1. Le développement durable : un nouveau travail scientifique.

a) Le développement durable, objet interdisciplinaire

Le développement durable repose sur l’interdisciplinarité qui requiert que « différentes disciplines étudient en parallèle une même question avant de confronter leurs apports respectifs » (GIORDAN A111). En effet, le développement durable se situe dans la zone de convergence de trois objets distincts : l’économique, le social et l’environnemental. L’intersection de ces trois dimensions constitue la condition nécessaire du concept. La présence de deux dimensions n’est pas suffisante : l’absence d’une des dimensions change la nature du développement mis en œuvre. A l’intersection du social et de l’environnemental, le développement n’est pas durable mais vivable. Il se réalise dans le respect du milieu biophysique et prend en compte le contexte social et sociétal dans lequel il s’inscrit. A l’intersection de l’économique et de l’environnement, le développement est viable. Il respecte le milieu biophysique et favorise la croissance économique. Enfin, le développement équitable résulte du croisement du social et de l’économique. Il garantit une croissance économique et le respect de conditions sociales favorables à tous. Pour qu’il y ait développement durable, il faut que les dimensions économiques, sociales et environnementales de l’objet se conjuguent et non se juxtaposent. L’étude successive d’un même objet par plusieurs disciplines (pluridisciplinarité) n’est pas suffisante. La notion de dialogue disciplinaire est centrale. Il s’agit de co-construire un objet en prenant en compte les apports de chaque discipline.

Or dans la constitution de la modernité, l’économique et le social d’une part, et l’environnemental d’autre part, appartiennent à des pôles distincts et contradictoires (LATOUR B., 1991). Chacune des sphères du développement durable est prise en charge par des disciplines distinctes dont les frontières ne se chevauchent pas. Le travail de séparation, d’épuration et d’abstraction, triptyque de la science moderne, ne peut pas aboutir à cette conjugaison des savoirs puisque par constitution la science divise plus qu’elle unit. Les savoirs conjugués sont des hybrides (LATOUR B., 1991) que la constitution de la modernité ne peut pas de prendre en charge. Paradoxalement, les programmes de recherches qui tentent de mettre en œuvre l’interdisciplinarité, illustrent cette impasse. C’est dans ce sens que témoigne Dan Spencer112 sur son expérience en tant que membre d’un jury de concours destiné à financer des recherches interdisciplinaires.

‘« La plupart des projets de recherche que nous devons évaluer comportent une rhétorique interdisciplinaire et décrivent des collaborations à venir entre des gens de différentes disciplines, mais tout cela est développé avant tout pour satisfaire aux critères d’attribution de crédits. Le contenu scientifique réel consiste généralement en une juxtaposition de projets monodisciplinaires avec un certain effort pour les articuler dans la présentation. Quelques projets sont vraiment interdisciplinaires, mais souvent ils sont moins bien conçus, moins certains d’aboutir à des résultats clairs. […] En même temps je me demande : quelle comédie jouons-nous ici : nous somme censés attribuer des crédits à des recherches interdisciplinaires et novatrices alors que, pour commencer, il n’y a guère de fonds pour développer un enseignement et une formation à la recherche interdisciplinaires. Dans de telles conditions, comment espérer qu’émergent des projets vraiment interdisciplinaires et de premier plan ? Et la plupart de mes collègues dans ce comité ne sont-ils pas tout à fait satisfaits de cette situation, qui permet aux affaires disciplinaires de suivre leur train-train, au prix modeste d’un peu de rhétorique interdisciplinaire ? »’

L’interdisciplinarité est un défi impossible pour les disciplines scientifiques simplement parce qu’elles ne sont pas conçues pour ça. Est-ce que cela implique que l’interdisciplinarité et le développement durable sont des chimères, des illusions derrière lesquelles toutes les sciences courent sans jamais pouvoir les atteindre ? Le constat ainsi dressé conduit à répondre par la positive. En formulant la problématique différemment, la réponse change. Le développement durable et l’interdisciplinarité nécessitent une redéfinition du travail scientifique.

Notes
111.

"Questions sur l'interdisciplinarité" texte disponible sur http://ecolu-info.unige.ch/colloques/Chernobyl/pages/Giordan.html

112.

« Pourquoi repenser l’interdisciplinarité ? » texte discuté dans le cadre du séminaire « Repenser l’interdisciplinarité » disponible sur http://www.interdisciplines.org