Sources et méthodes de l'enquête

Afin de mesurer l’engagement des villes dans des réseaux de modernité édilitaire et de comprendre les facteurs de la diffusion d'innovations techniques, nous avons utilisé et croisé trois grands types de sources.

Nous avons choisi d’exploiter un corpus de villes « ouvert », dans le sens où l’objectif n’était pas la comparaison systématique des politiques d'hygiène, mais plutôt l’étude des modalités de diffusion de l’information et de l’équipement édilitaire. La région lyonnaise, par son réseau de villes bien hiérarchisé, a été privilégiée comme point de départ : elle offre un échantillon de villes de tailles différentes, depuis la métropole régionale (entre 400 et 500 000 habitants tout au long de la période), jusqu’aux petites agglomérations, préfectures ou non, comme Annecy, Aix-les-Bains, Givors, Oullins, en passant par des villes plus importantes (Grenoble et Saint-Étienne) et les villes-préfectures qu’on classe aujourd’hui dans les « villes moyennes » (Valence, Mâcon, Chambéry). L’éventail permet de saisir des fonctions urbaines variées : ville industrielle (Saint-Étienne), ville administrative (Mâcon), ville qui s’oriente vers le tourisme (Aix-les-Bains).

A ce réseau urbain régional, nous avons ajouté un certain nombre de villes : tout d’abord, en contrepoint du réseau urbain Rhône-Alpes, les villes d’une région longtemps caractérisée par sa ruralité et son « retard » urbain, le Limousin (Limoges, Brive, Tulle, Guéret). Puis sont venues s'ajouter des villes repérées dans les cartons des dépôts évoqués ci-dessus pour s'être illustrées par des projets d’adoption précoce de procédés d’assainissement urbain : Avignon, Belfort, Montluçon, Pau, Nancy. Enfin, des dépouillements ponctuels ont été effectués, sur tel ou tel aspect de la modernisation des dispositifs d'hygiène urbaine, dans des villes innovantes qui ont fait parler d'elles dans les publications spécialisées : Chartres, Cosne-sur-Loire, Rouen, etc. Il paraissait indispensable d'aller sonder ces « milieux innovateurs » et de comprendre pourquoi ils avaient offert un terrain propice au développement de certaines techniques, voire à l'essor de nouvelles entreprises.

Ainsi, l'exploitation conjointe de trois types de documents (archives locales, nationales, sources imprimées) a permis de combiner plusieurs démarches d’enquête. D'une part, une démarche « par rebonds » : à partir d’une ville, on se rend dans une autre ville, jugée intéressante par les services municipaux. D'autre part, une démarche panoramique : dépouiller attentivement une revue ou un ouvrage de synthèse qui balaie l’ensemble du territoire national (voire au-delà) et met en exergue des villes ou des expériences jugées exemplaires, qu’elles soient couronnées de succès ou représentatives d’un échec.

L’exploitation des données recueillies s’est faite grâce à l’informatique (présentation plus précise en annexe, section 1). Dans un premier temps, nous avons utilisé le système de base de données « Fichoz », sous le logiciel Filemaker Pro, en bénéficiant de l'appui technique de M. Jean-Pierre Dedieu, directeur de recherches au CNRS74. Pour reconstituer des réseaux d’acteurs, il a fallu enregistrer les relations contenues dans les documents d’archives et impliquant des acteurs individuels (ingénieurs, maires, experts de tout ordre), des acteurs collectifs (municipalités, entreprises, associations, congrès) et des acteurs « intellectuels » (essentiellement des périodiques). Ensuite, nous avons tenté de représenter les réseaux de villes gravitant autour de la modernisation de l’environnement urbain. Plusieurs réseaux peuvent apparaître : ceux constitués par les correspondances municipales ; ceux qui se tissent par des participations assidues aux associations, congrès, ou expositions ; les réseaux autour d’une même innovation, créés par exemple par le fait d’avoir un lien contractuel avec une même entreprise. Nous avons représenté et analysé ces réseaux au moyen du logiciel Pajek. Enfin, l’utilisation de l’outil cartographique a permis de situer dans l’espace ces réseaux et d'élaborer une représentation du « monde de l’innovation édilitaire », obtenue depuis les archives d’une ou de plusieurs ville(s) ou à travers la lecture d’un périodique.

Les résultats qui vont suivre sont donc le fruit d'un travail qui emprunte à plusieurs champs de l'histoire et qui s'appuie sur des sources très variées, conservées dans des dépôts dispersés. Il s'agira à la fois de chercher si une politique urbaine a été mise en place avant les années 1950 pour protéger les citadins contre des risques sanitaires liés à l'environnement, et de comprendre comment les innovations techniques se sont répandues, de ville en ville, en mettant en lumière les logiques politiques, sanitaires et économiques de l'assainissement urbain et de l'implantation de dispositifs voués à l'amélioration de la situation environnementale. Nous espérons ainsi contribuer à la compréhension du travail concret des administrations, du fonctionnement et de l'efficacité de réseaux de circulation de l'information, tout en enrichissant les connaissances de l'histoire de l'environnement urbain.

