b) L’échelle du développement durable en question

Jacques Theys (2004) défend l’idée que l’échelle locale est la plus pertinente pour mettre en œuvre des politiques de développement durable. « Il y a en effet de bonnes raisons de penser que c’est essentiellement à l’échelle des territoires que les ambitions et les promesses du développement durable pourront trouver une traduction concrète. » (op. cit. , p. 38) Tout d’abord, le développement durable est au cœur des problèmes d’aménagement du territoire. Les analyses à échelle moyenne et petite ne permettent pas d’appréhender la spécificité des situations locales. «  Une intervention à l’échelle territoriale a probablement plus de chance d’être efficace qu’au niveau global , dans la mesure où les responsabilités sont plus faciles à établir, les actions plus commodes à contrôler et les interdépendances entre les acteurs plus aisées à prendre en compte. » op. cit. , p.40). Les facteurs et les acteurs en jeu à l’échelle locale sont, en effet, plus facilement identifiables et contrôlables. Enfin, la grande échelle permet la mise en œuvre des procédures de consultation et la participation de la société civile inhérentes au développement durable. « Il est incontestable que c’est à l’échelle locale ou régionale […] que le « développement durable » a été institutionnellement le mieux intégré en France» (op. cit. , p. 41).

Il est vrai que les collectivités locales jouent un rôle important dans la mise en œuvre du développement durable. « C’est à la mobilisation de certains territoires, communes ou intercommunalités, quartiers ou régions parfois, que l’on doit la persistance de l’idée de politique de développement durable » (EMELLANOF C., 2005 in MARECHAL J.-P. et QUENAULD B., 2005, p. 203). L’Etat a d’ailleurs favorisé la prise en charge locale du développement durable. Il accorde dès 1993 une aide financière aux collectivités se dotant d’une charte d’écologie urbaine, première esquisse d’Agenda 21. Il encourage la signature d’Agenda 21 locaux dans le cadre de la planification étatique (contrat état/région). Il met à disposition des collectivités locales de nouveaux outils financiers, institutionnels (loi sur la démocratie participative 2000), organisationnels, de planification spatiale (loi SRU).

L’application locale du développement durable n’est pourtant pas si aisée qu’elle n’y paraît au premier abord. Tout d’abord, la logique transversale du développement durable s’inscrit à l’encontre du découpage sectoriel des services des collectivités locales, ce qui pose des problèmes dans sa mise en œuvre.

De plus, l’application locale du développement durable telle qu’elle a été faite en France est contradictoire avec le principe participatif contenu dans le concept de développement durable. La LOADDT, la loi sur l’intercommunalité et la loi SRU ont un caractère impératif. Leur application n’est pas librement consentie mais contrainte. Par conséquent, la démocratie participative est absente du processus décisionnel. Même dans la démarche d’Agenda 21 qui est volontaire, la mise en œuvre de la démocratie participative n’est pas évidente. « Derrière une façade de démocratie participative, l’approche des Agendas 21 locaux est bel et bien institutionnelle ; Elle s’appuie sur les pouvoirs locaux constitués » (MANCEBO F., 2006, p. 47). On peut également ajouter que les collectivités ne sont ni légitimes ni compétentes à l’échelle globale. C’est une des incohérences des Agendas 21 locaux sensés décliner localement des objectifs à atteindre globalement. Les collectivités pensant le développement durable à leur échelle, son application à l’échelle locale peut les amener à repousser chez le voisin, les problèmes qu’elles ne veulent pas avoir chez elles. C’est le fameux « not in my backyard. » Pour limiter ces effets de limites et garantir l’équité territoriale, le développement durable doit aussi être pris en charge à une plus petite échelle.

Enfin, c’est à méso-échelle et à macro-échelle que se mettent en place les cadres législatifs et financiers qui rendent possibles la mise en œuvre de politique de développement durable. Historiquement ce sont les Etats qui sont l’origine de l’émergence du concept de développement durable. La notion s’est forgée au sein de l’ONU. Le développement durable a été imposé par le haut même si sa mise en œuvre vient du bas.

