A/ Assainir la ville, un travail de Sisyphe ?

‘« On ne saurait se dissimuler que depuis quelques années un courant se dessine, un mouvement se produit, relativement aux questions d’assainissement des villes. »86

En effet, l’assainissement urbain se situe alors au carrefour des objectifs constamment répétés par le monde hygiéniste et des intérêts électoraux d’édiles qui veulent faire entrer leur ville dans la « modernité » du XXe siècle. Il peut être l'objet d'une problématique axée sur l'étude « des processus qui conduisent les autorités politiques ou administratives à se saisir d'un problème, à le formuler d'une certaine manière et à engager des actions pour le traiter ». A travers les archives municipales et nationales, on peut étudier « l'inscription sur l'agenda politique » local et national de l'assainissement urbain87.

Dans les discours et les écrits de la Belle Époque, puis, plus tard, dans ceux de l’Entre-deux-guerres ou de la Reconstruction, une ville moderne est avant tout une ville saine88. On connaît depuis longtemps l’ambivalence des représentations du milieu urbain au XIXe siècle, entre ville mouroir ou pathogène, et ville-lumière foyer du progrès de la civilisation89. Le regard des médecins, des ingénieurs, des administrateurs n’échappe pas à ce clivage, chaque catégorie sociale trouvant ses propres critères négatifs et positifs pour juger l’environnement urbain90. Au XXe siècle, si l’on excepte les discours agrariens prônant le retour à la terre et dénonçant le monde urbain pour ses fléaux, comme l'alcoolisme et la tuberculose, le consensus s’établit progressivement pour dire que la ville se doit d’incarner la vie saine et « moderne ». En même temps, les hygiénistes ne se privent pas d'accumuler les adjectifs et les substantifs dépréciatifs lorsqu'ils décrivent la situation sanitaire des agglomérations, afin d'attaquer l'amour-propre des municipalités et de les faire réagir. Les adjectifs « lamentable », « déplorable », « défectueux », les substantifs « infection », « cloaque », pour décrire les lieux supposés dangereux, et « incurie » ou « inertie » à propos de l'attitude des pouvoirs locaux, sont un leitmotiv des rapports des conseils d'hygiène91.

Certes, pour les médecins, les administrateurs et les hommes politiques de l’époque, comme pour l’historien, l’hygiène publique est loin d’être l’unique facteur de modernisation de l’environnement urbain92 : l’introduction de l’éclairage au gaz dans la première moitié du XIXe siècle, puis l'irruption de l’électricité à la fin du siècle, marquent profondément les esprits. Le développement des transports en commun, depuis les omnibus jusqu’aux tramways électriques, puis la révolution automobile, sont un défi pour l’aménagement urbain93. D’autres transformations urbaines apparaissent notamment aux États-Unis, comme la construction en hauteur et le chauffage urbain.

De plus, l’amélioration des conditions de vie en ville est déjà un souci du pouvoir et des élites urbaines bien avant la fin du XIXe siècle : les « Lumières » du siècle précédent réfléchissent beaucoup à la question de la pureté des eaux94 ou à l’aération du tissu urbain. Les moyens en sont connus : destruction des remparts, ouverture de rues pour faciliter la circulation95. Ces politiques sont fréquemment menées par les intendants : à Limoges, Tourny détruit les remparts, Turgot fait dresser un plan d’alignement, et au début de la Révolution, trois nouvelles rues, larges et rectilignes, sont ouvertes. A Paris, un souci de régulation des nuisances causées par l’artisanat urbain est bien présent96, dans le contexte d’un regard médical néo-hippocratique, très attentif aux conditions environnementales.Ainsi, à partir de 1776, les milieux savants sont invités par la Société royale de médecine à élaborer des « topographies médicales » : c’est avec la croissance de l'État que l’on décide de mettre en place les premiers éléments d’une veille sanitaire coordonnée à l'échelle de la France, à l’endroit du milieu urbain97. Cette observation médicale de la ville se prolonge par les grandes enquêtes de Parent-Duchâtelet et de Villermé. Les initiatives du pouvoir central rencontrent « celles d’ingénieurs et plus souvent de municipalités elles aussi soucieuses, dès la fin de la monarchie de Juillet souvent, de moderniser un cadre urbain hérité de l’Ancien Régime »98. Dès l'époque moderne et pendant plusieurs décennies, l'aérisme justifie de grandes opérations de percées du tissu ancien des centre-villes. Ces percées sont un élément bien connu des politiques urbaines de plusieurs villes provinciales99 : dans la « capitale des Gaules », on considère encore en 1906 que « la transformation du quartier Grôlée a été la plus importante opération, de salubrité et d’embellissement exécutée à Lyon depuis la création des rues de la République et de l’Hôtel-de-Ville. Le quartier Grôlée était autrefois sillonné de rues étroites et malsaines bordées de hauts immeubles insalubres empêchant l’arrivée de l’air et de la lumière. Il a été assaini par une large percée oblique de 20 mètres de largeur reliant le pont Lafayette à la place de la République et par l’élargissement des rues transversales. Enfin, cette rénovation a été complétée par l’édification de beaux immeubles construits suivant les règles du confort et de l’hygiène modernes »100.

