4. Le développement, une notion plus qu’un concept

Si la science moderne se construit sur un travail de séparation et de purification de la réalité (LATOUR B., 1991) ou un travail de disjonction/réduction (MORIN E., 1990), ces deux temps s’inscrivent dans le cadre d’un travail ternaire. Le dernier temps du travail scientifique est l’abstraction. Isabelle Stengers (1988) emploie pour décrire cette étape une métaphore. La science se construit comme une enquête policière, par indices. L’accumulation d’indices est nécessaire mais n’est pas suffisante pour désigner un coupable. Les indices prennent sens dans le cadre d’une construction théorique cohérente, capable de fournir une explication qui parait probante. De la même manière, pour aboutir à une théorie, la science doit s’extraire de la contingence des faits observés. C’est le « concept scientifique, qui permet de faire abstraction des circonstances [et] de soumettre l’ensemble des phénomènes jugés à une jugement général » (STENGERS I.et SCHLANGER J., 1988 (1991), p. 43). Pour s’abstraire des faits, il est nécessaire de pouvoir les reproduire et donc de formaliser une méthodologie et de disposer de techniques et d’instruments standards, donnant à tous les mêmes mesures.

Une fois élaboré, un concept s’impose parce qu’il est reconnu par la communauté scientifique. C’est même la définition du concept : « représentation générale, de nature abstraite, clairement définie et même consensuelle, susceptible de guider la recherche et de fonder ses hypothèses. » (BRUNET R., FERRAS R., THERY H., 1992, p.120). « Un concept n’est pas doué de pouvoir en vertu de son caractère rationnel, il est reconnu comme articulant une démarche rationnelle parce que ceux qui la proposaient ont réussi à vaincre le scepticisme d’un nombre suffisant d’autres scientifiques, eux-mêmes socialement reconnus comme « compétents » » (STENGERS I.et SCHLANGER J., 1988 (1991), p. 63). La rationalité d’un savoir n’est pas une qualité intrinsèque. Elle est liée à la reconnaissance de ce savoir au sein d’une communauté scientifique. Un savoir est rationnel par la dialogique. « La rationalité dialogue est « une conception selon laquelle le critère spécifique de la raison, la pierre de touche du raisonnable, est l’épreuve dialogique : sera dite rationnelle une thèse sur laquelle plusieurs interlocuteurs s’accordent- et s’accordent pour la trouver raisonnable – au terme d’une discussion » (HOTTOIS G., 1989, p.169).

Isabelle Stengers s’insurge contre la rationalité en tant que norme objective. « Toute définition « anhistorique » de la rationalité est soit dépendante d’une science moderne, soit réduite à quelques règles qui n’expliquent rien, et surtout pas la différence entre les propositions qui se sont trouvées acceptées comme scientifiques et celles qui, au contraire, ont été rejetées » (STENGERS I.et SCHLANGER J., 1988 (1991), p.61). Isabelle Stengers redonne au choix son caractère relatif en le replaçant dans son contexte. C’est dans une tension entre la tradition et l’innovation que se joue la controverse qui décide de l’existence ou non du concept. Chaque science a une tradition constituée d’un ensemble de normes qui définissent les règles du jeu. Le concept survit s’il résiste à la critique et s’il offre une nouvelle vue d’ensemble des phénomènes. « Lorsqu’une controverse se clôt, la scène est tenue pour purifiée. Ou bien, les prétentions du concept n’ont pas résisté à l’épreuve, et dans ce cas son caractère « impur » sera mis en lumière : les intérêts pro « idéologique », économiques ou autres, de ceux qui le proposaient expliqueront sa proposition. Ou bien, au contraire, la résistance du concept entraînera sa purification […] » (STENGERS I.et SCHLANGER J., 1988 (1991), p. 65).

Dans cette acception, le développement durable n’est pas un concept. Même s’il est largement employé dans la société, il est loin de faire l’unanimité parmi les scientifiques (LATOUCHE S., 2001. 2002 ; 2003). Il n’a pas encore vaincu la controverse. Il est actuellement au cœur de la controverse entre les partisans d’une durabilité forte (pour une sauvegarde du milieu biophysique) et ceux d’une durabilité faible (pour une croissance durable) Nous avons déjà détaillé les différences entre les deux postures dans la première partie. Entre les deux, le développement durable balance. Un concept n’est établi qu’une fois que la controverse s’efface. Le développement durable passera t-il l’épreuve de la controverse ? Je ne trancherai pas la question parce que cela relèverait de la prophétie. En revanche, pour devenir un concept, deux voies me semblent possibles, l’une paraissant plus probable que l’autre.

Dans le cadre de la constitution moderne, pour perdurer, le développement durable doit pouvoir se raccrocher soit au pôle du milieu biophysique, soit à celui homme/société. Il doit être pris en charge par une science déjà établie et reconnue. L’économie semble la plus propice. D’une part, le développement durable s’inscrit dans le cadre du paradigme du développement dont il est un aménagement. C’est ce que nous avons montré au chapitre 1. D’autre part, c’est l’économie qui aujourd’hui prend en charge la réflexion épistémologique sur la notion de développement durable. Les applications les plus nombreuses se situent dans le champ économique. L’absorption du développement durable par l’économie se traduirait par une épuration de la notion initialement transdisciplinaire. Cette épuration est une perversion d’idée originelle du développement durable.

L’autre voie possible pour que le développement durable devienne un concept, est qu’il s’extraie des canons de la science moderne. Le développement durable appelle en effet un nouveau type de travail scientifique, celui de la pensée complexe. Cette voie moins probable a été déjà été défrichée (MORIN E., 1990).