1/ La chasse aux bacilles : l’adduction de l’eau pure

‘« […] l’eau d’alimentation d’une ville, comme la femme de César, doit être à l’abri du plus léger soupçon. »167

Avec la bactériologie s'accroît et se précise la suspicion sur la qualité des eaux : des critères objectifs, tel le nombre de « colibacilles », permettent désormais de qualifier les eaux analysées168. A l’orée du XXe siècle et plus généralement à partir de l’entre-deux-guerres, un second moment de la modernité hydraulique, après celui des premiers réseaux d'adduction, se met en place : celui de l’approvisionnement en eau « sûre ». Aux États-Unis, l’adjectif safe tend d’ailleurs à remplacer son homologue pure pour qualifier l’eau dans les rapports de spécialistes169. Or, la France de la Belle Époque n’échappe pas encore aux épidémies récurrentes de fièvre typhoïde. Cette maladie qui n’est pas toujours mortelle – on relève en général environ un décès pour dix malades – cause cependant chaque année des décès dans les villes comme dans les campagnes. Elle révèle les mauvaises conditions d’hygiène des citadins : approvisionnement par des eaux de puits souillées par les infiltrations de matières fécales, eaux de rivières insuffisamment filtrées170… Très souvent, la question de la qualité de l’eau distribuée aux citadins inquiète donc médecins et/ou municipalités : avant d'être un enjeu technique et urbanistique, c'est un problème démographique. Selon un médecin, conseiller municipal de Chambéry, « si le taux de mortalité chambérienne est faible, nos eaux sont certainement salubres. Si le taux de la mortalité est élevé, nos eaux sont probablement insalubres. La qualité de l’eau qui sert à l’alimentation est de beaucoup le facteur le plus important de la santé publique »171. Jules Arnould, professeur d’hygiène à la Faculté de médecine de Lille, rappelle que « l’usage de bonnes eaux de boisson est un élément capital dans l’élévation du niveau sanitaire général des villes »172. Les épidémies typhiques, récurrentes dans certaines villes de garnison (les casernes, par la promiscuité qu'elles engendrent et le manque général d'hygiène173, sont des révélateurs de l'état sanitaire d'une ville), incitent à agir selon deux directions. D'une part, la mise en sécurité de l'eau consommée par les citadins, et son pendant, la lutte contre les approvisionnements peu sûrs, telle l'eau des puits. De l'autre, l'adoption de procédés d'épuration ou de « stérilisation » de l'eau potable.

La morbidité et la mortalité typhoïdiques, pierre de touche de l'hygiène urbaine
C'est à l'aune des statistiques de cette maladie que l'on juge de l'assainissement du milieu extérieur – en complétant pour ce qui concerne l'air et la lumière par celles relatives à la tuberculose. Ainsi, entre la période 1886-1890 et 1892-1896, la mortalité par typhoïde pour toute la France tombe de 5 à 3 pour 10 000 habitants, ce qui, selon le professeur Brouardel, serait consécutif à l'obligation imposée en 1884 aux villes de faire expertiser leurs projets d'adduction d'eau par le Comité consultatif d'hygiène publique (1500 projets examinés en quinze ans) 174 . Le taux reste beaucoup plus élevé dans la population militaire (12 pour 1000), mais « là où nous avons obtenu que les municipalités amènent des eaux pures, la mortalité par fièvre typhoïde a diminué ou disparu presque complètement. A Angoulême par exemple, la garnison perdait 30 militaires par an ; pendant les 5 années qui ont suivi les travaux qui ont amené des eaux pures, il n’y a plus eu un seul décès . La mortalité qui était de 43 à Rennes est tombée à 2 » 175
Au tournant du XXe siècle, les progrès combinés de la bactériologie et de la technique sanitaire permettent aux ingénieurs de faire constater les résultats de leurs inventions. Réduction du nombre de colibacilles dans l'eau distribuée aux citadins (bactéries indiquant la présence possible du bacille d'Eberth, difficile à détecter), diminution immédiate des taux de morbidité et de mortalité par typhoïde dans les populations civiles et militaires, sont mesurés, enregistrés, et repris dans les articles scientifiques et les brochures éditées pour faire la promotion de tel ou tel procédé (voir figure ci-dessous). Les techniques d'épuration de l'eau (filtration, purification chimique, stérilisation par l'ozone) s'appuient en outre sur les progrès de la géologie, laquelle vient montrer le danger des terrains calcaires et perméables, où des eaux contaminées peuvent venir souiller les nappes phréatiques 176 .
Les statistiques au secours des ingénieurs promoteurs de l'assainissement
Les statistiques au secours des ingénieurs promoteurs de l'assainissement AM Nîmes, 1O 448, tableau annexé à un rapport manuscrit de M. Cartier, agent-voyer en chef des Bouches-du-Rhône, 15 mai 1893, sur son projet d'assainissement de Nîmes. Plus le nombre de maisons reliées à l'égout et alimentées en eau de source s'accroît, plus la mortalité par fièvre typhoïde diminue. Elle tombe à moins de 10 pour 100 000 dès les années 1880, ce qui est remarquable par rapport aux statistiques françaises. En 1889, pour 506 villes de plus de 5000 habitants, le taux moyen était de 48,2 pour 100 000 (CCHP 1890, p. 391).

