a) Un dialogue élargi

Dans la posture moderne, seuls les scientifiques sont invités à prendre part à la constitution des savoirs car l’objet et le sujet, ou le milieu biophysique et la société, sont des entités séparées, chacune constituant un des pôles de la modernité (LATOUR B., 1991). Le débat existe mais il se réalise dans l’entre-soi (LATOUR B., 2004). C’est la division du travail scientifique déjà mise en avant par Max Weber (1919). Il s’agit de séparer, de purifier puis de rendre abstrait l’objet (MORIN E., 1990 ; LATOUR B., 1991). Il n’y a donc pas de place pour les valeurs. Les faits sont objectifs, directement appréhendés du monde extérieur par les scientifiques. Les valeurs interviennent a posteriori dans le champ politique, qui se positionne sur les décisions à prendre, en fonction des faits préalablement établis (LATOUR B., 2004). Nous ne reviendrons pas sur la question déjà développée précédemment. La Science apporte son expertise, ses connaissances au monde et au Politique, qui en prend compte pour régir le monde, la sphère sociale. « Les savants discutent entre eux à propos des choses qu’ils font parler et ajoutent leurs débats à ceux des politiques » (LATOUR B., 2004, p. 200). Il y a ainsi deux instances de débat, la première scientifique autour des faits, la seconde politique autour des valeurs, chacune étant indépendante de l’autre.

Le développement durable est un hybride. Il n’entre donc pas dans cette division moderne du travail scientifique et politique, ce qui change la donne. Le développement durable se constitue simultanée la confrontation du politique et du scientifique. Les faits ne se constituent plus en amont du débat mais dans le débat politique au cœur duquel siègent les valeurs. Pour décrire ce travail, Bruno Latour (2004) propose l’expression « d’association humain/non humain » qui permet de transcender la dichotomie moderne objet/sujet ou milieu biophysique/société. Dans une « association humain/non humain », l’homme n’est pas le seul à dialoguer pour parvenir à la connaissance. Le non humain prend également part au dialogue. C’est la notion d’actant qui émerge ici. Un actant est « une réalité sociale, humaine ou non humaine, dotée d’une capacité d’action » (LEVY J. et LUSSAULD M. (dir.), 2003, p. 38). Parler de « d’association humain/non humain » ou d’actant ne donne pas la parole au non humain au sens propre du terme. C’est reconnaitre leur capacité d’expression, c’est-à-dire leur capacité à se manifester. L’eau signale par exemple sa température d’ébullition quand elle boue à 100 degrés Celsius. L’expression d’« association humain/non humain » exprime le processus d’hybridation des savoirs. Elle permet d’éviter les dangers d’une posture relativiste selon laquelle le monde extérieur n’existe qu’à travers la perception de l’homme. L’expression d’« association humain/non humain » s’inscrit dans une théorie constructiviste de la connaissance qui permet de rendre compte l’interaction objet/sujet dans la construction de la connaissance. La Science et la Politique se réunissent au sein d’une instance élargie pour participer au dialogue humain/ non humain.

Le développement durable prend place dans un dialogue élargi qui n’est pas celui des disciplines, ni celui des politiques. C’est un mixte qui ouvre le débat à des acteurs jusque-là jamais convoqués à la table des négociations : le citoyen ordinaire ou organisé en collectif. Bruno Latour développe à ce propos l’exemple de la conférence de Kyoto. « A l’automne 1997, à Kyoto, il n’y avait plus qu’un seul conclave pour accueillir les grands de ce monde [contrairement à la conférence de Stockholm], les princes, lobbyistes, chefs d’états, industriels, savants, chercheurs de toutes les disciplines, pour décider en commun comment allait la planète et comment nous devions tous nous comporter dorénavant envers elle pour conserver la qualité de notre vie » (LATOUR B., 1991, p. 91). Le développement durable semble ainsi renouveler le débat démocratique en ouvrant de nouveaux espaces de parole citoyenne : c’est la participation citoyenne incarnée dans la démocratie participative.