Histoire de politiques édilitaires et de la diffusion d'innovations urbaines

L’une des questions majeures en matière de politiques publiques est bien sûr celle des acteurs et des concepteurs de ces politiques : « qui décide ? ». Nous ne pourrons faire l'économie d'une enquête sur le rôle de l'État dans la modernisation technique, afin de savoir s'il a impulsé l'amélioration de l'état environnemental des villes dans le contexte d'une politique nationale d'hygiène, ou si les efforts sont restés du ressort des responsables locaux35. On pourrait y ajouter les questions du « comment ? » et du « sur quoi ? ». Le décryptage du partage des tâches dans l’élaboration de la décision est une enquête particulièrement féconde, qui met en lumière la pluralité des intervenants dans ce processus.

S'agissant d'une histoire des politiques étatiques, l'attention aux influences ou aux comparaisons avec l'étranger va de soi, particulièrement dans un monde où les institutions internationales, de plus en plus nombreuses, favorisent l'émergence de solutions transnationales aux problèmes économiques ou environnementaux36. A une échelle locale, la décision ne peut, elle non plus, être appréhendée comme un processus en vase clos, ni comme le simple résultat d'un dialogue plus ou moins inégal entre une administration urbaine et une tutelle étatique. Elle s'inscrit dans un réseau urbain préexistant, ou reconfiguré pour l'occasion, où les décisions prises par d'autres autorités citadines jouent un rôle d'inspirateur, de stimulant ou de repoussoir.

La thématique des réseaux de villes a bénéficié d’une attention récente de la part des historiens et des spécialistes des politiques urbaines. Dans leurs chapitres de l’Histoire de l’Europe urbaine, Jean-Luc Pinol et François Walter avancent l'idée de l’internationalisation de la question urbaine au tournant du XXe siècle37. Quelques phénomènes en témoignent, comme la naissance, dans plusieurs pays européens, d’associations nationales de villes dans le dernier tiers du XIXe siècle et les premières années du XXe siècle, suivie par la création d’une Union Internationale des Villes. Différents chercheurs se sont d'ailleurs penchés sur cette structure et sur ses relais nationaux38. D'autre part, les pratiques inter-municipales d’échanges d'expérience ont été mises en lumière par Marjatta Hietala à travers un travail élaboré à partir d’une « périphérie », la ville d’Helsinki39. L’époque où la future capitale finlandaise (années 1870 - 1940) se documente sur les expériences édilitaires à l’œuvre dans le reste de l’Europe, sur tous les domaines qui relèvent de l’administration urbaine, est aussi celle, bien mise en valeur par Christian Topalov et une équipe de chercheurs, de la création de multiples « laboratoires » de la réforme sociale et urbaine40. Enfin, Daniel Rodgers a montré que l’histoire américaine de cette même époque (qualifiée d' « ère progressive ») ne pouvait se concevoir sans regarder les échanges d’idées et de politiques qui se sont établis à la même période entre municipalités des deux rives de l’Atlantique41.

Les travaux déjà menés ont généralement adopté deux types de perspectives, dont il nous semble qu’elles peuvent, malgré leurs apports à l’enrichissement de la recherche urbaine, nécessiter un complément.

La première perspective, adoptée par le groupe rassemblé il y a plus d'une dizaine d'années par Christian Topalov, a consisté principalement à reconstituer des réseaux d’échanges, par le biais de recensements de membres d'associations, de listes de participants à des congrès, à des conseils d’administration ou à des comités de rédaction de périodiques diffusés par ces réseaux associatifs. Dans son travail socio-historique sur la réforme municipale, Renaud Payre a mis en œuvre cette approche en discernant les divers types de réseaux et les phénomènes de « multiappartenance » d’acteurs importants de ces « mondes » de la réforme, comme le maire de Suresnes Henri Sellier42. Le problème de cette démarche est qu’elle se trouve confrontée au manque de sources primaires, soit pour retracer le fonctionnement concret de l’association43, soit pour mesurer l’impact effectif de ces réseaux d’échanges de savoir et de bonnes pratiques sur les politiques municipales. Le dépouillement des sources imprimées (périodiques et actes de congrès) ne permet pas toujours de répondre à la question de la représentativité des débats qui y prennent place, ni à celle de leur réception et de l’usage qui en est fait par ceux à qui ces écrits sont destinés (édiles, hauts fonctionnaires, techniciens des services municipaux, professions libérales intervenant dans les politiques publiques).

