici du Parti socialiste qui trouve dans les désordres du monde l’origine d’une partie des inquiétudes de la population.

‘« Mais ce qui semble dominer dans les attentes, explicites ou non, des Français à l’égard de la politique européenne et étrangère, c’est bien la recherche d’une réponse à un sentiment dominant d’inquiétude, de doute, de crainte, d’angoisse, voire de déclassement du pays. Cette crainte que beaucoup de Français vivent aujourd’hui pour eux-mêmes, ils la projettent dans le statut de leur pays. L’analyse des enquêtes d’opinion montre en effet que les Français voient largement le monde comme une source de désordre et de menaces. La mondialisation […] n’est pas “heureuse”, elle est vue comme une menace plutôt que comme une chance […]. Le terrorisme suscite l’inquiétude, chaque fois relancée par les grandes vagues d’attentats (New York, Madrid, Casablanca, Londres) » (Moscovici, 2006, p. 9-10).’

La mondialisation, déjà synonyme de délocalisations, est maintenant connotée d’une inquiétude née de l’ubiquité géographique des menaces (les quatre attentats analysés ont eu lieu sur trois continents différents) et son insertion dans une gamme de risques adjacents (conflits régionaux, immigration non maîtrisée, vulnérabilité énergétique). Cette complexification du monde, consécutive à la mondialisation et à l’intensification des échanges, rogne la capacité d’explicitation de la réalité sociale, conférée aux dirigeants politiques.

Ces processus favorisent le développement des inquiétudes. « Chacun a soudain ressenti au plus profond de lui-même que notre monde globalisé, porteur de tant de progrès, était aussi un monde dangereux. Un monde où les menaces sont d’autant plus inquiétantes qu’elles sont plus difficiles à cerner, à identifier » (Jacques Chirac, 4 octobre 2001)958. Le potentiel menaçant de la mondialisation est conceptualisé par le philosophe Zygmunt Bauman qui évoque une « modernité liquide » : celle-ci serait devenue incapable de maintenir durables les structures sociales ou les valeurs collectives. La quête de sens et de repères stables a laissé la place à l’obsession du changement et de la flexibilité (Bauman, 2007). Ces processus rendent le monde particulièrement imprévisible et incertain générant ainsi de l’angoisse, sentiment caractéristique du troisième énoncé repéré, celui de l’« état de nature ».

Notes
956.

« Y avait-il d’ailleurs une raison pour que la mondialisation et les progrès technologiques ne profitent pas aux forces du mal ? Comment imaginer que le monde évolue à vitesse grand V, que des pans entiers de la société se transforment, grâce notamment aux nouvelles technologies de la communication, et que le terrorisme, qui est né et a accompagné l’essor industriel du XXe siècle, reste au stade du “bricolage” ? » (Laïdi, Salam, 2002, p. 15).

957.

Enquête SOFRES des 12 et 13 juillet 2001 sur les « Français et la mondialisation » cité dans Duhamel Olivier et Méchet Philippe (dir.), 2002, L’état de l’opinion. 2002, Paris, Seuil, p. 117. L’auteur de l’article, Bernard Spitz, précise d’ailleurs l’effet potentiellement aggravant des attentats du 11 septembre 2001 sur la méfiance populaire : « précisons que le sondage ici analysé, réalisé en juillet 2001, n’a pas été influencé par la tragédie du 11 septembre et ses conséquences sur l’équilibre mondial et les opinions publiques » (« Une mondialisation, deux France », ibid., p. 114).

958.

Cette citation illustre l’usage « démagogique » du terme mondialisation chez Jacques Chirac. « Successivement Chirac s’inquiète et se réjouit à haute voix avec les Français, s’enthousiasme et compatit, dénonce et applaudit, entend tirer le meilleur et rejette le néfaste, fait preuve d’optimisme et de pessimisme » (Mayaffre, 2004, p. 135).