A compter de la fin du XIXe siècle, l’outil statistique révélant le caractère pathogène du milieu urbain101, l'« assainissement » devient dans le discours médical et réformateur l’un des moyens d’amélioration de la situation démographique de la France, en particulier de rattraper le voisin britannique et de pouvoir affronter et vaincre l’armée allemande lors de la prochaine guerre102. Si la science politique a mis en évidence que « la formulation du problème en des termes chargés de contenu émotionnel accroît les chances qu'il soit pris en compte et éventuellement traité »103, c'est plutôt sur le plan démographique et économique que l'hygiène tente de convaincre parlementaires, hauts fonctionnaires et ministres. L’ancien préfet du Calvados Henri Monod, directeur de l’Assistance et de l’Hygiène Publiques pendant de longues années au Ministère de l’Intérieur, répète à l'envi que la Grande-Bretagne, « en quinze années, n’a pas craint de dépenser, pour assainir ses ports, ses villes, et […] a économisé 800 000 existences humaines »104. Au Congrès d’assainissement de Paris, en 1895, Monod reçoit d’ailleurs les encouragements du représentant des inspecteurs sanitaires britanniques, M. Smith, qui déclare : « pour rendre ma pensée par des chiffres, Messieurs, je dirai que vous tenez entre vos mains les moyens de sauver une vie sur trois, d’empêcher un tiers de la mortalité qui existe actuellement dans les villes qui n’ont pas encore été assainies. L’expérience anglaise, américaine et autres prouve que, là où la mortalité était par exemple de 30 p. 1000 par an, elle est aujourd’hui, lorsque les villes ont été assainies, de 20 p. 1000 par an […] ajoutez une vie sur trois aux citoyens prêts à défendre votre patrie »105.

Dans leurs discours, les administrateurs urbains partagent volontiers cette vision qui relie préoccupations démographiques et intentions édilitaires. En 1899, le conseiller municipal parisien Ambroise Rendu se félicite des travaux entrepris pour l’assainissement de la capitale car « l’air a été épuré, l’eau purifiée, les résidus de la vie humaine enlevés, les germes malsains anéantis, et deux mille hommes au moins ont été préservés des maladies auxquelles ils auraient succombé jadis. Est-il une œuvre plus noble, plus utile que celle-là 106 »? C'est donc dans un contexte d'inquiétudes démographiques que l'on applique ou perfectionne des solutions techniques permettant aux pouvoirs administratifs de combattre les « maladies évitables », que l'on encourage des travaux et des équipements permettant une « sécurisation » sanitaire du milieu urbain et regroupés alors derrière le substantif « assainissement »107.

Le verbe « assainir » est un des termes préférés des écrits hygiénistes sur la ville. Il correspond à une vision organiciste du tissu urbain, qu’il faut « aérer » et purger de ses plaies. Le vocabulaire médical est transposé métaphoriquement dans la description de l'agglomération et de ses quartiers. Assainir, c’est supprimer les « cloaques » ou « foyers d’infection »108. A la Belle Époque, tout comme le substantif « assainissement », il conserve un sens élargi par rapport à la signification technique qu’il a prise ultérieurement : l’assainissement urbain est loin de ne recouvrir que l’évacuation et le traitement des eaux usées109. Généralement, on lui associe l’approvisionnement des citadins en eau potable, comme le fait l’ingénieur belge Emmanuel Putzeys en 1903 : « Le problème de l’assainissement des agglomérations […] est complexe et comporte trois phases : l’amenée et la distribution de l’eau alimentaire ; la construction d’égouts destinés à recueillir et à éloigner les eaux usées ; l’épuration de ces eaux »110. A cette trilogie viennent s’ajouter l’évacuation et la destruction des déchets solides, qu’ils soient qualifiés d’« immondices », d’« ordures ménagères » ou de « gadoues »111. D’autres techniciens s’inquiètent également de l’amélioration de la pureté de l’atmosphère urbaine, prenant le relais des plaintes citadines à l’encontre des industries nauséabondes112. L’ampleur de cet objectif et la variété des tâches à accomplir sont bien résumées au début des années 1930 par l’ingénieur sanitaire Emile Mondon. Lorsqu’il définit les modalités de l’assainissement urbain, il estime

