2. L’écodéveloppement, un concept en rupture

L’écodéveloppement est au service d’un autre développement qui est respectueux de l’environnement, endogène, qualitatif plus que quantitatif. Il s’inscrit dans la perspective d’un changement sociétal. Il s’ancre dans la théorie critique. « La théorie critique s’intéresse au pourquoi des choses, aux valeurs et aux intérêts sous-jacents, de façon à transformer les réalités qui entravent le développement et la qualité de vie des personnes et des groupes sociaux. » (SAUVE L., 1997, dans SAUVE L., 2003, R. 56). L’écodéveloppement requiert l’exercice d’une pensée critique. « La pensée critique […] peut être définie comme un processus mental d’interprétation, d’analyse ou d’évaluation d’informations, d’arguments ou d’expériences à l’aide d’un ensemble d’attitudes, d’habiletés et de compétences réflexives guidant notre pensée, nos croyances et nos actions. » (D. Walsh et R. W. Paul, 1989, In Jacques Piette, 1996, p. 94-95, traduction libre dansSAUVE L. et VILLEMAGNE C., 2003, M. 21). Il s’agit de porter un regard critique sur notre environnement – compris ici au sens large du terme, ce qui inclut la culture, la société… – pour en cerner le fonctionnement et identifier les éventuels problèmes ou améliorations possibles pour ensuite être force de proposition dans la perspective de changement. L’écodéveloppement conduit à une vision critique du libéralisme économique et d’une manière plus générale au mal développement.

I. Sachs a identifié dans les Stratégies de l’écodéveloppement (1997), quatre crises conséquentes à un « mal développement ». Il y a tout d’abord la crise du chômage, celle des services sociaux, celle de l’éducation et enfin la crise de l’environnement. Pour résoudre ces crises, l’écodéveloppement propose d’optimiser la fonction de production par : une limitation de la consommation, une redéfinition du style de vie occidental, une nouvelle répartition entre le temps dévoué au travail, à l’éducation et celui disponible et une révision des modes et des techniques de production qui doivent être propres à chaque société. C’est l’accumulation capitaliste qui est ici remise en cause. L’écodéveloppement appartient au paradigme socioculturel de la dialectique sociale. Ce dernier recherche des changements sociétaux importants. Il se fonde sur la remise en cause de la société industrielle, qui est rationnelle, capitaliste et positiviste. Cette remise en cause est une critique profonde des fondements sociaux et sociétaux.

On retrouve dans l’écodéveloppement, des idées du mouvement de la décroissance. Lancée par Nicholas Georgescu-Roegen dans un ouvrage intitulé La décroissance : entropie- écologie -économie (1979), ce mouvement regroupe un ensemble hétérogène d’auteurs (des écologistes, des citoyens engagés, des économistes…) qui ont pour point commun de s’inscrire dans une perspective critique par rapport au développement et à la croissance économique. Ce n’est pas une nouvelle doctrine, un nouvel universel qui se substituerait aux théories du développement. La décroissance vise à rompre avec la société de consommation, à limiter la demande de biens et de services, à changer le mode de vie occidentale, à préserver l’environnement et à rétablir une justice sociale. La convivialité se substitue ainsi à l’acte de consommation. C’est une remise en cause du capitalisme et par ricochet, du paradigme socioculturel industriel.

La décroissance n’implique pas une croissance zéro. Nicholas Georgescu-Roegen a montré qu’une croissance nulle n’est pas possible. Quand le processus économique consomme des ressources naturelles non renouvelables, il rejette de l’énergie dans l’atmosphère. De ce fait, le recyclage n’est pas possible à 100% puisqu’il y a une perte d’énergie. Une croissance économique ne peut rester nulle à long terme car il y a d’un côté une diminution du capital de ressources naturelles non renouvelables qui est limité, et de l’autre, une perte d’énergie et de matière. « L’erreur cruciale consiste à ne pas voir que non seulement la croissance, mais même un état de croissance zéro […] ne saurait durer éternellement dans un environnement fini » (GEORGESCU-ROEGEN N., 1979 (2006), p.88) La décroissance n’est pas non plus une croissance négative (LATOUCHE S., 2004) qui engendrait une augmentation du chômage et une diminution des subventions destinées à la sphère sociale et culturelle. La décroissance est un changement de valeurs et de société. Pour y parvenir, Nicholas Georgescu Roegen (1979) propose un programme bioéconomique minimal qui décline huit propositions:

  • l’interdiction de la guerre et de la vente d’armes (1)
  • l’aide aux nations dites sous-développées (2)
  • la diminution de la population mondiale jusqu’au niveau où l’agriculture organique peut l’alimenter (3)
  • la limitation de la consommation de l’énergie (4)
  • la fin des gadgets extravagants (5)
  • la fin de la mode (6)
  • la création de marchandises durables (7)
  • la nécessité de prendre le temps de vivre et d’avoir des loisirs. (8)

Ce programme est très proche des propositions de l’écodéveloppement. Les points 5 et 6 relèvent de la modulation de la demande sociale promue par Ignacy Sachs (1981). Les points 1, 4 et 7 visent à redéfinir les choix sociaux réalisés dans le domaine de la production, autre proposition de l’écodéveloppement. Rappelons enfin que l’écodéveloppement comme la décroissance promeuvent la convivialité.

Les deux théories appartiennent aux théories de « l’Après développement », qui vise l’instauration de nouvelles relations économiques en dehors du sillon du développement. Paradoxalement, l’écodéveloppement reste dans le sillon développementiste, c’est ce qui conduit Serge Latouche à le classer parmi les «développements à particules». L’écodéveloppement appartient au champ lexical du développement. C’est une forme de développement au moins sur le plan sémantique. Les liens avec le développement sont plus profonds. L’écodéveloppement est pensé par I. Sachs comme un outil au service d’un nouvel examen de la problématique du développement. Il vise un développement qui concilie de manière optimale les objectifs sociaux, économiques et environnementaux – l’idée de performance propre au paradigme industriel n’est pas loin -. L’inscription de l’écodéveloppement au sein des théories du développement est explicite. Rappelons ces propos d’I. Sachs précédemment cité : « Il s’agit d’un outil heuristique qui permet au planificateur et au décideur d’aborder la problématique du développement dans une perspective plus large moyennant une double ouverture sur l’écologie naturelle et l’écologie culturelle » (SACHS I., 1980 cité dans SAUVE L. et MBAIRAMADJI J., 2003, R.13).

L’écodéveloppement est un concept hybride qui se situe entre « l’Après développement » dont il en contient déjà les racines et les « développements à particules » dont il a été l’initiateur. Le passage de l’écodéveloppement au développement durable témoigne du glissement d’un paradigme à l’autre. Il constitue une véritable rupture. La principale cause de cette rupture est la recherche d’un concept auquel adhère l’ensemble des acteurs sociaux et qui se diffuse en dehors des sphères technoscientifiques.