f) L’impasse de l’économie et de l’écologie

La prise en charge de l’homme par l’écologie et par l’économie les ont amenées en dehors de leur pôle respectif (à savoir le pôle du milieu biophysique et celui homme/société).

En élargissant son champ à l’homme, l’écologie devient capable de penser la relation homme-milieu. Lorsqu’émerge dans les années 1970 une conscience environnementale à la suite de plusieurs grandes catastrophes environnementales et des crises pétrolières, l’écologie est sommée de trouver des solutions, défi qu’elle ne peut pas relever pour deux raisons. La premiére est paradigmatique, la seconde est liée à la Modernité. Centrée sur l’écosystème, l’écologie ne peut appréhender l’homme qu’au travers de sa relation avec le milieu et avec les autres êtres vivants. Penser la société comme un écosystème soumet l’homme au genre de déterminisme naturaliste dénoncé au XIXème lors des secondes Lumières (LATOUR B., 1991). L’écologie n’est pas destinée à penser l’homme en tant qu’être social, avec toutes les contraintes que cela représente. La société est l’objet d’autres sciences dites humaines et sociales comme la sociologie, l’anthropologie, etc. Le partage des savoirs implique que chaque science ait un territoire bien limité sur lequel la science voisine ne risque pas s’aventurer. Le paradigme de l’écologie ne lui permet pas de trancher sur les conflits environnementaux.

La constitution de la modernité (LATOUR B., 1991) postule la séparation nette entre ce qui relève du milieu biophysique et ce qui relève de l’homme et de la société. Nous ne reviendrons pas sur ce point, ce sont les deux pôles de la modernité qui se construisent sur un travail de séparation et de purification de la réalité. L’écologie ne peut pas trouver des solutions aux problèmes environnementaux qui émergent parce que ces solutions ne se situent pas dans le champ de la science mais dans celui du politique. Elles résultent d’un nécessaire arbitrage entre les besoins économiques et les nécessités écologiques. Cet arbitrage ne se situe pas du côté du milieu biophysique mais du côté des hommes et de leur société.

L’économie se situe dans le même type d’impasses que l’écologie. La constitution d’une conscience environnementale et les deux crises pétrolières mettent l’économie au défi de mieux prendre en compte le milieu biophysique qui est devenu un frein au développement. Jusque-là, le développement est conçu comme un processus interne, autogéré et autodynamique d’un système social. Le milieu biophysique est une donnée qui en influence peu le cours. Les facteurs externes sont considérés comme constants. Il devient à partir des années 1970 une des dimensions du développement et de la croissance. En effet, les crises pétrolières ont montré que les ressources naturelles étaient un input limité du système économique donc une condition limitative de la croissance. Ainsi Nicholas Georgescu-Roegen écrit-il en 1979 : « La vérité, c’est que le processus économique n’est pas un processus isolé et indépendant. Il ne peut fonctionner sans un échange continu qui altère l’environnement d’une façon cumulative et sans être en retour influencé par ces altérations. » (GEORGESCU-ROENGEN N., 1979, p. 57). Les catastrophes naturelles, les différentes pollutions etc., font émerger par ailleurs, la problématique du risque environnemental. Le milieu biophysique devient une source d’incertitudes et de nuisances qui peuvent altérer le développement, c’est-à-dire le bien-être des populations.

De la même manière que l’écologie peut difficilement prendre en charge la société, l’économie n’est pas outillée pour penser le milieu biophysique. L’appréhension des relations complexes qui se tissent entre l’homme et son milieu (sociale, économique et biophysique) reste superficielle. Le milieu biophysique se réduit à son expression la plus simpliste, une conception utilitariste : les ressources naturelles dans lesquelles puise l’homme pour répondre à ses besoins.

Le développement durable émerge dans cet impensé disciplinaire. Il vise en effet à concilier ce que l’économie et l’écologie ne peuvent conjuguer, à savoir les paramètres du développement avec les impératifs environnementaux. L’incapacité des sciences de l’écoumène à penser cet intermédiaire n’est pas l’expression d’une crise scientifique disciplinaire mais celle d’une crise du paradigme de la science moderne qui « rend les mixtes impensables » (LATOUR B., 1991 (1997), p. 63). Pour pouvoir être pensé, le développement durable s’est forgé en dehors des sciences de l’écoumène et de toutes autres sciences modernes. C’est une notion transdisciplinaire, ce qui signifie qu’elle appartient à toutes les sciences et à aucune en particulier en même temps. Elle est nomade (STENGERS I, 1987). C’est ce qui fait que le développement est un savoir instable, « un terme « caméléon », qui émerge de différents champs disciplinaires et dont le destin varie avec l’école de pensée qui s’en empare » (MANCEBO J.-F., 2006). Cette instabilité fait du développement durable une notion plus qu’un concept.