a) L’illusoire réforme démocratique

Dans les deux acceptions de la démocratie participative (démocratie consensus, démocratie participation), il n’est pas question d’ouvrir un espace de débat, sous la forme de « forums hybrides », dans lesquels les citoyens organisés ou non, peuvent s’investir et participer au dialogue « humain/non humain ». La participation-consensus et la participation-consultation sont des processus limités. Elles tendent à favoriser la circulation d’informations et les échanges dans un système démocratique préétabli. « La participation telle qu’entendue par la théorie du développement durable repose donc sur l’idée qu’il faut élargir l’accès à l’information pour des individus et des groupes particuliers »(FELLI R., 2006, p.20). La figure ci-dessous illustre le caractère informatif de ces deux volets de la démocratie participative.

Figure 65 : La mise en œuvre de la démocratie participative
Figure 65 : La mise en œuvre de la démocratie participative

Les nouvelles attributions que la participation accorde aux citoyens sont en fait restreintes. Ces derniers sont ainsi clairement exclus du processus décisionnel. Ni Saint-Etienne métropole, ni le Grand Lyon, ni la Région Rhône-Alpes n’associent les citoyens à la décision dans leurs dispositifs participatifs. Ces derniers n’ont qu’un rôle consultatif, circonscrit dans un cadre restreint. Les questions sur lesquelles ils sont appelés à s’exprimer, sont prédéfinies. « Les procédures «participatives », au contraire, supposent la passivité des citoyens, auxquels on pose une question précise. La participation consiste à s’exprimer sur un plan d’urbanisme, sur un aménagement local, sur une question éthico-technologique, etc. La participation est donc une procédure visant à faire débattre un groupe de citoyens sur une question déterminée » (FELLI R., 2006, pp. 23-24). Le débat ouvert, portant sur des questions de fond, n’est pas prévu ni possible, parce que ces dernières sont abordées dans d’autres lieux et à d’autres moments, principalement lors des élections. La participation est limitée à des questions techniques, à la mise en œuvre d’un projet dont les finalités et les principes ont été définis préalablement. C’est ce que met en exergue le rapport n°2004-0254-01 du Conseil des Ponts et Chaussées de février 2005 sur la Réforme du système des enquêtes publiques, synthèse des études réalisées.

‘« Un autre malentendu porte sur l'objet même de l'enquête publique. Celle-ci intervient en effet alors que le principe de la réalisation du projet est établi comme conséquence d'une planification préalable et de la décision d'une autorité légitime. Pour le maître d'ouvrage, l'enquête publique vise donc en quelque sorte à entériner ce choix et à mettre en débat les modalités de sa mise en œuvre notamment dans tout ce qui porte atteinte aux intérêts des riverains.
Du côté de la population on assiste en revanche à des contestations qui s'affranchissent de cette logique institutionnelle et qui portent souvent sur le principe même de la réalisation du projet. […]» (Conseil des Ponts et Chaussées, février 2005, Rapport n°2004-0254-01, La Réforme du système des enquêtes publiques, synthèse des études réalisées, p. 10)’

Ce rapport pointe également le décalage qui en résulte. Les citoyens ont des attentes fortes que la participation a suscitées. Ils souhaiteraient être associés au projet mais leur rôle reste très limité. « Un [autre] malentendu vient des divergences concernant la nature de la consultation. Pour les uns (pour les maitres d’œuvre), il s'agit d'une simple information réciproque, pour d'autres il est question d'une consultation ou d'une concertation, voire pour certains d'une participation à la décision. » (op. cit. , p. 11).

Paradoxalement, les citoyens sont consultés sur la phase technique des projets, qui est celle dans laquelle ils sont peut-être le moins compétents. Pour trancher sur ces questions, le citoyen ordinaire doit s’en remettre à l’expert ou au scientifique pour se faire une opinion. Certes, le développement durable appelle un regard critique, invite à une démarche proactive en matière d’informations… Au-delà d’un certain degré de technicité, ces démarches sont limitées. Alors même que la démocratie participative vise à limiter le recours aux experts, elle leur donne un des premiers rôles sur la scène politique. Parmi ces experts figurent certaines des associations rencontrées dans cette recherche.

Neuf d’entre elles assurent en effet des missions d’expertise. Ce sont essentiellement des associations de protection de la nature et l’environnement. Elles réalisent des inventaires faunistiques et floristiques, interviennent dans l’élaboration de plan de gestion d’espaces naturels, ou de projets d’aménagement, et dans l’organisation d’actions de restauration du milieu biophysique. La FRAPNA Rhône offre sur son site Internet un exemple particulièrement fourni des actions d’expertises qu’elle mène dans le département119.