Dans un premier temps, nous inviterons le lecteur à retracer le contexte scientifique et technique, dans lequel s'inscrivent les échanges d'expérience autour du génie sanitaire. Des impératifs de divers ordres sont proclamés par des médecins, des architectes, des ingénieurs, qui tantôt touchent à l'échelle « micro » de l'immeuble ou du ménage, que nous n'aborderons pas dans notre étude, tantôt embrassent la ville dans une démarche associant assainissement et planification de l'avenir urbain (chapitre I). La mise en forme de la batterie d'outils techniques de l'ingénieur sanitaire est concomitante d'un essor plus général de réseaux savants et réformateurs, dans lesquels circulent les nouvelles idées sur l'aménagement et l'amélioration du milieu urbain. Il faudra donc reconstituer les structures dans lesquelles la production et la communication des connaissances techniques et administratives ont pu s'effectuer (chapitre II). Des acteurs divers apparaissent au gré des manifestations de sociabilité de ces réseaux. Le chapitre trois présentera leurs caractéristiques et surtout leurs interactions avec les administrations urbaines. L'État est un acteur incontournable, par la tutelle administrative qu'il fait peser sur les municipalités françaises, dont les moindres actes sont soumis à l'approbation de ses représentants. Des entreprises se sont créées pour commercialiser les nouvelles techniques et de nouveaux objets de la technologie sanitaire, en direction du marché des collectivités publiques ou de la clientèle des classes aisées. Elles sont entrées en interaction avec les clients potentiels, et ont provoqué chez eux des phases plus ou moins longues de réflexion, de collecte d'information, aboutissant à la prise de décision sur l'adoption de l'innovation. La presse et les citadins, enfin, interviennent dans un phénomène qui concerne non seulement leur vie quotidienne, mais également l'emploi des deniers publics et la fiscalité locale.

Le deuxième grand mouvement de l'enquête portera sur le suivi, pas à pas, des configurations locales où ces acteurs entrent en interaction. Il est possible de partir des modalités choisies par les municipalités pour se documenter sur les moyens permettant de résoudre les questions environnementales (chapitre IV). La circulation des informations ne dissipe pas forcément des incertitudes, qu'il appartient à des experts de faire disparaître. On peut chercher à distinguer les types d'intervention de ces experts, et questionner l'efficacité de ces formes de consultation (chapitre V). Enfin, la municipalité prend sa décision. Dès lors, elle se retrouve face aux problèmes liés à la réalisation concrète de son projet : son établissement détaillé, son approbation par les services compétents de l'État quand elle est obligatoire, son financement (chapitre VI). Autant d'étapes dont il faut questionner le poids sur la mise en œuvre de l'innovation. Les prolongements du processus peuvent être évoqués par l'étude des moments où la politique modernisatrice se donne en spectacle et clôt d'une certaine façon, le cycle de la décision en étant capable d'influencer d'autres acteurs alors en recherche d'information.

La troisième grande partie changera d'échelle d'analyse, en adoptant un cadre plus large. Il s'agira d'abord de relier le local et le national en situant l'ingénierie sanitaire dans les grandes phases de la vie économique et urbaine française, afin de repérer les périodes plus propices à l'innovation, et les moments de ralentissement (chapitre VII). Le questionnement temporel sera complété par une approche géographique, visant à mettre en évidence les « logiques spatiales de l'innovation »75 (chapitre VIII). Le croisement des échelles permettra de réfléchir à la territorialisation de l'innovation, mais également aux phénomènes de flux internationaux d'expériences urbaines, dans un dernier chapitre qui conjuguera dimension temporelle et dimension spatiale pour tenter de replacer dans son contexte international la diffusion de la technologie sanitaire en France.

Notes
70.

Celle-ci n’a pas toujours été conservée pour la période du début du XXe siècle. Nous avons choisi de l’exploiter dans les dépôts de villes moyennes, où elle est consultable sous forme de registres (Limoges, Mâcon, Aix-les-Bains). Nous avons complété ce sondage par quelques correspondances bien conservées : service de la voirie de Lyon dans les années 1940, secrétariat de Villeurbanne durant la période 1925-1939, bureau d’hygiène de Saint-Étienne.

71.

Nous avons passé une dizaine de jours à la Bibliothèque du Congrès, pour dépouiller quelques périodiques américains, et quelques jours en Suisse (archives de la SDN à Genève, archives municipales de Lausanne).

72.

Lucie Paquy, Santé publique et pouvoirs locaux. Le département de l’Isère et la loi du 15 février 1902, thèse pour le doctorat d’histoire, université Lyon 2, 2001. Viviane Claude, Les projets d’aménagement, d’embellissement et d’extension (PAEE) de la loi du 14 mars 1919. Sources et questions, Délégation à la Recherche et à l’Innovation, (Ministère de l’Équipement et du Logement), 1990. Jean-Pierre Gaudin, L’avenir en plan, op. cit.

73.

Ces enquêtes sont conservées au CARAN dans la sous-série F8. Pour la période de l’entre-deux-guerres, les versements du Ministère de la Santé publique coté 19760145 et 19760153, stockés dans un bâtiment amianté, sont malheureusement incommunicables depuis 2004.

74.

Jean-Pierre Dedieu, « Les grandes bases de données. Une nouvelle approche de l'histoire sociale. Le système Fichoz », Revista da Faculdade de Letras Historia, III, 5 (2005), p. 99-112 (consultable sur HAL-SHS).

75.

Titre d'un programme de recherche mené à la MSH d'Aquitaine de 2003 à 2007.