B/ L’intégration de la révolution bactériologique et la technicisation de l'ingénierie sanitaire

Les découvertes de Pasteur et des Pastoriens changent le monde de la médecine et même de la police sanitaire153, provoquant également une mutation du regard scientifique sur l'environnement. Progressivement, l'infiniment petit, uniquement détectable par le microscope, remplace dans l'échelle du risque l'odeur des « miasmes » et la vue des matières en putréfaction. Localement, ce changement de paradigme se développe en partie grâce aux municipalités et aux facultés de médecine qui créent des laboratoires de bactériologie154. Sont ainsi remises en cause les vieilles certitudes concernant la salubrité des villes: il ne suffit pas de procurer à la ville de l’eau de source, encore faut-il qu’elle soit évaluée « pure » par le bactériologiste, afin d'être considérée comme « potable ». Ces nouveaux savoirs et nouvelles conceptions de l'environnement peuvent être assimilés aux « croyances » que les théories de l'innovation assignent aux innovateurs dont la rationalité du choix n'est pas strictement économique155. Concrètement, les acteurs de l'hygiène et de la gestion municipale sont progressivement persuadés de la nécessité d’adopter des procédés industriels de traitement de l’eau, qui réduisent le nombre de bactéries contenues dans le liquide distribué. Ensuite, l'idée de la nécessité de prévoir un traitement des eaux usées pour prévenir la pollution microbienne des cours d’eau en aval de l'agglomération fait lentement son chemin. L’avènement du microbe incite les hygiénistes à se pencher non seulement sur la qualité des eaux, mais aussi sur les risques sanitaires potentiels de tous les aspects de l’environnement urbain156 : non seulement les mouches157, mais également les habitations particulières et les nuisances industrielles, les écoles et les hôpitaux158, mais également les hôtels159, les wagons de chemin de fer160, les gares de chemins de fer et stations de métropolitain161, les téléphones162, et même les routes163. C’est ainsi que le Dr Guglielminetti tente de promouvoir le « pétrolage » des routes pour lutter contre la poussière et la dissémination possible des germes : le macadam devient le revêtement anti-hygiénique par excellence164. La poussière est un facteur pathogène potentiel à tel point que la municipalité de Hanovre, en 1906, prend un arrêté punissant de 30 marks d’amende le port dans la rue des robes à traîne, ce qui soulève l’indignation des dames allemandes165.

Il n’est donc guère d’aspect de la vie quotidienne qui ne retienne l’attention de quelque médecin, ou bien de quelque architecte ou ingénieur ajoutant à son titre le qualificatif de « sanitaire ». Leurs priorités concernent l’amélioration de l’habitation privée, l’hygiène alimentaire (inspection sanitaire des viandes et des marchés, amélioration des conditions de salubrité dans les abattoirs), et la trilogie eau potable-eaux usées-ordures ménagères.Notons enfin que cette « Belle Époque » de la bactériologie et de l’hygiène coïncide avec l’extension de l’empire colonial, notamment en Asie du Sud-Est et au Maghreb. L’hygiène urbaine est donc présentée comme une marque de la supériorité des Occidentaux : en Indochine, « les Annamites ignorent la propreté, tant sur eux que dans leurs demeures, dont les abords sont souillés par des ordures ou des détritus de toutes sortes. Les Chinois, qui ont envahi ces pays, ont apporté avec eux le mépris qu’ils professent pour l’hygiène […] Les Annamites déversent tous leurs déchets sur le sol autour de leurs demeures, dans les mares avoisinantes ou dans les cours d’eau ». « L’assainissement du sol se poursuit surtout dans les centres habités par la population européenne […] un arrêté municipal a rendu obligatoire, pour toutes les maisons européennes à construire à Pnom-Penh, les fosses septiques système Mouras »166

Revenons en Métropole, pour retracer brièvement comment les acteurs de l’hygiène travaillent sur la trilogie indiquée plus haut, indispensable à l’avènement d’une « ville sanitaire », en inventant de nouveaux dispositifs palliant les déficiences ou éradiquant les risques des services urbains.

Notes
153.

Claire Salomon-Bayet (dir.), Pasteur et la révolution pasteurienne, Paris, Payot, 1986. Bruno Latour, Les Microbes, guerre et paix, Paris, A. Métailié, 1984.

154.

Par exemple, le conseil municipal de Clermont-Ferrand, quelques mois après avoir décidé de faire analyser mensuellement ses eaux potables – et de publier les résultats – vote un crédit pour l’établissement d’un laboratoire bactériologique dans l’école de médecine de la ville (RM, 25 juin 1898, p. 553).

155.

Norbert Alter, L'innovation ordinaire, Paris, PUF, collection Quadrige, 2e édition, 2005, p. 33-35.

156.

Voir Pierre Darmon, L’homme et les microbes, XVIIe-XXe siècle, Paris, Fayard, 1999, chapitre XXXIV « Lieux à hauts risques », p. 440-448.

157.

Stéphane Frioux, « Les insectes, menace pour la ville à la Belle époque », dans Stéphane Frioux et Emilie-Anne Pépy (dir.), L'animal sauvage entre nuisance et patrimoine, France XVIe-XXIe siècle, Lyon, ENS éditions, 2009, p. 115-130.

158.

Dr F-H. Renaut, « Hygiène hospitalière et responsabilité hygiénique des médecins », RHPS, avril 1903, p. 289-300.

159.

Dr Dardel, « L’installation des hôtels des villes d’eaux », communication au Premier Congrès international d’assainissement et de salubrité de l’habitation, 1904, publiée dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1905, 4e série, n°4, p. 289-309.

160.

Dr E. Vallin, « La prophylaxie dans les wagons de chemins de fer », RHPS, mai 1899, p. 385-405.

161.

« L’hygiène des chemins de fer. Propreté des wagons et santé des voyageurs », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1900, 3e série, n°43, p. 176 et « La ventilation et l’hygiène des galeries et des gares du chemin de fer métropolitain », Ibid., p. 568-570.

162.

« Inspection bactériologique des téléphones », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1900, 3e série, n°43, p. 95.

163.

Pierre Darmon, L’homme et les microbes, op. cit., chapitre XXXII « Danger au coin de la rue », p. 422-430. André Guillerme, « Le pavé de Paris », dans François Caron et alii (dir.), Paris et ses réseaux : naissance d’un mode de vie urbain, XIXe-XXe siècle, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris, 1990, p. 59-82.

164.

Dr Guglielminetti, « Les différents moyens de combattre la poussière des routes », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1902, 3e série, n°48, p. 257-270 et « La suppression de la poussière par le pétrolage et le goudronnage des routes », RHPS, avril 1903, p. 347-365.. Cette question fait l’objet d’un exposé au Congrès international d’hygiène de Berlin (1907) dans la section VI/A (hygiène des habitations, des localités et des eaux).

165.

Revue pratique d’hygiène municipale, juin 1906, p. 264.

166.

Dr Kermorgant, « Assistance médicale et hygiène en Indo-Chine », RHPS, avril 1912, p. 418-420.