3. Le développement durable, une notion développementiste

Le développement durable ne vise que des aménagements de la société industrielle et capitaliste. Les théories durabilité faible en sont l’expression théorique et les usages dans la sphère économique _ largement décrits précédemment_ en sont l’application pratique. Le développement durable reste solidement ancré dans le paradigme socioculturel industriel. Ceux qui prétendent le contraire se fourvoient sur la nature du développement qu’ils défendent. Ainsi Valérie Boisvert et Franck-Dominique Vivien (2006) écrivent qu’ « en dépit de ce que pourraient suggérer les termes, l’expression de développement durable ne s’apparente, que de façon assez lointaine au développement tel qu’il est envisagé et théorisé par les pays du Tiers-Monde depuis la fin des années 1940 » (Boisvert V. et Vivien F.-D., 2006, dans AUBERTIN C. et F.-D. VIVIEN (dir.), 2006, p.44).

Cet argument repose sur la conception mythique originelle du concept de développement dont la version durable n’est qu’une adaptation environnementale. Edgar Morin (2004) ou Serge Latouche (2004) identifient deux représentations du développement. Pour la première, le développement permet aux individus d’accroître leur bien-être en réduisant les inégalités sociales et en maximisant le bonheur individuel. « Le développement a pour but d’assurer non seulement le bien-être mental, physique et social de l’individu mais aussi la liberté des cultures, des valeurs, des institutions et des religions non oppressives. » (SHANKER R., 1996 dans SAUVE L., MADELAINE H.-G., BRUNELLE R. et BOSTYN M., 2003, M.24) Le développement comprend ici la croissance économique à laquelle il ne se limite pas. Il «se distingue d’une simple croissance quantitative en ce que, loin d’être un phénomène unidimensionnel, il met également en cause la qualité de la relation avec le système de valeurs socioculturelles et avec le milieu naturel.»(PASSET R., 1992 dans SAUVE L., MADELAINE H.-G., BRUNELLE R. et BOSTYN M., 2003, M.24)

La seconde représentation du développement est de nature économique. Il résulte de la croissance économique qui est le moteur de l’accroissement du progrès, du bien-être de chacun… Ce raisonnement repose sur l’idée, qu’au-delà d’un certain niveau de croissance, les bienfaits profitent à l’ensemble de la population, même la plus pauvre qui, par conséquent, vit mieux. C’est ce que Serge Latouche appelle le trickle down effect – l’effet de retombées. C’est dans cette seconde acception du terme que Gilbert Rist (1979) définit le développement comme « un ensemble de pratiques parfois contradictoires en apparence qui, pour assurer la reproduction sociale, obligent à transformer et à détruire de façon généralisée, le milieu naturel et les rapports sociaux en vue d’une production croissante de marchandises (biens et services) destinées, à travers l’échange, à la demande solvable » (RIST G., 1979 (2007), pp.42-43)

Ainsi le développement est un terme polysémique : il y a le développement idéal, mythique, celui des Hommes et le « développement réellement existant », celui de l’économie. De la même manière, il y a deux représentations du développement durable : celle de la durabilité forte, qui correspond au développement idéal et celle de la durabilité faible qui est le « développement durable réellement existant ». Aujourd’hui dans nos sociétés occidentales, c’est bien sous la forme faible que le développement durable est mis en œuvre par des taxes, des normes, des améliorations techniques. Jamais notre modèle sociétal n’est remis en cause. Ancrer le développement durable dans le paradigme socioculturel de la dialectique sociale, c’est confondre le mythe ou l’idée avec la réalité. Le développement durable appartient au paradigme du développement et s’inscrit dans la lignée des théories du développement déjà existantes. Ainsi Gilbert Rist conclut-il à l’examen du rapport Brundtland: « Assurément plein de bonnes intentions mais si vague dans la proposition qu’il s’efforce d’affirmer _ en dépit d’une indéniable précision dans les statistiques sur lesquelles il s’appuie _ qu’il ne propose guère de renouvellement de la problématique [du développement] » (RIST G., 1979, p.320). Le développement durable s’enracine dans les théories du développement qu’il prolonge sous une nouvelle esthétique. Il « est coulé dans le même moule [que le développement] : puisque le développement est le principal responsable des atteintes à l’environnement et qu’il menace la « durabilité » de l’écosystème que chacun souhaite, on fait comme s’il suffisait de dissimuler le « développement » sous la qualité essentielle que l’on attend de l’environnement pour justifier la poursuite de la croissance. » (RIST G., 1979, p.340)

Par conséquent, le développement durable est « un développement à particules ». En appartenant au paradigme du développement, il en épouse les postulats et les implications. Comme le développement, le développement durable n’est pas universel. Il est ancré au cœur de la culture occidentale de laquelle il a émergé dans les années 1980. Il participe du même processus : l’occidentalisation du monde.