Histoire des acteurs et des processus de la transformation de l'environnement urbain

Depuis quelques années, en France, se développe une « histoire environnementale de l’urbain », courant dans lequel ce travail souhaite s'inscrire16. Elle part du principe que le milieu17 urbain est un objet d’histoire qui n’appartient pas seulement aux géographes, aux écologues, aux architectes ou aux urbanistes, mais également à l’historien du social. La production de la ville peut être interprétée comme le résultat de négociations entre les divers acteurs sociaux qui interagissent dans l’espace urbain, définissent et infléchissent les politiques d’aménagement et d’équipement de la ville18. Elle est de plus en plus envisagée par une approche attentive à l'impact de l'agglomération humaine sur ce qui l'entoure, aux interactions que la ville entretient avec d'autres sous-systèmes territoriaux. En effet, la ville est un système, elle possède un « métabolisme » qui lui est propre19. Son fonctionnement quotidien repose sur un processus de consommation de ressources20 et de rejet de déchets.

L’usage de l'adjectif « environnemental » entend rappeler d’abord que l’histoire urbaine peut se poser les questions de son temps21, et que l’historien peut très bien apporter sa pierre à l’édifice dans un champ de questionnements d’ores et déjà investi par d'autres disciplines (géographie, urbanisme, sciences de l’ingénieur) : ces approches étudient l'environnement urbain sans bénéficier de l'apport méthodologique de l'historien pour éclairer les conditions complexes de mise en place d'infrastructures lourdes avec lesquelles des générations de techniciens et de citadins doivent composer22. Ensuite, ce qualificatif incarne une volonté d’intégrer l’apport de l’historiographie étrangère, qui se pose parfois depuis plus de trente ans, la question des répercussions de la vie de l’organisme urbain sur l'environnement local, mais également sur ses habitants23.

L’histoire sociale et environnementale de l'urbain à laquelle nous nous proposons de contribuer se saisit d'un champ déjà défriché – surtout par l’histoire des techniques –, dans lequel un certain nombre de chercheurs ont porté attention aux infrastructures d’eau potable, d’assainissement et à la gestion des déchets urbains24. Leurs travaux sont jusqu'à présent restés très centrés sur l’expérience parisienne25, dont on peut questionner la représentativité pour l’histoire des villes françaises. Un ensemble composé de près de trois millions de Parisiens dans l'entre-deux-guerres, entourés d'une banlieue en forte croissance qui compte plus d'un million et demi d'habitants, est sans commune mesure avec les problèmes qui se posent dans les villes provinciales26. Le problème de la mise en place des infrastructures a certes été abordé par quelques thèses et travaux monographiques27. L’assainissement a, semble-t-il, suscité moins de travaux historiques que d’autres équipements participant à la modernisation des villes, comme les réseaux de gaz, d’électricité ou de transport28. On connaît encore mal les ressorts de la conquête de l'hygiène dans les cités françaises par les dispositifs techniques d'amélioration de la salubrité urbaine : acteurs, rythmes, controverses29, etc. Ainsi, les recherches que nous venons d'évoquer font apparaître des acteurs importants dont le rôle extra-local dans les processus de diffusion de la modernité hygiénique est encore à mesurer : ingénieurs municipaux, directeurs de bureaux d’hygiène, notables ou experts venus de Paris. Nous étudierons le travail de ces hommes de l’ombre de l’administration municipale, techniciens et administrateurs de modestes cités provinciales, dont la place croissante dans les effectifs des mairies correspond également à la période de modernisation matérielle de la ville30.