En effet, au-delà des épidémies les plus célèbres178, le quotidien des ingénieurs et des médecins hygiénistes reste la lutte contre les puits, encore très nombreux dans certaines villes, utilisés généralement par des citadins qualifiés de « routiniers » ou « fanfarons »179, plus vraisemblablement parce qu'ils ne veulent ou ne peuvent pas payer l’eau. A Nancy, au début du XXe siècle, « malgré les avertissements des hygiénistes et la fréquence des épidémies occasionnées par les puits, on boit encore l’eau de ceux-ci dans beaucoup de maisons. M. Imbeaux estimait le nombre des puits à environ 4000 en 1897 ; et au sixième de la population les personnes qui s’en servaient pour la boisson et les usages alimentaires »180. Pour faire disparaître les puits, la solution du XIXe siècle – autrement dit, du premier âge de l’adduction d’eau moderne – est l’établissement de bornes-fontaines aux carrefours. Cela ne se fait que lentement ; au tournant du XXe siècle, un certain nombre de petites villes n’ont encore que l’eau des puits pour s’alimenter. Montceau-les-Mines, vers 1908, n’a que 300 puits pour ses 26 000 habitants181. De plus, l’équipement se fait plus facilement lorsqu’une partie de la dépense est supportée par les propriétaires riverains. Ainsi, à Limoges et ailleurs, les quartiers bourgeois bénéficient d’un approvisionnement en eau plus facile que les rues habitées par une population de condition modeste182.

Notre étude nous conduira à observer comment les municipalités ont abordé la question de l'épuration de leurs eaux potables183. L'enjeu de la sécurité bactériologique de l’approvisionnement en eau apparaît, fin XIXe-début XXe siècle, en même temps qu'un débat sur la nature préférable des eaux utilisées pour l’alimentation des citadins. La discussion oppose les partisans de l’eau de source à ceux de l'usage d’eau de rivière filtrée. Un pharmacien lyonnais écrit en 1886 que « la préférence est incontestablement acquise en faveur des eaux de source. Les hydrologues de tous les temps et de tous les pays s’accordent sur ce point. Les anciens le savaient bien, quand ils s’imposaient la lourde tâche d’aller dériver les eaux de source à des distances très considérables, alors même qu’ils habitaient près d’un fleuve […] Nous ajouterons que, soit en France, soit à l’étranger, les commissions compétentes sont unanimes pour exprimer la même préférence »184. Mais, alors même que seul ce mode d’alimentation était mentionné dans la loi sur la protection de la santé publique de 1902, la confiance envers l’eau de source s’étiole rapidement au début du XXe siècle. Les écrits qui manifestent de la circonspection, voire de l’hostilité, à son égard, se multiplient. Le Dr Jules Courmont, titulaire de la chaire d’hygiène à la Faculté de médecine de Lyon est un des meneurs de cette campagne, appuyé par ses élèves et ses collaborateurs qui travaillent sur les procédés d’épuration des eaux185. Courmont demande que l’on dise « aux maires que l’eau de source n’est qu’un moyen de trouver de l’eau potable »186. Son élève Nomblot affirme au même moment que l'« on en est revenu sur la soi-disant pureté des eaux de source qui sont, au contraire, souvent dangereuses »187.