‘« Un descriptif non exhaustif peut toutefois être dressé pour donner une idée de nos champs d’actions : en ce qui concerne les milieux et les habitats, nous travaillons sur le plan de gestion quinquennal de la presqu’île de Belleville (l’une de nos propriétés, intégrée au sein d’un périmètre NATURA 2000) et l’organisation des actions de restaurations et de suivis qui en découlent, ainsi que l’inventaire des habitats aquatiques remarquables du Grand Lyon (15 sites prioritaires) aboutissant à la définition d’actions de conservation et de protection.
Côté mammifères, le suivi des populations de blaireau de l’agglomération (bilan des prospections Mont d’Or et démarrage des prospections de l’ouest lyonnais) et le travail de concertation avec les acteurs locaux (chasseurs, agriculteurs, administrations, etc.) est un important volet, de même que celui de la population de castors du département et la réalisation d’actions de protection et de favorisation de l’espèce et de ses habitats (ruisseau la Mouche, berge et lône de la Feyssine nord, projet de passe à castor, etc.).
Une étude de la répartition du hérisson dans l’agglomération lyonnaise associée à une campagne à destination du grand public et le suivi des populations hivernantes de chauves-souris et la poursuite des actions de protection des sites d’hibernation sont des opérations également importantes.
D’autres études peuvent être notées : expertises faunes et flores diverses pour la prise en compte du milieu naturel dans des projets d’aménagement, […]
La liste est donc longue et notamment celle des sites d’intervention pour lesquels :
●Des schémas de valorisation (plan de gestion, contrat de rivière, etc.) dans lesquels la FRAPNA représente le monde associatif,
●Des actions « d’urgence » sont nécessaires (Mont d’or, Montagny, etc.),
●Des actions de longue haleine (Mine de Légny, Saint Georges-de-Reneins, etc.). » Extrait du site Internet de la FRAPNA Rhône, http://www.frapna.org/rhone/content/category/5/38/86/ .’

Ces associations interviennent fréquemment à titre d’expert auprès des collectivités territoriales avec lesquelles elles travaillent. « Nous sommes «victimes de notre succès » et sollicités sur bon nombre de sujets et projets de territoires, de collectivités et d’entreprises. » (FRAPNA Rhône, op. cit.). Leurs interventions prennent place, entre autres, dans des dispositifs participatifs. Elles font aussi figures d’expert dans les médias. Le scandale des PCB en est un exemple. En 2007, la présence de polychlorobiphényles (PCB) dans le fleuve Rhône est révélée au grand public par voie de presse. Ce sont des composés chimiques, dérivés du biphényle industriel synthétique,utilisés comme lubrifiant dans la fabrication de transformateurs électriques ou comme fluide isolant ou caloporteur dans les milieux à risque. Les PCB sont suspectés d’être cancérigènes et d’être des perturbateurs endocriniens. Les teneurs découvertes dans le Rhône sont très largement supérieures aux normes européennes. De nombreux articles sont parus depuis sur la question. La FRAPNA est très souvent invoquée et convoquée dans ces articles, au titre d’expert. C’est Alain Chabrolle, vice-président de l’association qui s’exprime (il est par ailleurs président de l’association France Nature Environnement). Trois articles sont donnés à titre d’exemple en ANNEXE 28.

Les associations de protection de l’environnement ne sont bien sûr pas les seuls experts convoqués. Les scientifiques ou les ingénieurs sont aussi appelés à s’exprimer. Ces experts ont une place et un poids important dans les dispositifs participatifs, car ils « savent ». La démocratie participative risque ainsi d’alourdir le poids des experts dans le système démocratique. En effet, en plaçant le débat sur les questions techniques, le rôle de l’expert ou du scientifique dans la démocratie est renforcé. On revient alors à une conception moderne du monde (LATOUR B., 1990) où il y a d’un côté ceux qui savent, les scientifiques qui prennent en charge le milieu biophysique et de l’autre les politiques qui gèrent la société. C’est l’opposé du dialogue élargi, du « forum hybride » sur lequel est censé reposer la démocratie participative et le développement durable. La démocratie participative permet à la parole d’experts de se cacher derrière celles des citoyens. C’est là qu’émerge un second danger pour la démocratie, plus sournois que le premier : c’est l’instrumentalisation des citoyens à des fins politiques qui les dépassent. Si la participation n’a d’autres fins que d’informer ou d’obtenir des informations des citoyens, ces derniers n’auraient alors qu’un rôle instrumental. Ils servent des projets déjà définis et dont ils ne détiennent pas les finalités, ni les tenants et aboutissants. Dans le cadre de la participation consensus (FELLI R., 2006), il s’agit même de faire accepter un projet par les citoyens. Il me semble que nous avoisinons ici des techniques de manipulation.

Dans cette perspective, la démocratie participative n’est pas une nouvelle forme de démocratie. C’est un aménagement de la démocratie représentative (FELLI R., 2006 ; KOEBEL M, 2006) qui vise à répondre aux critiques émises à son encontre, à savoir la professionnalisation des élus et le recours aux experts. « Elle mobilise ainsi l’imaginaire «délibératif» de la démocratie et les effets positifs qui lui sont associés (Blondiaux, 2004 ; Manin, 2004) tout en restant dans le cadre formel du gouvernement représentatif. » (op. cit. , p. 22). La participation donne l’impression d’une implication plus directe et massive des citoyens dans la gestion de la cité ainsi que d’une plus grande proximité des élus. Certes, elle permet aux élus de développer des liens avec leurs con-citoyens en dehors des périodes électorales, et de leur montrer l’intérêt qu’ils leur portent. C’est un nouvel outil de la démocratie représentative destinée à répondre aux critiques émises à son encontre, à savoir la professionnalisation des élus et le recours aux experts.

Au-delà même de la démocratie participative et de ses limites, le développement durable ne peut alors pas parvenir à un dialogue élargi car les dés sont pipés. . « La durabilité pérennise et recycle le paradigme moderne et gestionnaire de l’espace des hommes» (LEFORT I., 2008).

Notes
119.

Les informations développées ci-dessous sont tirées du site Internet de la FRAPNA Rhône. Ce sont donc des informations publiques que je peux décrire.