‘« 1° que toutes les eaux souillées, de quelque nature qu’elles soient, doivent être immédiatement évacuées, avant qu’elles ne deviennent une cause de nuisance.
2° que tous les détritus solides doivent être recueillis, transportés et détruits sans danger pour la santé publique.
3° que le sol, susceptible de pollutions très graves, provoquées soit par l’entassement des cadavres dans d’étroits cimetières, soit par l’enfouissement des matières fermentescibles, soit par les infiltrations des fosses d’aisance, des eaux usées et des déjections, doit être mis en état constant de protection contre tous ces éléments dangereux.
4° que l’atmosphère, non seulement souillée par la respiration des hommes et des animaux, mais aussi par les dégagements des gaz nocifs, fumées, odeurs, provenant des fermentations, poussières des rues, etc., soit maintenue dans un état de pureté acceptable »113.’

C'est donc l'application par les administrations urbaines de ces impératifs hygiéniques, qui réclament des solutions techniques, que nous allons chercher à retracer. Au commencement de la période considérée (années 1880-1890), les découvertes de la bactériologie qui identifie les bacilles responsables de maladies propagées par l'eau permettent d'identifier les dangers ; les ingénieurs se joignent ensuite aux médecins pour apporter aux édiles des moyens concrets de détruire les bacilles dangereux contenus dans l'eau ou les déchets (années 1890-1920). Laissant de côté la question de la purification de l'atmosphère, que nous espérons étudier dans le cadre de recherches ultérieures et qui n'est pas vraiment résolue durant la période définie114, nous nous attacherons donc à comprendre comment les villes françaises se sont équipées en dispositifs d'assainissement : épuration des eaux potables puis des eaux usées, modernisation des techniques de collecte et de destruction des ordures ménagères. Brossons d'abord un panorama de ces techniques, afin d'avoir en tête les solutions qui se sont présentées aux édiles et aux divers acteurs des décisions et réalisations municipales. Nous renvoyons au « guide technique » en annexe (section 2) pour plus d'informations sur les évolutions technologiques et leurs caractéristiques.

Notes
86.

Marius Bousquet, « Les Municipalités et l’Hygiène Urbaine », Compte rendu du Congrès international des villes de Gand 1913, Bruxelles, Union internationale des villes, 1914, section II, p. 227.

87.

Jacques Lagroye, Sociologie politique, Paris, Presses de la FNSP/Dalloz, 1993, 2e éd., p. 445.

88.

Un exemple tiré de la célèbre Charte d’Athènes : « Les lois de l’hygiène, universellement reconnues, élèvent un lourd réquisitoire contre l’état sanitaire des villes » (paragraphe 24)

89.

Jean-Luc Pinol, Le monde des villes au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1991.

90.

Sabine Barles, La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain, XVIIIe-XIXe siècles, Seyssel, Champ Vallon, coll. Milieux, 1999.

91.

Une étude lexicologique serait lourde à mener. Nous nous appuyons cependant sur un dépouillement exhaustif des travaux du conseil d'hygiène de la Haute-Vienne (Stéphane Frioux, La conquête de l’hygiène, Limoges 1850-1914, op. cit.), et sur notre dépouillement plus récent des travaux du Comité consultatif (puis Conseil supérieur) d'hygiène publique de France à la Belle Époque.

92.

Jean-Luc Pinol (dir.), Histoire de l’Europe urbaine, Paris, Éditions du Seuil, 2003 et Le monde des villes au XIXe siècle, op. cit.

93.

Mathieu Flonneau, L'automobile à la conquête de Paris, Paris, Presses de l'ENPC, 2003.

94.

Patrick Fournier et Dominique Massounie, « Eau et salubrité dans le Midi de la France à l’époque moderne », Assainissement et salubrité publique en Europe méridionale (fin du Moyen Âge, époque moderne), Siècles. Cahiers du CHEC, n° 14, 2ème semestre 2001, p. 63-80 ; Patrick Fournier « Les pollutions de l’eau : l’expertise du risque du XVIe au XIXe siècle » dansChristèle Ballut, Patrick Fournier (dir.), L’eau et le risque de l’Antiquité à nos jours, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 39-44 (publication en ligne : http://www.msh-clermont.fr/article1630.html ).

95.

Cf. les chapitres d'Emmanuel Le Roy Ladurie dans Histoire de la France urbaine. Tome 3, La ville des temps modernes, de la Renaissance aux Révolutions, Paris, Éd. du Seuil, 1981et Jean-Louis Harouel, L’embellissement des villes: l'urbanisme français au XVIIIe siècle, Paris, Picard, 1993.

96.