D'autres attaques contre la manie de l’eau de source répondent parfois moins à des soucis sanitaires qu’à des préoccupations commerciales. Les industriels viennent renforcer, voire même exagérer les nouvelles réticences des hygiénistes à l’égard des eaux de source, comme l’ingénieur sanitaire Andrew Howatson, qui prévient le maire de Pau :

‘« Aujourd’hui [1903], les eaux de rivières et même les eaux de sources ne sont plus à l’état de pureté qu’elles paraissaient il y a une vingtaine d’années, elles sont toutes plus ou moins contaminées de temps en temps avec le bacille typhique ou d’autres bacilles dangereux.
Je vous prie, Monsieur le Maire, de demander à Messieurs les membres du Conseil qui font des objections au traitement chimique si ce n’est pas mieux de stériliser l’eau et détruire les bacilles dangereux, que de laisser faire une eau contaminée qui peut enlever la vie à nombre de vos administrés ? »188

En France, trois grands principes de purification (filtration par le sable ; épuration par des produits chimiques ; épuration par des procédés physiques (production d'ozone par l'électricité ou de rayons ultra-violets) s’affrontent avant la Seconde Guerre mondiale, rivalisant entre eux pour la conquête des marchés. Retracer leur histoire est chose délicate, tant sont nombreux les articles et brochures rédigés et imprimés pour vanter plus ou moins directement l’un d’entre eux et discréditer les autres189. Durant le quart de siècle précédant la Première Guerre mondiale s’élabore une technique industrielle de production de « l’eau pure ». Les entreprises exploitent les progrès de la science et les avancées de la bactériologie, démontrant qu’une eau de source n’est pas forcément plus pure qu’une eau de rivière, et que toutes les municipalités urbaines ou presque devraient installer un procédé de stérilisation ou d’épuration des eaux qu’elles distribuent à leurs administrés : elles tentent de profiter d'inventions pour créer un marché de l'innovation190. La multiplication des procédés et les échecs de certaines expériences, font mesurer aux édiles « combien est délicat et complexe le problème de l’alimentation des villes en eau potable »191. L’approche que nous avons choisie consiste moins à retracer une histoire des techniques – même si nous avons dû le faire autant que possible, afin de comprendre les termes des débats – qu’à étudier les interactions de leurs promoteurs, ingénieurs et hygiénistes, avec les édiles, les citadins et les techniciens municipaux, dans le cadre des politiques d'amélioration sanitaire de l'environnement urbain.

Document envoyé par la société Puech-Chabal à la ville de Pau
Document envoyé par la société Puech-Chabal à la ville de Pau AM Pau, 2O 2/9. A travers le cas des communes de la banlieue de Paris, frappées par le choléra en 1892 (elles s'alimentaient alors en eau de Seine brute), le graphique cherche à montrer que la filtration par le sable « scientifiquement appliquée et bactériologiquement conduite » permet aux villes qui la choisissent de faire baisser leur taux de mortalité sous la moyenne française.

Notes
167.

A. Raddi, « L'eau potable à Florence », Le Génie sanitaire, n°4, 1891, p. 58.

168.

Des colibacilles en quantité importante (au-delà d’une centaine par centimètre cube) font courir le risque de maladies hydriques. Leur présence peut être un indice de celle du bacille typhique, plus difficile à détecter.

169.

Martin Melosi, The Sanitary City, op. cit., p. 137.

170.

« La mortalité générale et typhoïdique dans l’Europe occidentale en 1909 », L’eau, 15 juin 1913, p. 70 : en France, le taux de mortalité par fièvre typhoïde est encore de 0,10 pour 1000 habitants, ce qui place le pays loin derrière la Suisse (0,03), l’Allemagne (0,04) et l’Angleterre (0,06) ; l’Hexagone devance les pays latins, Espagne (0,27) et Italie (0,28), mais la typhoïde lui « coûte encore 4000 vies par an, soit la population entière d’une petite ville ».

171.

AM Chambéry, 1Obis 15, brochure Ville de Chambéry. Les eaux potables de Chambéry. Rapport de la commission municipale d’hygiène publique, par M. Jules Carret, conclusion adoptée par le Conseil municipal dans sa séance du 16 août 1894, Chambéry, imprimerie nouvelle, 1894, p. 5-6.

172.

Jules Arnould, « Revue critique. La stérilisation de l’eau potable », RHPS, juin 1893, p. 516.

173.

Commission supérieure consultative d'hygiène et d'épidémiologie militaire du Ministère de la Guerre. Résumé des communications au sujet de l'état des casernements, 23 novembre 1904, BIUM Paris, 9443(5).

174.

L’hygiène. Discours prononcé à la séance d’ouverture de la session de l’Association française pour l’avancement des sciences tenue à Boulogne sur Mer, le 14 sept 1899 par P. Brouardel, Paris, J-B. Baillière et fil, 1899, p. 7-8.