L’étude des liens entre l’hygiénisme du XIXe siècle et les projets de réforme urbaine, sujet qui avait déjà intéressé les architectes et spécialistes d'urbanisme31, les sociologues32, a fait l’objet de quelques monographies récentes33. Elle peut encore être enrichie par une double approche, environnementale et centrée sur la circulation des acteurs, des savoirs et des idées (mais aussi sur l'efficacité réelle des échanges d'information et d'expérience, quand un projet local est discuté ou quand une nouvelle orientation nationale est débattue). Pour appréhender le processus de diffusion des innovations techniques évoquées ci-dessus, nous avons donc choisi de ne pas adopter l’approche monographique ni le comparatisme, entendu comme travail qui s'appuierait sur une juxtaposition de monographies, mais de privilégier comme objets d’étude en soi les processus d’élaboration de politiques urbaines et les réseaux sociaux – voire les réseaux de villes – intervenant dans ces processus. Autrement dit, il sera question de « dé-localiser » l’histoire de l’environnement urbain, qui a été jusqu'à présent plutôt bâtie sur des monographies, à l'exception de quelques ouvrages remarquables34, en s'intéressant aux transferts de savoirs et de savoir-faire, à leurs modalités, à leurs canaux et à leur efficience.

Notes
16.

Voir le n° 18 (avril 2007) de la revue Histoire urbaine intitulé « Ville et environnement », et particulièrement l’article de Geneviève Massard-Guilbaud, « Pour une histoire environnementale de l’urbain », p. 5-21.

17.

Le terme « milieu » étant utilisé à l'époque et semblant être un ancêtre de celui d' « environnement » qui était déjà employé par les Anglo-saxons ; nous l'avons trouvé dans un document de 1920 qui est une traduction d'un article écrit en anglais à l'origine (voir annexes, section 2, IV).

18.

Voir l'introduction d'Alice Ingold, Négocier la ville : projet urbain, société et fascisme à Milan, Rome/Paris, EFR/Éditions de l'EHESS, 2003, ou les travaux plus anciens de Marcel Roncayolo (Les grammaires d'une ville : essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, Paris, Éditions de l'EHESS, 1996).

19.

Gabriel Dupuy, Systèmes, réseaux et territoires. Principes de réseautique territoriale, Paris, Presses de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, 1985, p. 26. Voir les travaux récents de Sabine Barles, et notamment Sabine Barles, « A metabolic approach to the City : Nineteenth and Twentieth Century Paris », Dieter Schott, Bill Luckin et Geneviève Massard-Guilbaud, Resources of the City. Contributions to an Environmental History of Modern Europe, Aldershot, Ashgate, 2005, p. 28-47.

20.

L'historiographie anglo-saxonne a été marquée, de ce point de vue, par l'étude de William Cronon, Nature's Metropolis : Chicago and the Great West, New-York, 1991.

21.

Ainsi, les années 1980 et 1990, où les travaux se sont multipliés sur les banlieues et les rapports entre espaces et classes sociales, ont été marquées par des questionnements sur la ségrégation urbaine ou la notion de « crise ». Voir Annie Fourcaut (dir.), La ville divisée, les ségrégations urbaines en question : France XVIIIe-XXe siècles, Grâne, Créaphis, 1996 et Yannick Marec (dir.), Villes en crise? Les politiques municipales face aux pathologies urbaines (fin XVIIIe-fin XXe siècle), Grâne, Créaphis, 2005. Les années 2000 ont vu le financement de programmes de recherche sur le développement urbain durable.

22.

Bernard Barraqué (dir.), La ville et le génie de l’environnement, Paris, Presses de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, 1993. Elisabeth Dorier-Apprill (dir.), Ville et environnement, Paris, Sedes, 2006. Pour un exemple d'approche sur la longue durée, Franck Scherrer, L’Egout, patrimoine urbain. L’évolution dans la longue durée du réseau d’assainissement de Lyon, thèse d’urbanisme, Université Paris XII, 1992.

23.

Nous pensons notamment aux travaux de l’école américaine, autour de Joel Tarr et de Martin Melosi (voir leurs ouvrages en bibliographie). Des tables rondes internationales d’histoire de l’environnement urbain ont eu lieu en Europe tous les deux ans depuis 2000.

24.

