b/ Purger l’organisme urbain de ses excreta 

‘« Mais ce n'est pas tout que d'amener dans une ville une eau pure et abondante. Il faut encore qu'après avoir servi aux usages domestiques, ce liquide désormais souillé, chargé des miasmes et des immondices de la cité, ne puisse continuer à circuler à la surface des voies publiques, à imprégner les sous-sols, à devenir ainsi le véhicule de toutes les infections et de toutes les épidémies.
Nous avons rempli ce désidératum [sic] en construisant nos égouts, cette vaste canalisation souterraine qui est aux nouvelles conduites de nos fontaines, dans notre organisme municipal, ce que les veines sont aux artères dans l'organisme humain. »130

L’inquiétude complémentaire des hygiénistes, renforcée justement par l’augmentation de la consommation d’eau, concerne l’évacuation des eaux usées et la réforme du système des vidanges. La solution paraît être le système dit du « tout-à-l’égout »131 (on garde fréquemment les guillemets dans les années 1890-1900 et on écrit l’expression tantôt avec des traits d’union, tantôt sans), même si l’idée que le tout-à-l'égout constitue un progrès hygiénique n’est pas partagée par tous. Des études ont déjà montré la virulence des débats et la vigueur des oppositions au système132. Très souvent menées par les associations de propriétaires et les syndicats agricoles ou les compagnies de vidanges, les campagnes hostiles au tout-à-l'égout prennent appui dans les années 1880 sur une argumentation hygiénique, dénonçant la perspective d’une « invasion de maladies miasmatiques » sur Paris et d’une « infection générale de l’égout, de la Ville, et de la Seine »133. Mais personne ne conteste qu’évacuer les matières fécales hors de la ville dans des tuyaux étanches, c’est éviter l’infection du sol urbain. Il faut empêcher coûte que coûte les eaux sales de stagner, les matières fécales de séjourner dans les fosses d’aisances : ces dernières, dont l’étanchéité laisse à désirer, « ont une influence pernicieuse sur l’hygiène publique, puisque la putréfaction s’y entretient d’une manière permanente »134. A Rouen, peu avant le XXe siècle, « sur 15 000 maisons, plus de 10 000 ont encore des fosses fixes complètement perméables, qu’on ne vidange jamais, et dont les infiltrations souillent nécessairement le puits placé dans la cour au voisinage de la fosse »135, laissant planer la menace de fièvre typhoïde. En 1892, la ville ne compte que 2000 abonnés à la distribution d'eau potable136 ; plusieurs années durant, elle détient un taux record de mortalité en France.

Pour les médecins et les ingénieurs, enterrer les conduites d’évacuation des eaux usées, c’est donc protéger le sol urbain et les nappes phréatiques des contaminations ; c’est par la même occasion en finir avec le spectacle des ruisseaux-égouts, que l’on retrouve dans un nombre incalculable de villes petites et moyennes137. « Jusqu’à ce siècle, sauf de rares exceptions, les eaux d’égouts étaient rejetées dans un cours d’eau à l’intérieur de la ville ; c’était conserver dans les murs les causes d’insalubrité ; aussi un premier progrès consiste dans la création de collecteurs, recevant les eaux de tous les égouts pour les mener »138. Ainsi à Cannes, la Croisette est infestée par le ruisseau de la Foux, qu’il faut assainir au plus vite, car si les odeurs qu’elle provoque sur la promenade réputée ne sont pas toujours malsaines, elles produisent « un détestable effet moral sur les étrangers par l’intermédiaire de leurs nerfs olfactifs. On a beau dire "tout ce qui pue ne tue pas", il n’en est pas moins vrai que tout ce qui pue éloigne ». Les Cannois ont d’ailleurs un autre ruisseau semblable à « une longue fosse répugnante et puante », la bien-nommée « Lèpre »139.

