2/ L'envers du danger des germes : le travail positif des microbes pour épurer les eaux usées

La bactériologie permet non seulement de juger de la qualité des eaux destinées à être bues, mais également de celle des eaux rejetées par les citadins. En effet, la montée des inquiétudes et la découverte des preuves à l’égard du rôle de l’eau dans les épidémies de fièvre typhoïde ou de choléra suscitent la prise de conscience de la nécessité d’épurer les eaux. Ce nouvel impératif sanitaire est renforcé par les plaintes diverses des sociétés de pêche193, des industriels ou des particuliers riverains des cours d’eau en aval des agglomérations, quand ce sont pas des conflits entre villes d’amont et villes d’aval.

Un double mouvement naît et croît dans la seconde moitié du XIXe siècle : d’abord, l’invention du tout-à-l'égout, c'est-à-dire de l’envoi à l’égout de toutes les eaux usées urbaines (« eaux-vannes » provenant des latrines comprises) ; ensuite, la mise au point de procédés de purification des eaux souillées avant leur rejet dans les cours d’eau. L’Angleterre montre l’exemple dans ce domaine dès le milieu du siècle, avec ses champs d’épandage des eaux usées, qui inspirent les ingénieurs du Paris d’Haussmann194. Outre-Manche existe d’ailleurs une législation assez contraignante et précoce, le Rivers Pollution Act de 1866195. En Angleterre comme aux États-Unis, les villes se retrouvent menacées de procès, auxquelles elles n'échappent pas toujours, ce qui les incite forcément à chercher une solution pour rejeter des eaux d'égout moins polluées dans les rivières. En France, les conflits entre communes sont parfois une réalité : Dijon doit ainsi affronter pendant de nombreuses années la colère des communes riveraines de l’Ouche, où se déversent ses égouts, et situées en aval, ce qui semble motiver le conseil municipal socialiste élu en 1904 pour trouver une solution rapide à la question de l’assainissement de la ville en choisissant le procédé de l’épuration bactériologique196. Les communes proches de Belfort protestent également contre la pollution de leur rivière, au nom ironiquement inapproprié à la situation, la Savoureuse197.

Pour satisfaire leurs voisines ou les mouvements d'opinion qui se préoccupent de la qualité des eaux douces, les municipalités disposent d'un choix qui s'élargit entre plusieurs méthodes d'épuration. D'abord, la plus ancienne, pratiquée depuis le Moyen Age aux environs de Milan ou depuis l'époque moderne près de Glasgow : les champs d'épandage. Ensuite, des méthodes chimiques de précipitation des matières organiques, testées principalement dans les villes industrielles d'Angleterre et du Nord de la France198. Enfin, la bactériologie met d’autant plus les villes en face de leur responsabilité, que les microbes, si dangereux quand il s’agit des eaux potables, s’avèrent des auxiliaires efficaces en matière d’épuration des effluents urbains199. Ils effectuent la désintégration des matières organiques déversées à la surface d’un sol perméable ou dans une rivière. La preuve bactériologique de cette action des microbes renforce la popularité des champs d’épandage au sein du milieu des ingénieurs à la fin du XIXe siècle : la municipalité de Reims, dirigée par le Dr Henrot, montre l'exemple dès les années 1880, puis des projets sont dressés pour Lyon, Montluçon, Vichy ou encore Mazamet200. A l'ouest de la capitale, les terrains d’Achères et de Gennevilliers sont l’objet de travaux incessants, afin d'en faire une vitrine de l’hygiène parisienne lors des congrès qui accompagnent l’Exposition de 1900. Les champs d’épandage de Berlin font l’objet de nombreux rapports élogieux. Mais leur principal inconvénient est de nécessiter une surface importante disponible au voisinage de l’agglomération et une configuration géologique particulière, c'est-à-dire un sol perméable. Dès lors, on met au point des « stations d'épuration bactérienne », ou une « épuration biologique artificielle », dont les débuts sont lents et controversés201. Il sera intéressant de chercher quelle position ont tenue les scientifiques, les ingénieurs et les édiles français à l'égard de cette solution, et plus généralement de l'épuration des eaux usées.

Notes
193.

Travaux en cours de Jean-François Malange (thèse sur la naissance des sociétés de pêche, sous la direction de Jean-Marc Olivier, Université Toulouse Le Mirail). Exemple : AN F10 4355.

194.

A. Mille, Rapport à M. le Sénateur-Préfet de la Seine sur le drainage de Londres et l’utilisation des eaux d’égout en Angleterre, 1866 : « l’avenir de la transformation est dans le succès de l’opération qu’on inaugure à Londres ; si elle réussit, les villes suivront l’exemple de la Capitale et chercheront, dans l’épandage sur le sol des plateaux perméables, la désinfection, la revivification des liquides d’égout », p. 23.

195.

En France, entre 1908 et 1932, plusieurs projets de loi tendant à protéger les rivières sont déposés, mais n’aboutissent jamais.

196.

Longvic, Neuilly, Crimolois, Sennecey adressent au début du XXe siècle une requête au Conseil de Préfecture dans le but d’obtenir une réparation des préjudices qui leur sont ainsi causées. En août 1908, elles prennent une délibération qu’elles font suivre au ministre pour se plaindre de l’abandon provisoire du projet par la municipalité modérée nouvellement élue à Dijon (AD Côte-d’Or, 4O 289/92). Sur cet épisode, voir infra, chap. VIII.

197.

AD Territoire de Belfort, 2O 10/36, délibération du Conseil Municipal de Danjoutin, 27 mars 1926. Celles proches de Rennes savent, elles, à quoi s’en tenir, puisqu’elles bordent la « Vilaine »…

198.

A part de 1890, c'est le cas de l'usine de Grimonpont destinée à épurer par un procédé à la chaux les eaux de l'Espierre, rivière recevant les eaux des usines textiles de Roubaix et Tourcoing, avant de continuer son cours en Belgique.

199.

Pierre Darmon, L’homme et les microbes, op. cit., chapitres XXVIII « Les champs d’épandage, providence ou pestilence » et XXIX « Des microbes domestiqués ; les stations d’épuration biologique ».

200.

Sur Reims, Dr E. Vallin, « L'épuration des eaux d'égout et l'hygiène à Reims », La Technologie Sanitaire, 15 septembre 1896, p. 73-84. AM Lyon, 937 WP 88. AM Montluçon, 4O 1/10. Sur Mazamet, dossier de la ville aux AN, F8 225.

201.

Nous traiterons leur histoire dans l'intermède 3, après le chapitre VIII.