L’échelle locale et l’échelle nationale sont toutes les deux pertinentes pour prendre en charge le développement durable, chacune ayant une fonction différente. Le problème se situe dans l’articulation entre les deux niveaux d’échelle. Jacques Theys (2005) dénonce la contradiction entre le penser global et l’agir local. Il pose alors la question de savoir si le développement durable correspond à une viabilité planétaire ou à une viabilité des espaces spécifiques. Il conclut sur une autonomie des deux niveaux d’échelles fonctionnant chacun sur une logique sectorielle et spatiale différente. L’échelle locale est le domaine des géographes, des aménageurs, des bailleurs sociaux … qui intègrent l’environnement dans le développement local. L’échelle mondiale constitue le champ d’action et de réflexion des économistes, des grandes entreprises, des associations de consommateurs…

Cette thèse appelle deux réflexions. Tout d’abord, la division scalaire qu’introduit J. Theys est une manière détournée de réintroduire une division disciplinaire du travail scientifique : à chaque niveau d’échelle sa discipline. Cette proposition s’inscrit à l’encontre du principe du dialogue interdisciplinaire lié au concept de développement durable. Cela signifierait également que les géographes ne sont compétents qu’à l’échelle locale ; quid dès lors de leur expertise sur les changements climatiques, sur la géopolitique mondiale… Ma seconde remarque est que la question de l’emboîtement des échelles est une porte d’entrée pour une contribution de la géographie à l’épistémologie du concept. C’est une problématique qui relève pleinement de la compétence des géographes et qui n’a pas encore reçu de traitement satisfaisant. Les perspectives offertes à la discipline sont encore ouvertes.

Le développement durable a été mis en pratique dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement sans être ancré dans un corpus théorique solide. Cela aboutit à une multiplication des usages du terme sans cohérence entre eux et à des applications problématiques. La question de l’échelle d’application en est un exemple. Le développement durable reste ainsi d’une multiplication d’exemples et peine àatteindre le degré d’abstraction nécessaire pour devenir un concept.

L’absence de conceptualisation du développement durable n’est pas une impasse. Cela témoigne d’un changement profond. Si le développement durable n’est pas un concept car il ne rentre aujourd’hui pas dans le cadre des sciences modernes telles qu’elles sont structurées (organisées en disciplines), il témoigne peut-être d’une révolution scientifique au sens kuhnien du terme. En effet, il participe au passage du paradigme scientifique moderne à celui de la pensée complexe. Il invite ainsi à redéfinir le travail scientifique, l’objet scientifique et la place de la science dans la société. Rien n’est encore déterminé. La controverse n’est pas close. La notion ne pourra pas rester éternellement dans cet entre-deux : entre deux paradigmes, entre les deux pôles de la modernité. Soit le développement durable structurera le nouveau paradigme de l’économie moderne, soit il prendra pleinement place dans une nouvelle science non moderne et structurée sur le paradigme de la complexité.

Autour du développement durable, les géographes ont saisi le changement au passage mais parviennent difficilement à le prendre en charge. Les recherches géographies présentes sur la thématique reflètent le manque d’unité épistémologique de la discipline. De ces manques découlent des incohérences et des problématiques non traitées. A l’interface entre le milieu biophysique et la société, la géographie subit le même déchirement que le développement durable et ne parvient pas à dépasser l’antagonisme milieu/ société. La notion est et reste un défi pour la science (moderne) et pour les sciences (les disciplines scientifiques).

Autour du développement durable sur le plan scientifique, l’éducation au développement durable qui se structure sur un modèle transmitif des savoirs, se retrouve en difficultés. Les enseignants transforment le questionnement en affirmation, l’incertain en certitudes, le politique en savoirs neutres, le complexe en unités élémentaires, la causalité systémique en raisonnement linéaire. C’est ce que nous avons montré dans la deuxième partie.

Cet entre-deux dans lequel se situe le développement durable ne questionne pas seulement la science. Par effet de miroir, il interroge aussi la politique. Le statut scientifique mouvant du développement durable lui confère un statut politique incertain. Le développement durable ne se réfugie pas plus du côté de la science qu’il ne prend place du côté du politique.