175.

P. Brouardel, La Nouvelle loi sur la santé publique, Éditions de la Revue politique et littéraire et de la Revue scientifique, 41 bis rue de Châteaudun, Paris, p. 14.

176.

Une épidémie touchant Paris en 1899 est attribuée ainsi à la contamination des sources de la Vanne. A la suite de cet épisode, un service de surveillance des eaux de la ville de Paris est créé : son action s'étend dans toutes les régions du Bassin parisien susceptibles d'alimenter la capitale.

177.

AM Nîmes, 1O 448, tableau annexé à un rapport manuscrit de M. Cartier, agent-voyer en chef des Bouches-du-Rhône, 15 mai 1893, sur son projet d'assainissement de Nîmes. Plus le nombre de maisons reliées à l'égout et alimentées en eau de source s'accroît, plus la mortalité par fièvre typhoïde diminue. Elle tombe à moins de 10 pour 100 000 dès les années 1880, ce qui est remarquable par rapport aux statistiques françaises. En 1889, pour 506 villes de plus de 5000 habitants, le taux moyen était de 48,2 pour 100 000 (CCHP 1890, p. 391).

178.

Parmi les villes ou les épisodes qui font couler de l'encre, signalons Cherbourg, ainsi que l'épidémie de typhoïde à Paris en 1899. Le cas du choléra, qui frappe Hambourg en 1892, sera évoqué plus loin.

179.

Bibliothèque municipale de Lyon (Fonds Lacassagne), L’eau à Nancy, par le Dr M. Perrin. Extrait de la Revue médicale de l’Est, 1908, p. 2.

180.

Ibid., p. 1-2.

181.

Annuaire statistique et descriptif des distributions d’eau de France, Algérie, et Tunisie, Belgique, Suisse, et Grand-Duché de Luxembourg, 2e édition, Paris, 1909, p. 632.

182.

Cf. Stéphane Frioux, La conquête de l’hygiène, op. cit. Sur Grenoble, Estelle Baret-Bourgoin, « Politiques urbaines et accès à l’eau... », article cité, p. 18-19.

183.

Question qui avait été déjà relevée par les travaux pionniers de Guy Thuillier, Pour une histoire du quotidien au XIXe siècle en Nivernais, Paris, Mouton, 1977 (chapitre « L'eau ») et de Jacques Léonard, Archives du corps. La santé au XIXe siècle, Rennes, Ouest-France, 1986, p. 106-112

184.

J. Vidal, Du service des eaux alimentaires dans les campagnes, Lyon, Association typographique, 1886, p. 7.

185.

Le laboratoire d’hygiène de la Faculté de médecine de Lyon sert de cadre à des travaux sur les « filtres américains » qui utilisent un réactif chimique, sur la stérilisation par l’ozone, et sur la stérilisation par les ultra-violets.

186.

Jules Courmont, « Principaux procédés de filtration des eaux destinées à l’alimentation publique », Revue pratique d’hygiène municipale, août 1905, p. 343-344. Courmont remet en cause la loi de 1902 et veut que l'article 10, qui ne traite que du cas de l'eau de source, soit modifié.

187.

AM Annecy, 4N 88, Filtration des eaux potables par les procédés américains, par le Dr A. Nomblot, Lyon, imprimerie E. Schneider, 1904 (travail du Laboratoire d’hygiène de l’Université de Lyon).

188.

AM Pau, 2O 2/9, lettre d’Howatson au maire de Pau, 10 août 1903.

189.

Sur les rivalités entre industriels, voir infra, chapitre III. Sur les procédés, voir le guide technique, annexes section 2.

190.

Norbert Alter, L'innovation ordinaire, Paris, PUF, collection Quadrige, 2e édition, 2005, p. 8. On reviendra sur la distinction entre les deux termes au début du chapitre VIII.

191.

M. Bousquet, « Le problème de la filtration et de la stérilisation de l’eau de boisson devant les municipalités », La Vie Communale et Départementale, septembre 1929, p. 366.

192.

AM Pau, 2O 2/9. A travers le cas des communes de la banlieue de Paris, frappées par le choléra en 1892 (elles s'alimentaient alors en eau de Seine brute), le graphique cherche à montrer que la filtration par le sable « scientifiquement appliquée et bactériologiquement conduite » permet aux villes qui la choisissent de faire baisser leur taux de mortalité sous la moyenne française.