2.2.3 Le modèle de « l’état de nature »

Le troisième modèle est donc celui de l’« état de nature » au sein duquel les relations internationales ont été fragilisées par la disparition du conflit Est-Ouest structurant, l’abaissement quasiment universel des contraintes à la circulation des hommes (disparition des frontières, progrès technologique et abaissement du coût des moyens de transport) et l’interrelation corollaire entre des espaces mondiaux autrefois différenciés (et non pas sanctuarisés). Notre utilisation de l’expression de Thomas Hobbes vise à caractériser quelques déterminants de ce modèle : l’augmentation du sentiment d’insécurité, l’absence d’institutions régulatrices et protectrices (au niveau international ici) et les revendications implicites d’un nouveau contrat entre les citoyens et l’État, fondé sur la gestion des risques. Ces processus sont lus sous le prisme d’une décadence morale. Pour Alain Bauer et Xavier Raufer, les mutations du terrorisme illustrent une déchéance internationale, auparavant masquée par les représentations stables de la guerre froide qui, aujourd’hui, s’actualisent dans la multiplication des conflits infraétatiques.

‘« Dans le monde chaotique d’aujourd’hui, la guerre ne se fait plus d’État à État et devient donc de plus en plus féroce : ceux que nous affrontons – ou que nous devons pacifier – combattent le plus souvent pour ce que l’homme a de plus viscéral, de plus sacré, le sang (sa vie, sa lignée, sa famille, son clan) et le sol (sa maison, son territoire) » (Bauer, Raufer, 2002, p. 175).’

La thématique de la décadence morale, si elle renvoie peut être à une incompréhension authentique devant un usage indiscriminé du meurtre, illustre en outre l’inscription des discours sur les acteurs terroristes et l’appréhension des attentats dans un cadre interprétatif global.

Le modèle de l’« état de nature » est illustré par Nicolas Sarkozy qui note une exacerbation des tensions internationales à cause de la disparition de la Guerre Froide et des repères traditionnels.

‘« Avec la disparition de la bipolarité Est-Ouest (qui structura le jeu international durant un demi siècle !), notre planète est traversée par des tensions nationales, régionales et culturelles dont les répercussions ne sont pas localement circonscrites. C’est l’étrange paradoxe de notre monde contemporain, qui, en se décloisonnant et s’unifiant, libère simultanément des haines longtemps retenues et des rivalités nouvelles » (23 novembre 2005).’

La disparition de l’ordre international issu de la Seconde guerre mondiale n’a pas été suivie de l’émergence d’un ordre démocratique mais d’une situation indéterminée et déstabilisante.

‘« Etre lucide, c’est reconnaître que la fin du système de Yalta n’a pas marqué l’entrée dans une ère “d’universalisation de la démocratie libérale occidentale” comme certains ont pu le penser, mais au contraire nous a fait passer dans une phase de déstabilisation globale » (Nicolas Sarkozy, 4 septembre 2006). ’

L’unification du monde, visible dans l’économie notamment, signifie aussi la dissémination des foyers de violence. « C’est vrai que par rapport à une période où c’était les États et parfois les blocs qui s’affrontaient mais aussi contrôlaient leurs réactions, le monde international d’aujourd'hui est la source de tensions qui viennent de forces obscures » (Lionel Jospin, 12 septembre 2001). Le monde est présenté comme dynamique, précaire et en attente d’une régulation internationale. « Nous sommes […] entrés dans une phase de déstabilisation globale et insécurisante » (Nicolas Sarkozy, 11 novembre 2005). L’insécurité provient de l’interconnexion entre l’ensemble des territoires mondiaux.

L’intensification des interrelations entre les différentes régions du globe (commerce, information, échanges humains) qui caractérise le processus de mondialisation a aussi son pendant violent. La déstabilisation d’une zone géographique lointaine pèse sur la sécurité de l’ensemble des démocraties. « Le monde connaît la guerre et toutes ses régions sont concernées. Les distances sont abolies ; une zone de chaos à l’autre bout de la planète peut menacer la sécurité de n’importe lequel de nos États démocratiques » (Nicolas Sarkozy, 11 novembre 2005). Ce discours du désordre amène forcément une demande d’ordre. « Il s’agit de savoir comment nous allons organiser la planète. Comment faire en sorte d’arriver, dans le désordre qui est celui de la planète aujourd’hui, à un nouvel ordre » (Dominique de Villepin, 4 septembre 2002). Cette régulation doit être le fait de la puissance publique. Seule cette dernière est capable de réguler un mouvement économique déferlant et une atteinte profonde aux valeurs morales.

‘« C’est une crise de confiance qui touche aux valeurs et à l’orientation même de nos sociétés. On est allé trop loin dans la voie de la globalisation libérale. On ne peut pas juxtaposer sans risque sous l’empire de la seule loi du marché des cultures, des sociétés, des économies, des agricultures aussi différentes que celles qui existent de par le monde. Partout l’État a un rôle régulateur à jouer pour contenir les débordements d’une mondialisation sauvage » (Jean-Pierre Chevènement, 3 octobre 2001). ’

A défaut, il faudra gérer cette précarité au niveau national ou européen par la régulation du territoire.

En prolongeant l’hypothèse de Jean-Yves Haine selon laquelle les discours du désordre renvoient plus aux troubles des analystes devant l’état du monde qu’aux transformations de ce monde (Haine, 1995, p. 4), on pourrait avancer que ces lectures d’un ordre international désordonné illustrent le désarroi des dirigeants étatiques devant la perte de leur influence. La revendication naturelle d’un ordre international (intrinsèquement régulé par les États) révèle la nature construite de cette notion.

‘« De nos jours, un tel ordre international, au sens de système international stable, est considéré comme une valeur désirable en soi ; non seulement la plupart du temps son bien-fondé n’est guère mis en doute, mais c’est le principal objectif recherché par des États adeptes – proclamés ou honteux – de la Realpolitik […] Cette légitimité dont jouit l’ordre international ne doit cependant pas faire oublier, […] que la préférence normative donné à un ordre assimilé à la stabilité révèle forcément sa nature de réalité politique construite » (Battistella, 2004, p. 86).’

Ainsi, les énoncés du désordre constituent un cadre cognitif dominant qui va prendre tout son sens à travers la diffusion de discours prescriptifs sur la prévention des risques.