a/ La conquête urbaine de l’eau

‘« L'eau, comme vous le savez, est nécessaire à tous les besoins de la vie, à la salubrité des villes comme à la santé des hommes. C'est par elle qu'on développe cette vertu qui s'appelle la propreté ; c'est par elle qu'on mesure le degré de civilisation du genre humain.
Distribuer l'eau partout en abondance, la mettre à la portée de tous, est évidemment une œuvre philanthropique ; mais c'est surtout un devoir que des administrateurs éclairés ne doivent pas oublier. »118

Abreuver les citadins est un objectif majeur des édiles de l'ère industrielle, confrontés à la croissance urbaine (démographique, spatiale et économique) qui rend les anciens moyens d’alimentation insuffisants (puits et petites sources captées). Ils s’efforcent d’approvisionner leurs villes en eau pour voir s’éloigner les disettes estivales et prévenir des incendies toujours possibles119. Être capable d’assurer la toilette de la ville et d’alimenter les fontaines publiques est donc l'étape initiale de « la conquête de l’eau ». Dans les villes en pleine croissance des États-Unis, l’adduction d’eau est le premier service municipal qui manifeste l’engagement de la ville à assurer de bonnes conditions à sa croissance120. En France, des projets de distribution à l'échelle urbaine sont élaborés dès la première moitié du XIXe siècle121 puis se concrétisent à partir du Second Empire, en particulier par l’intermédiaire de sociétés concessionnaires, à Lyon et à Paris. La Société Générale des Eaux créée en 1853, obtient dès sa naissance la concession de l'alimentation en eau de la population lyonnaise, gagne ensuite les marchés de communes de banlieue parisienne, et enfin celui de la capitale en 1860122. En Province, dans les villes moyennes, les distributions d’eau, après des années d’études, voient le jour dans les années 1860-1870, comme à Limoges et à Rennes : dans ces deux villes l’adduction de sources est due au même homme, l’ingénieur Lesguillier123. A Nancy, où l’on distribue l’eau de la Moselle depuis 1879 pour répondre à l’augmentation de la population après la guerre franco-prussienne, « l’abondance de cette eau, relativement pure, eut pour conséquence une amélioration réelle de l’état sanitaire, spécialement en ce qui concerne la fièvre typhoïde ; elle permit de fermer de nombreux puits et améliora les conditions d’hygiène des habitations et de la voirie »124.

Mais, dans les années 1880, les défenseurs de l’hygiène (médecins, pharmaciens, architectes et ingénieurs) continuent de harceler les administrations citadines125 et de déplorer la situation insatisfaisante qui serait celle des villes françaises : « Tout le monde s’accorde sur ce fait que la quantité d’eau nécessaire pour la boisson et les soins de propreté est loin d’être mise actuellement à la disposition de chaque individu. La moyenne fournie à leurs habitants par quelques villes privilégiées est, en France, de 200 litres environ par jour et par individu et de 300 litres à l’étranger ; mais ces villes sont en fort petit nombre, et d’ailleurs quelle différence ne trouvons-nous pas entre ces quantités et celles de 1100 litres par tête, délivrés à Rome, et de 1400 litres, réduite actuellement à 125, fournie du temps des Romains dans notre ville de Lyon »126. Stimuler les édiles en mettant sous leurs yeux les chiffres prouvant le retard de leur administration est une méthode classique. Mais la comparaison serait avantageuse si elle était menée avec les villes méditerranéennes et coloniales. Athènes et Jérusalem restent jusqu’au XXe siècle dans une situation fragile, caractérisée par la fréquence des disettes estivales127. La situation est pire à Manille, où le premier service public de distribution d’eau n’est achevé qu’en 1882 et se trouve presque aussitôt dépassé par la demande et la croissance démographique128. Reste qu'à la Belle Époque, le quotidien des citadins les plus modestes est toujours rythmé par le trajet à la borne-fontaine, quand encore elle existe – dans bien des faubourgs, on s'en remet aux citernes ou aux puits. Une fois que la ville commence à s'équiper, les pétitions s'enchaînent pour obtenir dans chaque rue un point d'approvisionnement en eau129.

Notes
118.

AM Cosne-sur-Loire, 1O 187, rapport de la commission des eaux sur l'étude d'une distribution d'eau de Loire, 29 août 1900.

119.

A Limoges, le manque d’eau accroît l’ampleur de l’incendie qui détruit une partie du centre ville en 1864. Hambourg est dévastée par un grand incendie en 1842. L'épisode de 1871 à Paris rappelle que l'incendie participe aussi des modes de protestation urbaine (Jean-Claude Caron, Les feux de la discorde : conflits et incendies dans la France du XIXe siècle, Paris, Hachette littérature, 2006).

120.

Martin Melosi, The Sanitary City, op. cit., chapitre 7 : « Water Supply as a Municipal Entreprise, 1880-1920 », p. 118-148.

121.

Antoine Pavageau, Abreuver une capitale régionale, op. cit. Dans le cours du récit, nous évoquerons les exemples de Toulouse et Dijon. Il n'est pas question de nier les dizaines de projets qui ont pu être proposés au cours des siècles précédents (voir Dominique Massounie, Les monuments de l'eau : aqueducs, châteaux d'eau et fontaines de la France urbaine, du règle de Louis XIV à la Révolution, Paris, Éd. du Patrimoine-centre des monuments nationaux, 2009), mais de tenir compte des nouveautés induites par la « révolution des matériaux » du tournant XVIIIe-XIXe siècles (fonte, acier) et par la machine à vapeur.

122.

Philippe Cebron de Lisle, L’eau à Paris au XIXe siècle, Paris, AGHTM, 1991.

123.

Sur Limoges, voir Stéphane Frioux, La conquête de l’hygiène, op. cit. Sur Rennes, Francois-Xavier Merrien, La Bataille des eaux : l’hygiène à Rennes au XIXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1994.

124.

L’eau à Nancy, par le Dr M. Perrin, Extrait de la Revue médicale de l’Est, 1908, p. 2.

125.

« Pour assurer l’assainissement intérieur des grands centres, la première préoccupation des municipalités est de pourvoir la ville d’une abondante distribution d’eau, base essentielle de tout assainissement sérieux », écrit P. Pignant, dans De l’assainissement intérieur et extérieur des villes et de l’épuration des eaux d’égout, Dijon, imprimerie Aubry, 1884, p. 2.

126.

J. Vidal, Du service des eaux alimentaires dans les campagnes, Lyon, Association typographique, 1886, p. 1-2.

127.

Sur Athènes, voir Konstantinos Chatzis, « Le premier ministre, le maire et l’ingénieur », dans Denis Bocquet et Samuel Fettah (dir.), Réseaux techniques et conflits de pouvoir. Les dynamiques historiques des villes contemporaines, Rome, École Française de Rome, 2007, p. 71-102. Sur Jérusalem, voir Vincent Lemire, La soif de Jérusalem, thèse d’histoire, université d’Aix-en-Provence, 2006.

128.

Xavier Huetz de Lemps, « Une "urgence" de cent cinquante années. La construction de l’amenée d’eau de Manille (1733-1882) », dans Denis Bocquet et Samuel Fettah (dir.), Réseaux techniques et conflits de pouvoir, op. cit., p. 187-202.

129.

Estelle Baret-Bourgoin, « Politiques urbaines et accès à l’eau dans la cité : la révolution des eaux à Grenoble à la fin du XIXe siècle », Le Mouvement social, n°213, 2005, p. 18-19.