Introduction

‘« Faisant table rase des procédés de travail adoptés jusqu'ici et qui consistaient à accumuler durant des années des monceaux de dossiers, de rapports et de lettres qui n'auront guère plus tard que le mérite de faire la joie et le bonheur de graphologues de l'avenir, des archivistes toujours à la recherche de manuscrits à étiqueter et à classer [...] »2.

« La lecture de ces feuilles déjà jaunies commence, tout d’abord, dans une atmosphère où l’on aperçoit un léger nuage de poussière, respirée chaque fois que l’on touche aux ouvrages anciens, plus ou moins ensevelis derrière les livres de date récente. »3

Les dernières décennies du XXe siècle et la première du XXIe ont été marquées par l'explosion urbaine dans les pays dits « en voie de développement » : une urbanisation rapide, mal maîtrisée, qui a attiré l'attention sur la situation sanitaire problématique de ces mégapoles. Parmi les défis à résoudre, on relève le déficit chronique en eau, l'absence d'assainissement ou de services de collecte des ordures ménagères, ou, quand ils existent, des disparités spatiales et sociales extrêmement fortes dans l'accès à ces services4.

Assez peu de rapprochements ont été faits avec une situation que la plupart des grandes villes du monde occidental ont connue un siècle plus tôt – on sait d'ailleurs que la comparaison dans le temps est toujours un exercice risqué. L'histoire, aux côtés d'autres disciplines, a mis en exergue les conquêtes de l'hygiène consécutives à l'avènement de l'âge du pasteurisme5, et retracé la mise en place des grands réseaux techniques qui ont équipé progressivement les villes occidentales (et coloniales) au cours du XIXe siècle6. Il n'en demeure pas moins que ces profondes mutations ont eu certaines limites : la modernisation sanitaire des sociétés occidentales, et de la France en particulier, a été un processus de longue haleine, courant du milieu du XIXe siècle jusqu'au milieu du XXe siècle. Ses limites sont non seulement statistiques (l'eau courante à domicile n'est pas une réalité universelle dans la France urbaine de la première moitié du XXe siècle) mais également qualitatives : des épidémies de fièvre typhoïde, mortelles, frappent encore les villes françaises de la Belle Époque et des « Années Folles »7. L'eau bue par les citadins est suspectée. La contamination des puits ou des captages par les matières fécales reste toujours possible, en l'absence d'un assainissement généralisé ; les plaintes des pêcheurs et d'autres riverains à l'égard du déversement des eaux usées urbaines sans épuration sont nombreuses. Enfin, les conditions de collecte des ordures ménagères, ainsi que l'état des dépôts où elles sont reçues ou des usines qui les transforment, engendrent des centaines de protestations de citadins mécontents des nuisances ou des incommodités causées par ce qui devrait être un service de propreté. Ainsi, le milieu urbain de la France d'avant 1940 n'est pas complètement transformé au point de pouvoir être mis hors de cause lors de certaines poussées de maladies hydriques. Assurer un approvisionnement d'eau pure, rejeter dans le milieu naturel des eaux d'égout les plus inoffensives possibles, détruire les déchets ménagers, voilà donc trois défis qu'un champ scientifique et technique nouveau, le « génie sanitaire », se propose de résoudre à partir de la Belle Époque. Tout au long de cette période, des voix s'élèvent pour réclamer plus d'hygiène ; des esprits s'échinent, en complément, à trouver des solutions techniques à un problème qui, pour être sanitaire, est également politique : l'assainissement urbain relève de l'organisation de la vie en société et de la gestion de la cité, les problèmes de salubrité constituant d'éminentes prérogatives des pouvoirs municipaux8.

Ce problème concret a suscité durant les dernières décennies un nombre croissant d'études monographiques. Il n'apparaissait guère, faute d'un nombre suffisant de travaux sur la question, dans l'Histoire de la France urbaine publiée au début des années 19809. A la lueur des plus récentes études10 une question générale pouvait surgir : comment s'est effectuée la transformation progressive des services sanitaires urbains – approvisionnement en eau potable, évacuation rapide des déchets susceptibles de contenir des microbes pathogènes – au sein des villes françaises ? Autrement dit, à quelle époque, selon quels rythmes et quelles modalités, les cités ont-elles été dotées de dispositifs techniques chargés d'assurer la sécurité sanitaire des citadins ?

