b) Quand les dés sont pipés

Ce constat peut sembler contradictoire avec ce qui a été établi précédemment. Nous venons en effet de montrer que le développement durable ne peut émerger que d’une redéfinition du travail scientifique appelant le passage du paradigme de la modernité au paradigme de la pensée complexe, c’est-à-dire un travail interdisciplinaire et un raisonnement systémique. Ce nouveau travail scientifique mélange alors ce que la constitution moderne (LATOUR B., 2000) sépare à savoir le politique et le scientifique, le milieu biophysique et la société. Cette redéfinition du travail scientifique tend à réunir la science et le politique. C’est là que réside l’impasse du développement durable. La notion se présente comme une perspective, un projet à construire. C’est souvent ce qui séduit. En réalité, le projet sociétal du développement durable est déjà établi.

Le développement durable est un aménagement de cette société et de son système économique, le capitalisme, produit de la Modernité. C’est une prise en compte de l’environnement comme facteur de production, l’intégration d’un facteur jusque-là considéré comme une externalité. Avec le développement durable, l’environnement (au sens large du terme c’est-à-dire pas seulement le milieu biophysique mais également la société) est une ressource à gérer car on prend désormais une certaine conscience de son aspect limité. En réalité, le projet sociétal que sous-tend le développement durable est celui d’une société capitaliste, industrielle, individualiste qui croit dans la connaissance scientifique et technique et qui a foi dans le progrès de l’Humanité que l’on cherche à faire perdurer au-delà des contraintes nouvellement dévoilées. C’est ce j’ai essayé de démontrer tout au long de la première partie de ce travail. Le développement durable n’est donc pas une perspective à construire mais un cadre déjà défini.

A partir de là, les débats qui peuvent avoir lieu dans le cadre de politiques de développement durable ne peuvent se situer qu’à la marge. Les questions de fond sur l’éthique, les choix de société qui sous-tendent ces politiques, ne peuvent pas être abordées puisque déjà tranchées en amont par adoption du développement durable comme référence. Cette orientationest souvent présente dès la campagne électorale dans la profession de foi des candidats. Une fois les élections passées, le questionnement soumis au débat citoyen dans le cadre de la démocratie participative notamment, ne peut être que de nature technique. Le « développement durable » ne permet pas l’émergence d’une nouvelle forme de démocratie et il n’est pas une démocratisation de la société parce qu’il s’inscrit dans un cadre qui étouffe le débat. Il est possible que les deux modalités de mises en œuvre de la démocratie participative (participation consensus et participation consultation) et leurs limites soient l’expression de cette impasse. Par certains côtés, le « développement durable » peut aboutir à un processus non démocratique.

La question du développement durable et de la démocratie n’est toutefois pas si problématique dans les pays occidentaux. Après tout, le « développement durable » est issu de la culture occidentale. Le développement durable résulte en quelque sorte du fonctionnement normal de la démocratie. C’est un choix politique comme un autre. Dans les pays non occidentaux, le développement durable est en revanche souvent un choix exogène imposé par l’extérieur, par les instances internationales d’aide au développement. C’est ce que j’ai démontré dans la première partie de ce travail. Les pays concernés sont souvent dit sous-développés ou moins avancés. Ils peuvent bénéficier d’aides internationales. Pour ce faire, ils doivent se plier aux exigences des institutions qui les délivrent. Le développement durable est devenu un des critères de ces exigences. Ces pays se voient donc imposer de l’extérieur une notion qui n’a pas nécessairement d’ancrage culturel pour eux : la notion même de démocratie reste très occidentale et nous venons de voir que le « développement durable » s’y rattache et  en constitue en quelque sorte une suite ou une conséquence. Le développement durable ne peut alors qu’être superficiel et la participation citoyenne au débat limitée.

In fine et paradoxalement, le développement durable semble ouvrir la perspective d’un renouveau démocratique dans notre société, car il appelle un nouveau travail scientifique, une mise en dialogue des scientifiques et des politiques, des hommes et des choses, du milieu biophysique et de la culture. C’est un hybride qui propose de penser le monde sans cette dichotomie moderne nature/culture mise en évidence par Bruno Latour (2000).

Mais en réalité, le « développement durable » n’est pas une notion neutre : elle sert déjà à soutenir un projet de société, celui d’un capitalisme vert. Inscrire dès lors un débat dans le cadre du « développement durable », c’est le condamner à être fermé, car il est préformaté d’avance. Le débat portera alors uniquement sur la mise en œuvre du développement durable et sur les questions techniques qui lui sont affiliées. Les questions éthiques, morales, politiques, sociétales en jeu sont rejetées en amont du débat. La parole des experts et des scientifiques conserve donc finalement dans ce processus une place prépondérante, car ce sont les seuls à être compétents sur les questions soumises au débat. Cela va à l’encontre de ce que l’on pouvait attendre d’un développement durable conçu comme substantiellement dialogique et non récupéré par les mêmes procès de décision déjà en place :experts et politiques En favorisant une démocratie technocratique, le développement durable se retrouve en difficulté pour faire face aux enjeux éducatifs qui lui sont assignés.