La situation de l’assainissement urbain, dans la France de la Belle Époque, est très variable selon les cités. En 1871, à Nancy, 1400 maisons sont déjà reliées à un réseau d’évacuation140, tandis qu’en 1909, selon un membre du Conseil supérieur d’hygiène de France, Châlon-sur-Saône ne compterait que deux kilomètres d’égouts !141 Bourges en recèle à peine plus, 4600 m, alors que la longueur totale des rues y avoisine 58 km142. Villefranche-sur-Saône a ses « voies latrinales »143 et Bourg-en-Bresse possède des « cônes », sortes de tranchées où stagnent toutes les immondices jetées des maisons : « des canaux non étanches, sans pente régulière, sans section uniforme et sans eau, le plus souvent à découvert, qui sillonnent la ville dans tous les sens pour recevoir sur leur trajet les immondices, les ordures ménagères, les déjections des habitations, où elles s’accumulent sans jamais circuler, si ce n’est à la surface et après des pluies torrentielles ». En 1888, alors que le préfet est alarmé par une épidémie de typhoïde, un médecin décrit ces « bassins […] non étanches, dans lesquelles les déjections humaines s’accumulent sans jamais circuler », en résumant de manière lapidaire la situation : « la ville repose depuis de nombreuses années sur une vaste fosse d’aisance »144. Laissons ces descriptions sordides que l’on pourrait multiplier à loisir. A la veille de la Première Guerre mondiale, une enquête nationale, provoquée par le ministère de l’Intérieur dans les villes de plus de 5000 habitants, révèle le nombre impressionnant de petites villes aux réseaux « rudimentaires »145. Les cités françaises seraient donc restées très longtemps au stade de la fosse d'aisances fixe, transformée parfois en fosse septique au XXe siècle, et n’auraient pas été aussi promptes que leurs cousines britanniques pour adopter le tout à l’égout avec épuration146. La fosse septique paraît miraculeuse, permettant de dissoudre les matières solides, mais les hygiénistes ne sont pas dupes. L’effluent n’est pas pour autant épuré : le système produit à la rigueur un liquide plus limpide, mais ne détruit pas les microbes. Des conditions de réglementation strictes doivent être édictées147.

Avec la question des fosses septiques, l’hygiène publique aborde la question délicate de l’habitation privée et de ce que l’on doit imposer ou non aux citadins dans l’intérêt de la collectivité. Les transformations du paysage urbain ne suffisent pas, clament les hygiénistes, si l’on ne combat pas également les pratiques sociales qui favorisent la transmission des épidémies. La prévention des maladies passe aussi par l’établissement d’un « casier sanitaire » des immeubles, où l’on note les informations relatives à la salubrité des maisons et aux maladies qui s’y sont déclarées148. Cette institution mobilise du personnel et prend du temps ; elle se répand cependant, non seulement à Paris, mais également en province, dans des localités ouvrières (Villeurbanne ou Saint-Étienne149), et à l’étranger (Lausanne établit un casier en même temps que son bureau d’hygiène en 1917)150. Elle reste cependant de l’ordre du facultatif, de l’initiative municipale : sa généralisation est donc un simple vœu151, conséquence d'un laisser-faire ancien, consacré par la loi du 13 avril 1850 sur les logements insalubres qui laissait aux administrations municipales le soin de constituer des commissions consultatives sur ce problème152.

Notes
130.

AM Clermont-Ferrand, 1I 67, Bulletin municipal, 1883, rapport du Dr Blatin sur la question du balayage, séance du 9 février 1883, p. 26.

131.

Georges Bechmann, « Le nouveau régime de l’assainissement à Paris », RHPS, mars 1895, p. 198.

132.

Gérard Jacquemet, « Urbanisme parisien : la bataille du tout-à-l’égout », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol 26, oct-déc. 1979, p. 505-548. Estelle Baret-Bourgoin, « Gouvernance urbaine et acteurs économiques dans la ville du XIXe siècle. La bataille de l’excrément à Grenoble », dans Bruno Dumons, Olivier Zeller (dir.), Gouverner la ville en Europe, du Moyen-Age au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2006.

