L'hygiène et le génie sanitaire ou la question de la capacité des villes à innover, sous la IIIe République

Cette interrogation invite, dans le cas français, à chercher si l'État a impulsé la modernisation technique des villes, ou si celle-ci est restée du ressort des responsables locaux – du moins avant les Trente Glorieuses et le développement de l'appareil technico-administratif de l'État. L’historiographie politique de la France contemporaine s’est beaucoup construite autour d’une dichotomie local/national. L'idée sous-jacente à de nombreux travaux était que jusqu’aux lois de décentralisation des années 1980, les villes avaient peu d’espace de liberté pour mener des politiques urbaines novatrices. Toutefois, cette vision d’un État central tout puissant a été largement battue en brèche, en particulier s’agissant des politiques sociales. Le dossier de la santé publique a été ouvert il y a plusieurs années, notamment par Lion Murard et Patrick Zylberman. Dans L’hygiène dans la République, ils dressent un vaste tableau du retard qu’aurait pris la France en matière de législation sur la santé publique et d’application politique des mesures prônées par les hygiénistes54. Ils insistent sur le constat – très critique à l’encontre des maires, sur qui reposait l'essentiel de la police sanitaire – dressé par les administrateurs du début du XXe siècle ; mais leur ouvrage n'est pas plus indulgent pour l’administration parisienne. L’hygiène publique en France aurait été, en grande partie, une création américaine, par l’entremise de la fondation Rockefeller55. De son côté, Patrice Bourdelais nuance ce point de vue en se demandant si « la forte autonomie locale des municipalités, garante de la démocratie pour les républicains, a […] été l’un des facteurs essentiels de cette lenteur observée à maintes reprises », et « comment interpréter la multiplication des bureaux d’hygiène municipaux au cours des années 1880 »56.

L’essor quantitatif et géographique des structures locales d’hygiène et d’assistance, bien avant leur création rendue obligatoire par la loi sur la santé publique de 1902, a été perçu comme une preuve de l’autonomie et de la capacité d’initiative des administrations municipales sous la IIIe République57. A partir du début du XXe siècle, la réflexion sur l’autonomie des municipalités mène à des formes d’organisation collective (Association des Maires de France)58 et à des tentatives d’améliorer la conception et la mise en œuvre des politiques locales – ce que certains n’hésitent pas à qualifier de « science » de l’administration municipale59. Les pensées et les techniques modernisatrices, tant en ce qui concerne la matérialité du cadre urbain, la prévision de son extension, que l’organisation de l’administration des villes, sont concomitantes d’un vaste mouvement de circulation des hommes et des modèles, au sein d’une « Internationale scientifique » et de « laboratoires » de la réforme60.

Étudier la circulation des expériences locales d'amélioration de l'environnement urbain est par conséquent un moyen de comprendre la genèse des politiques édilitaires : voyages d’études, documentation et correspondance sont encore utilisés de nos jours par les villes qui réfléchissent à l’adoption d’une innovation ou à la construction d’un grand équipement urbain61. Les réseaux de villes sont anciens, la correspondance entre municipalités étant déjà pratique courante au Moyen Age, notamment dans l’espace germanique62. Au XIXe siècle, elle continue à être régulièrement utilisée sur des sujets d’administration quotidienne (prix du pain, fonctionnement de la police) et dès que les villes font l’expérience de la novation63 et des problèmes qui peuvent en résulter (conflits avec les compagnies concessionnaires de la distribution de gaz). Notre étude cherchera à mesurer l’influence éventuelle de l’appartenance à des réseaux formels d’échange d’expérience et d'une pratique de circulation de l'information sur les politiques municipales d'amélioration de l'environnement urbain de la première moitié du XXe siècle.

Ainsi, nous avons choisi d'écrire une histoire de la modernisation urbaine en France « par le bas », à partir d’une étude de l’élaboration des projets municipaux, de leurs achèvements comme de leurs échecs, en nous intéressant aux interactions entre tous les acteurs qui prennent part au processus. L'enquête prendra en compte non seulement les élus et les techniciens de l’administration (municipale, départementale ou parisienne), mais également les entrepreneurs et inventeurs, dont on sait qu’ils sont particulièrement actifs dans le démarchage des consommateurs, depuis l’époque moderne64, et les citadins, dont on connaît le rôle actif de pétitionnaires, notamment pour limiter l’implantation d’industries polluantes dans leurs quartiers65.

Notes
54.

Lion Murard, Patrick Zylberman, L’hygiène dans la République : la santé publique en France ou l’utopie contrariée : 1870-1918, Paris, Fayard, 1996.

55.

Lion Murard, Patrick Zylberman, « La mission Rockefeller en France et la création du Comité national de défense contre la tuberculose (1917-1923) », Revue d’hygiène moderne et contemporaine, avril-juin 1987, p. 257-281.

56.

Patrice Bourdelais (dir.), Les Hygiénistes. Enjeux, modèles et pratiques (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Belin, 2001, p. 15.

57.

Bruno Dumons et Gilles Pollet, « De l’administration des villes au gouvernement des "hommes de la Ville" sous la IIIe République », Genèses, 28, sept. 1997, p. 52-75. Des mêmes auteurs, « Élites administratives et expertise municipale. Les directeurs du Bureau d'Hygiène de Lyon sous la Troisième République », dans Kaluszynski Martine, Wahnich Sophie (dir.), L'État contre la politique ? Les expressions historiques de l'étatisation, Paris, L'Harmattan, 1998, p. 37-54..

58.

Patrick Le Lidec, Les maires dans la République. L’Association des Maires de France, élément constitutif des régimes politiques français depuis 1907, thèse de science politique, Université de Paris I, 2001.

59.

Renaud Payre, Une science communale ? Réseaux réformateurs et municipalité providence, Paris, CNRS Éditions, 2007.

60.

Anne Rasmussen, L’internationale scientifique, 1890-1914, Thèse de doctorat d’histoire, Paris, EHESS, 1995. Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle, op. cit.

61.

Exemple en matière de transports : l’inauguration de la ligne T3 à Paris s’est faite en présence de maires de vingt-cinq villes du monde entier (16 décembre 2006).

62.

Laurence Buchholzer-Rémy, Une ville en ses réseaux : Nuremberg à la fin du Moyen-Age, Paris, Belin, 2006.

63.

Sur la Grande-Bretagne, James Moore, Richard Rodger, « Municipal Knowledge and Policy Networks in British Local Government, 1832-1914 », dans Nico Randeraad (dir.), Formation et transfert du savoir administratif municipal, Annuaire d'histoire administrative européenne, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 2003, p. 29-57.

64.

Liliane Hilaire-Pérez et Marie Thébaud-Sorger, « Les techniques dans l’espace public. Publicité des inventions et littérature d’usage au XVIIIe siècle (France, Angleterre) », Revue de synthèse, 2006/2, p. 393-428.

65.

Geneviève Massard-Guilbaud, Une histoire sociale de la pollution industrielle dans les villes françaises, 1789-1914, mémoire pour l’habilitation à diriger les recherches, Université Lyon II, 2003. Estelle Baret-Bourgoin, La ville industrielle et ses poisons : les mutations de sensibilité aux nuisances et pollutions industrielles à Grenoble 1810-1914, Grenoble, PUG, 2005.