Pour une approche pionnière, voir l’article de Gérard Jacquemet, « Urbanisme parisien : la bataille du tout-à-l’égout », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol 26, oct-déc. 1979, p. 505-548. Perspective sur la longue durée : André Guillerme, Les Temps de l’eau. La cité, l’eau et les techniques, Seyssel, Champ Vallon, 1997 (2e éd.). Sur la période de l'Ancien Régime, Patrick Fournier, Eaux claires, eaux troubles dans le Comtat Venaissin (XVIIe - XVIIIe siècles). Imaginaire, technique et politique dans un État de l’Europe méridionale, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan/CHEC, 1999. Du XVIIIe au XXe siècle, les travaux de Sabine Barles, La ville délétère. Médecins et ingénieurs devant l’espace urbain, Seyssel, Champ Vallon, 1999 et L’invention des déchets urbains, op. cit.

25.

Philippe Cebron de Lisle, L’eau à Paris au XIXe siècle, Paris, AGHTM, 1991. Sabine Barles, « L’invention des eaux usées : l’assainissement de Paris, de la fin de l’Ancien Régime à la seconde guerre mondiale », dans Christoph Bernhardt et Geneviève Massard-Guilbaud (dir.), Le démon moderne, la pollution dans les sociétés urbaines et industrielles d’Europe, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2002, p. 129-156.

26.

Sur les principales d'entre elles, voir Jean-Luc Pinol (dir.), Atlas historique des villes de France, Paris, Hachette, 1996.

27.

Viviane Claude, Strasbourg, assainissement et politiques urbaines, 1850-1914, thèse de 3e cycle, Paris, EHESS, 1985, 2 vol. François-Xavier Merrien, La Bataille des eaux : l’hygiène à Rennes au XIXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1994. Franck Scherrer, L’Egout, patrimoine urbain., thèse citée. Estelle Baret-Bourgoin, « Politiques urbaines et accès à l’eau dans la cité : la révolution des eaux à Grenoble à la fin du XIXe siècle », Le Mouvement social, n°213, 2005, p. 9-29.

28.

On ne dispose d’ailleurs d’aucune synthèse comparable à l’Histoire de l’Electricité en France ; Jean-Pierre Goubert a défriché le terrain, en mettant l’accent sur les mutations culturelles autour de l’adduction d’eau potable (La conquête de l’eau : l’avènement de la santé à l’âge industriel , Paris, Robert Laffont, coll. « Pluriel », 1986).

29.

Perspectives déjà abordées par la recherche anglo-saxonne : Christopher Hamlin, What becomes of pollution ? Adversary science and the controversy on the self-purification of rivers in Britain, 1850-1900, New-York, Garland, 1987 ; Joel Tarr, « Disputes over Water-Quality Policy : Professional Cultures in Conflict, 1900-1917 », The Search for the ultimate sink : urban pollution in a historical perspective, Akron, University of Akron Press, 1996, p. 159-178.

30.

Pour un travail pionnier, voir Bernard Barraqué, Les services municipaux d’Annecy, op. cit., qui note d’ailleurs « la constitution de réseaux de circulation de l’information, tant chez les professionnels que chez les élus » (p. 114). Sur les secrétaires de mairie, Emmanuel Bellanger, Administrer la « banlieue municipale » des années 1880 aux années 1950. Activité municipale, intercommunalité, pouvoir mayoral, personnel communal et tutelle préfectorale en Seine banlieue, thèse d’histoire, université Paris 8, 2004.

31.

Viviane Claude, L’Association Générale des Hygiénistes et Techniciens Municipaux (AGHTM), École et/ou lobby, 1905-1930, rapport pour le compte du Plan Urbain, Ministère de l’Équipement et du Logement ARDU, Paris VIII, 1987.

32.

Jean-Pierre Gaudin, L’avenir en plan : technique et politique dans la prévision urbaine, 1900-1930, Seyssel, Champ Vallon, 1985. Susanna Magri et Christian Topalov, « De la cité-jardin à la ville rationalisée. Un tournant du projet réformateur, 1905-1925 », Revue française de sociologie, vol XXVIII, 1987, p. 417-451.

33.

Marie Charvet, Les fortifications de Paris. De l’hygiénisme à l’urbanisme, 1880-1919, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005.

34.

En France, l'étude menée sur plus d'une dizaine de villes et sur le temps long par André Guillerme, Les Temps de l’eau, op. cit. ; aux États-Unis, Martin Melosi, The Sanitary City : Urban Infrastructure in America from Colonial Times to the Present, op. cit.