133.

AN F14 6390, brochure La distribution de l’eau dans les habitations. La vidange par l’égout produisant l’infection de Paris et celle de la Basse-Seine (éditée par la « Compagnie hygiénique »).

134.

Ville de Montluçon. Projet d’assainissement général dressé par M. Dupin, ingénieur des Ponts et Chaussées, Montluçon, imprimerie Midon, 1902 [rédigé en 1896], p. 4.

135.

Dr E. Vallin, « Les projets d’assainissement de Rouen », RHPS, janvier 1895, p. 3.

136.

Le Génie sanitaire, juin 1892, p. 90.

137.

Yves Lequin, évoque les cas de Dijon (le Suzon), de Saint-Étienne (le Furan), ou de Bordeaux (le Peugues), qui recouvrent leurs cours d’eau réceptacles des immondices urbaines (Histoire de la France urbaine, tome 4, op. cit., p. 331). A Limoges, c’est le cas du ruisseau d’Enjoumard, également appelé « Merdanson », qui va se jeter dans la Vienne. De tels procédés sont employés à l’étranger, comme à Mons et Aix-la-Chapelle (Ch. De Freycinet, Rapport sur l’assainissement industriel et municipal dans la Belgique et la Prusse rhénane, Paris, Dunod, 1865, p. 66).

138.

P. Pignant, De l’assainissement intérieur et extérieur des villes, op. cit., p. 3-4.

139.

Dr G. Daremberg, « L’hygiène des stations hivernales maritimes », RHPS, juillet 1894, p. 591-592.

140.

Yves Lequin, dans Histoire de la France urbaine, tome 4, op. cit., p. 331.

141.

Recueil des actes officiels et documents intéressant l'hygiène publique. Travaux du Conseil supérieur d’hygiène publique de France. Tome trente-neuvième (année 1909), Melun, imprimerie administrative, 1911 [désormais : CSHP ou CCHP + année des travaux considérés], rapport du professeur Gariel, p. 427

142.

CSHP 1906, rapport du professeur Gariel, p. 521.

143.

CSHP 1904, p. 658-659.

144.

AD Ain, M 588, brochure Travaux des Conseils d’hygiène et de salubrité du département de l’Ain. Année 1889-1890, Bourg, Imprimerie générale, 1890, séance du 19 décembre 1889, p. 32. Ibid., Rapport du 20 décembre 1888, f°3. Considérations reprises dans le rapport des experts parisiens : CCHP 1890, p. 290-301 (rapport Brouardel, Du Mesnil et Ogier).

145.

Archives nationales, F8 215 à 225.

146.

Cette comparaison sera abordée dans le chapitre IX.

147.

En particulier par le Conseil d’hygiène de la Seine en 1906-1910, puis par le Conseil supérieur d’hygiène de France, en 1926.

148.

Yankel Fijalkow, « La notion d’insalubrité. Un processus de rationalisation 1850-1902 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2000, n°20-21, p. 135-156.

149.

AM Villeurbanne, 5J 11 à 388, casier sanitaire : contrôle sanitaire des habitations, rue par rue (majoritairement pendant les années 1922-1937).

150.

AM Lausanne, C 11/3, lettre du Dr Jules Perriet, de Vevey, 22 janvier 1918, pour demander des renseignements sur la manière dont est organisé le casier sanitaire des bâtiments.

151.

Émile Cheysson fait voter par le congrès de l’Alliance d’hygiène sociale de Nancy (juin 1906) un vœu tendant à l’institution d’un casier sanitaire dans les principales villes de France.

152.

Roger-Henri Guerrand, Propriétaires et locataires : les origines du logement social en France, 1850-1914, Paris, Quintette, 1987 et Florence Bourillon, « La Seconde République invente le logement insalubre », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2000, n°20-21, p. 117-134.