Commençant notre enquête « par le bas », dans les archives municipales lyonnaises, nous avons rapidement découvert ce qui allait devenir à la fois un outil de réponse à notre questionnement et un objet d'étude en soi : les échanges d'informations entre villes, la circulation des expériences à l'égard de ces dispositifs techniques, dans un vaste réseau associant municipalités, ingénieurs ou médecins au service de l'administration, entrepreneurs et bien d'autres acteurs11. Ce phénomène avait déjà été repéré par des études sur l'administration municipale et sur l'urbanisme, mais faisait généralement l'objet de quelques phrases, au mieux d'un paragraphe12. Il était possible, selon nous, de le placer au cœur de l'interrogation, en privilégiant l'appréhension des dynamiques sur l'étude monographique de leur cadre englobant (la ville ou la nation). En explorant pas à pas les ressorts des processus de prise de décision, les documents produits par la coopération inter-urbaine, nous avons choisi d'étudier comment l'élaboration d'une politique urbaine13 et l'adoption d'innovations techniques, sans avoir été nécessairement initiées par une législation nationale, ont pu se construire au fil de l'échange de « recettes » pratiques entre administrateurs municipaux, et à la suite d'interactions entre les élus et leurs fonctionnaires, entre citoyens, responsables politiques et « professionnels de l'urbain »14. Ce travail se propose donc de mettre à l'épreuve une manière d'écrire l’histoire urbaine qui interroge le fonctionnement des villes en réseau15 et se penche sur la diffusion de la modernité jusqu'au sein des toutes petites villes. Il répond en même temps à une préoccupation d'histoire environnementale de l'espace urbain.

Notes
2.

AM Aix-en-Provence, délibérations du conseil municipal, rapport du Dr Guillaumont, 29 décembre 1909. A l'orée de ce travail, je souhaite avoir une pensée pour tous les archivistes d'hier et d'aujourd'hui, les ingénieurs et personnels administratifs de l'époque étudiée, sans qui la matière de cette recherche n'existerait peut-être plus...

3.

G. Ichok, Revue d'hygiène et de médecine préventive, avril 1929, p. 295-296.

4.

Pour une étude de cas : Gérard Salem, La Santé dans la ville. Géographie d'un petit espace dense : Pikine (Sénégal), Paris, Khartala, 1998.

5.

Claire Salomon-Bayet, Pasteur et la révolution pastorienne, Paris, Payot, 1986. Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Age, Paris, Éd. du Seuil, 1987 (1e éd. 1985), coll. « Points histoire ». Pierre Darmon, L’homme et les microbes, XVIIe-XXe siècle, Paris, Fayard, 1999.

6.

Gabriel Dupuy et Joel Tarr (éds.), Technology and the Rise of the Networked City in Europe and America, Philadelphie, Temple University Press, 1988. Philippe Cebron de Lisle, L’eau à Paris au XIXe siècle, Paris, AGHTM, 1991. Gabriel Dupuy, L'urbanisme des réseaux, Paris, Armand Colin, 1991.

7.

Cf. le dramatique exemple de l'épidémie qui touche la banlieue de Lyon en 1928.

8.

Sans remonter aux diverses mesures des consulats urbains de l'Ancien Régime, mentionnons les lois « municipales » de 1790 et de 1884, sur lesquelles nous reviendrons plus loin (cf. infra, chapitre III).

9.

Il a cependant été pris en compte par des études interdisciplinaires et internationales menées durant cette décennie : Gabriel Dupuy, Joel Tarr (éd.), « Les réseaux techniques urbains », Annales de la recherches urbaine, n°23-24, 1984 et Technology and the Rise of the Networked City in Europe and America, Philadelphie, Temple University Press, 1988.

10.

Voir en particulier Martin Melosi, The Sanitary City : Urban Infrastructure in America from Colonial Times to the Present, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2000.Sabine Barles, L’invention des déchets urbains : France 1790-1970, Seyssel, Champ Vallon, 2005, et, plus ancien, le numéro 53 (1991) des Annales de la recherche urbaine (« Le génie du propre »).

11.

Stéphane Frioux, Assainir la ville en France de la fin du XIXe siècle aux années 1950. Une histoire de l'environnement urbain entre expertise technique et politiques édilitaires, mémoire de Master 2 d'histoire moderne et contemporaine, ENS LSH, 2005.

12.

Voir par exemple Bernard Barraqué, Les services municipaux d’Annecy : espace politique local et praticiens de l'aménagement, Paris, MIR, 1984, p. 119. William B. Cohen, Urban Government and the Rise of the French City : Five Municipalities in the Nineteenth-Century, New York, St-Martin’s Press, 1998, p. 223, 258.

13.

Pour un exemple de travail sur la genèse d'une politique urbaine, Annie Fourcaut, La Banlieue en morceaux : la crise des lotissements défectueux en France dans l’entre-deux-guerres, Grâne, Créaphis, 2000.

14.

On entendra par là les personnes exerçant un métier en rapport avec la gestion et l'amélioration du cadre urbain, qu'elles travaillent dans le secteur public ou dans le privé : ingénieurs, architectes, urbanistes, personnel en charge de la surveillance hygiénique, etc.

15.

Problématique qui fut utilisée par un certain nombre de travaux géographiques durant le dernier quart de siècle. Voir Roger Brunet, « L’Europe des réseaux », dans Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien (éd.), Urban Networks in Europe Réseaux urbains en Europe, Paris, John Libbey, 1996, p. 131 : « Toute ville est "multiréticulaire" : elle a de nombreuses raisons d’entretenir des relations de diverses sortes avec divers ensembles de ville ».