La deuxième démarche consiste à partir d’une ville et de ses pratiques, comme l’avait proposé Marjatta Hietala44. Cela permet de voir comment une municipalité peut alterner des postures d’apprentissage puis de démonstration (« voir » - « savoir » - « montrer »45) et comment, depuis la révolution industrielle, l’urbanisation et l’accélération des moyens de communication, les villes se sont « internationalisées » au niveau des pratiques de documentation et d’élaboration de leurs politiques46. La question se pose alors de la place occupée par cette administration locale dans les réseaux d’échanges internationaux, de la perception que ses homologues peuvent avoir de sa politique.

Nous proposerons une troisième voie susceptible d’ouvrir de nouvelles questions, en constituant d’une autre manière l’objet de recherche. Il s'agira de ne pas se limiter aux documents internes des réseaux formels ni aux archives d'une ville, mais de tenter de tenir ensemble les diverses échelles et les sources variées qui caractérisent les uns et les autres. Cet exercice délicat reproduit la démarche des acteurs étudiés, c'est-à-dire tenter de faire le point sur une question ou un domaine, en conciliant documentation théorique et apprentissage de terrain47. L'objet considéré ici (mais nous postulons qu'une même démarche serait reproductible pour d'autres aspects de l'évolution matérielle, sociale et culturelle de la ville contemporaine) sera un champ de compétences techniques destinées à améliorer le quotidien des citadins, qui est en même temps un enjeu politique au double sens du terme48. Ce champ, que l'on pourrait résumer, pour rester le plus fidèle possible aux concepts des acteurs étudiés, par le vocable « génie sanitaire urbain », sera compris comme l’ensemble des normes, savoirs, savoir-faire et équipements destinés à améliorer les conditions sanitaires du milieu urbain.

L'ingénierie sanitaire, créée dans les décennies 1880-1890 en France49, fut un domaine d'activité fertile en innovations, c'est-à-dire en processus tentant de passer d'une découverte à la mise en œuvre de nouvelles pratiques50. Elle a visé dans une immense majorité un marché urbain, ce qui nous incitera à chercher les modalités d'apparition et de diffusion de ces innovations au sein des villes françaises, qu'on les considère comme une armature, héritée des siècles passés, ou comme un réseau en perpétuelle évolution51.

Trouver un terme pour qualifier les politiques urbaines d'adoption des dispositifs techniques mis au point par l'ingénierie sanitaire, appréhendées de la Belle Époque jusqu'à l'orée des Trente Glorieuses, est problématique. « Les mots mêmes par lesquels nous sont parvenues les expériences des individus sur lesquels nous travaillons forment un contexte qui nous empêche de les appréhender directement mais qui, pourtant, leur donne leur sens. L'historien doit donc s'interroger sur ce contexte avant même de penser à aborder les expériences historiques sur lesquelles il travaille »52. S'agit-il de politiques « sanitaires » ? Oui, si l'on considère qu'elles visent généralement à lutter contre la mortalité urbaine et la morbidité évitable, comme les maladies hydriques (choléra, typhoïde, dysenterie). Mais pas seulement. S'agit-il de politiques « d'hygiène » ? Oui, car l'amélioration de la qualité de l'eau potable ou de l'évacuation des ordures est une mesure de prévention qui permet d'éviter l'éclosion et la propagation de ces épidémies. Mais les politiques d'hygiène vont bien au-delà, englobant la lutte contre la tuberculose et le logement insalubre, les campagnes pour la vaccination, contre l'alcoolisme, etc. Enfin, s'agit-il de « politiques environnementales » ? Le terme n'existe pas en Français à l'époque53 et nous ne voulons pas plaquer un concept construit dans la deuxième moitié du XXe siècle sur une réalité quelque peu différente : absence de groupes écologistes médiatiques, société de consommation moins aboutie, préoccupations anthropocentrées et marginalité de l'attention à l'état de la « nature ». Nous avons choisi de rester au plus près des discours et des conceptions de l'époque, qui considéraient que toutes les améliorations étudiées étaient des dispositifs « modernes », des moyens de rendre plus sain le fonctionnement de l'organisme et de la société urbains et d'améliorer leur confort. Il s'agira donc de comprendre les facteurs et les modalités de l'émergence, puis de la diffusion, de ce « génie sanitaire urbain » au sein des villes françaises.

Notes
35.

Sans remonter aux diverses mesures des consulats urbains de l'Ancien Régime, mentionnons les lois « municipales » de 1790 et de 1884, sur lesquelles nous reviendrons plus loin, donnant la responsabilité de la police sanitaire au maire (cf. infra, chapitre III).

36.