Thomas Le Roux, Les nuisances artisanales et industrielles à Paris, 1770-1830, thèse d'histoire, université Paris I, 2007. Pierre-Denis Boudriot, « Essai sur l'ordure en milieu urbain à l'époque préindustrielle. Boues, immondices et gadoues à Paris au XVIIIe siècle », Histoire, Économie et Société, n°4, 1986, p. 261-281.

97.

Sabine Barles, La ville délétère, op. cit. et observations transmises par Patrick Fournier.

98.

Yves Lequin, dans Histoire de la France urbaine, tome 4 « La ville de l’âge industriel », Paris, Éditions du Seuil, 1998 [1e éd. 1983], p. 329.

99.

Michaël Darin, « Les grandes percées urbaines du XIXe siècle : quatre villes de province », Annales ESC, vol 43/2, 1988, p. 477-505.

100.

Lyon et la région lyonnaise en 1906, Lyon, A. Rey & Cie, 1906, p. 586-587.

101.

Pour une synthèse des résultats de ces travaux statistiques, voir Jean-Luc Pinol (dir.), Histoire de l’Europe urbaine, op. cit. : « Des villes mortifères » et « Maladies urbaines », p. 85-96.

102.

Instituée en 1887, la statistique sanitaire est d’abord limitée aux villes de 10 000 habitants, avant d’être étendue aux villes de plus de 5000 habitants, puis à l’ensemble de la France en 1906 (L. Mirman, « Rapport sur la statistique sanitaire pour 1910 présenté au Ministre de l’Intérieur », Revue d'hygiène et de police sanitaire [désormais : RHPS], octobre 1912, p. 1005).

103.

Jacques Lagroye, Sociologie politique, op. cit., p. 48.

104.

Compte rendu du premier congrès d’assainissement et de salubrité de l’habitation, Paris 1895, discours d’ouverture, p. 11. C'est nous qui soulignons.

105.

Ibid., p. 412.

106.

Ambroise Rendu, « L’assainissement de Paris », Revue municipale [désormais : RM], 21 janvier 1899, p. 1028-1032.

107.

Une recherche par mot du titre des articles de la Revue d'hygiène et de police sanitaire (1879-1940) sur le site http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica/periodiques.htm donne 349 pages pour le mot « assainissement », mais 401 pour celui d' « épuration », 308 pour « purification » et 114 pour « évacuation ».

108.

L’expression « foyers d’infection » reste usitée très longtemps. On la trouve par exemple dans le Rapport justificatif au Plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension d’Angoulême, en 1936 (AM Angoulême).

109.

Dans l’édition 2005 du Petit Larousse Illustré, on peut lire à l’entrée assainissement : « 1. Action d’assainir ; son résultat. 2. Ensemble de techniques d’évacuation et de traitement des eaux usées et des boues résiduaires ». Dans le Dictionnaire de l’Urbanisme et de l’aménagement (Paris, PUF, 1996, 2e éd.), André Guillerme parle de l’assainissement comme d’un domaine technique, né d’un néologisme des premiers temps de l’hygiénisme – en effet, l’Encyclopédie du XVIIIe siècle ignore le terme –, qui « depuis les années 1830 […] s’intéresse essentiellement aux eaux usées et pluviales, rejetées d’abord dans les rivières principales par un système de canalisations (qui reprend souvent l’ancien réseau hydrographique médiéval recouvert alors pour assainir l’air de la ville), puis peu à peu traitées dans des stations d’épuration édifiées en aval des cités, avant leur rejet dans le milieu naturel ». Mais à la lecture des sources, cet article nous paraît également restrictif, en employant le terme d’« assainissement » seulement pour l’évacuation des fluides.

110.

Treizième Congrès international d’hygiène et de démographie tenu à Bruxelles du 2 au 8 septembre 1903. Compte rendu du Congrès. Tome IV : Section III, technologie sanitaire, Bruxelles, P. Weissenbruch, 1903, p. 19.

111.

Voire de « ruclons » (canton de Vaud) ou d' « équevilles » (région lyonnaise).

112.

Sur les plaintes : Estelle Baret-Bourgoin, La ville industrielle et ses poisons : les mutations de sensibilité aux nuisances et pollutions industrielles à Grenoble 1810-1914, Grenoble, PUG, 2005 et Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire sociale de la pollution industrielle, 1789-1914,Paris, Éditions de l’EHESS, à paraître.

113.

Émile Mondon, Assainissement général des villes et des petites collectivités, tome I Les déchets urbains et la pollution des cités, Paris, Dunod, 1931, p. VI.

114.

Sur ce sujet, une étude vient de paraître : Frank Uekoetter, The Age of Smoke. Environmental Policy in Germany and the United States, 1880-1970, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2009.