Pour une approche globale : Akira Iriye et Pierre-Yves Saunier (dir.), The Palgrave Dictionary of Transnational History, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009.

37.

Jean-Luc Pinol (dir.), Histoire de l’Europe urbaine, II, De l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 152-159 (« La question urbaine, un problème européen »).

38.

Pierre-Yves Saunier, Renaud Payre, « Municipalités de tous pays, unissez vous ! L'Union Internationale des Villes ou l'Internationale municipale (1913-1940) », Amministrare, gennaio-agosto 2000, p. 217-239. Numéro spécial « Municipal connections : cooperation, links and transfers among European cities in the 20th century », Contemporary European History, vol 4, nov 2002. Renaud Payre, « A l’école du gouvernement municipal. Les Congrès de l’Union internationale des villes de Gand 1913 à Genève 1949 », dans Bruno Dumons, Gilles Pollet (dir.), Administrer la ville en Europe : XIXe-XXe siècles, Paris, L’Harmattan, 2003.

39.

Marjatta Hietala, Services and Urbanization at the turn of the century. The Diffusion of Innovations, Helsinki, Finnish Historical Society, 1987 et « Transfer of German and Scandinavian Knowledge in Finland: Example from Helsinki and the Association of Finnish Cities, 1870-1939 », dans Nico Randeraad (dir.), Formation et transfert du savoir administratif municipal, Annuaire d'histoire administrative européenne, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 2003, p. 109-130.

40.

Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La « nébuleuse réformatrice » et ses réseaux en France 1880-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.

41.

Daniel T. Rodgers, Atlantic crossings. Social politics in a progressive age, Cambridge, Harvard University Press, 1998. Voir aussi Axel R. Schäfer, American Progressives and German Social Reform, 1875-1920, Stuttgart, Steiner, 2000.

42.

Renaud Payre, « Les efforts de constitution d’une science de gouvernement municipal : La Vie Communale et Départementale », Revue française de science politique, vol 53, n°2, avril 2003, p. 201-218.

43.

Si grâce aux procès-verbaux des séances du Bureau de l’Union internationale des villes, publiés par sa revue L’Administration locale, on peut reconstituer les grandes phases de la vie de l’association jusqu’à la seconde guerre mondiale, l'existence de son affiliée française, l’Union des Villes et Communes de France, reste beaucoup plus obscure.

44.

Marjatta Hietala, Services and Urbanization at the turn of the century, op. cit.

45.

Pierre-Yves Saunier, « Changing the city : urban international information and the Lyon municipality, 1900-1940 », Planning perspectives, vol 14, 1, janvier 1999, p. 19-48.

46.

Séance du séminaire de l'UMR Triangle, ENS-LSH, 4 avril 2008 : « L'internationalisation de Birmingham. Un processus observé sur le XXe siècle. Questions à Shane Ewen ».

47.

Nous renvoyons au chapitre IV pour un suivi pas à pas des démarches documentaires des acteurs étudiés.

48.

Au sens de gestion de la polis (cité), et, bien entendu, au sens du pouvoir exercé sur la cité.

49.

Le mot est dérivé de l'anglais sanitary engineering, qui semble apparaître dans les années 1870. Une exposition d'hygiène urbaine tenue en 1886 à Paris est généralement présentée comme le point de départ du génie sanitaire français.

50.

Norbert Alter, L'innovation ordinaire, Paris, PUF, 2005, p. 7.

51.

Sur les questions liant réseaux, villes, innovation : Thérèse Saint-Julien, La diffusion spatiale des innovations, Montpellier, GIP Reclus, 1985. Jochen Hoock et Bernard Lepetit, (dir.), La ville et l’innovation. Relais et réseaux de diffusion en Europe 14 e -19 e siècles, Paris, EHESS, 1987. Sur l'approche globale des villes françaises, entre armature et réseau, Bernard Lepetit, Les villes dans la France moderne, 1740-1840, Paris, Albin Michel, 1988.

52.

François-Joseph Ruggiu, « Quelques réflexions sur l'histoire comparée et sur les théories des interactions culturelles », dans Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les idées passent-elles la Manche ? Savoirs, Représentations, Pratiques (France-Angleterre, Xe-XXe siècles), Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2007, p. 392.

53.

Sauf exception qui ne peut être généralisée (supra, note 16). Sur l'histoire du mot en français, voir Florian Charvolin, « L'environnementalisation et ses empreintes sémantiques en France au cours du XXe siècle » dans Annales des Mines. Série « Responsabilité et environnement », n°46, avril 2007, p. 7-16.