3/ Immondices et ordures : ressources ou dangers ?

‘« Une des caractéristiques remarquables de notre histoire sanitaire moderne est que la plupart des pays de progrès, si pas tous, n'ont pas voulu, pendant une longue période d'années, reconnaître le fait aujourd'hui nettement évident qu'un service de nettoiement bien administré est un maillon vital dans la chaîne du progrès général »202.’

Si l’on se réfère aux discours prescriptifs du début du XXe siècle, une ville assainie est non seulement une ville qui distribue de l’eau pure et se débarrasse de ses eaux-vannes dans un réseau souterrain, mais également une ville propre. Une profonde mutation des techniques dans le domaine de l’enlèvement des ordures se met en place à partir de la fin du XIXe siècle, à commencer par le dépôt des déchets produits par les ménages de chaque immeuble ou maison dans des récipients et non plus en tas sur le trottoir, mesure emblématique du préfet Poubelle à Paris (1884), prise en s'inspirant de ce qui existait déjà dans d'autres villes203. Cela permet de satisfaire l’exigence hygiéniste d’éloignement rapide des déchets organiques, toujours susceptibles de favoriser l’éclosion de la maladie. Le progrès technique dans ce domaine séduit peu à peu les ingénieurs et les édiles, mais légèrement moins vite les citadins, obligés d’adopter de nouveaux comportements domestiques : la rencontre entre l'innovation et les pratiques sociales établies qu'elle bouscule est toujours antagonique204. Nous verrons au fil du récit comment cette question de l'évacuation puis de la destruction des déchets a engendré quantité de débats municipaux, et produit d'abondantes archives.

Dans le domaine de la collecte, pour l’immense majorité des villes, l’heure est encore au système traditionnel des tombereaux hippomobiles, généralement recouverts d’une bâche, qui viennent ramasser « boues et immondices » pour les transporter dans les champs et dans les fermes, ou dans des « dépotoirs » qui font subir une première transformation (fermentation) aux déchets organiques. Pourtant, vers 1900, la collecte des ordures devient elle aussi susceptible d’améliorations grâce à l’invention de « tombereaux hygiéniques », dont divers modèles sont testés dans le monde germanique. Un ingénieur suisse, J. Ochsner, invente un système de caisses qui se vident dans les tombereaux par un jeu de panneaux coulissants : ce mécanisme empêche le déversement de poussières et d’autres résidus sur la voie publique.

Une littérature foisonnante traite de la question de l’évacuation des ordures depuis leur foyer de production, jusqu’au lieu de dépôt ou, nouveauté, à l’usine de traitement. Certains ingénieurs discutent dès les années 1900 de la rentabilité d’un service automobile (à essence ou électrique) de ramassage des ordures. L’ingénieur Pierre Gandillon fait figure d’original dans ce monde du génie sanitaire en mettant au point un « tout à l’égout intégral » par l’air comprimé, qui aspire dans des conduites les ordures et les conduit à une station d’incinération205. Avant la transformation de la phase du transport, ou parfois en même temps, on cherche à agir sur l’étape du stockage temporaire des ordures, en imposant aux citadins du matériel moderne et standardisé. En 1930, un ingénieur note avec satisfaction qu’appartient au passé « l'écœurant spectacle des monceaux d’ordures déversés des immeubles voisins, attendant le passage des boueux » : en effet, « l’emploi des récipients clos, dits poubelles, réglementés pour Paris par un préfet à qui ils ont emprunté leur nom, s’est de plus en plus généralisé au plus grand profit de l’hygiène et de la propreté »206. Mais sa diffusion au sein du réseau urbain français n’est, semble-t-il, pas achevée puisqu’en 1935 l’ingénieur de Lyon Camille Chalumeau, chargé de résumer la situation française au Congrès international du nettoiement de Francfort, signale l’intérêt de « conseiller aux municipalités d’exiger dans tous les cas l’usage du récipient en tôle galvanisée de forme ovoïde avec couvercle ; l’emploi de vieilles corbeilles ou de caisses en bois devrait être formellement interdit »207.

Si en amont, les villes doivent donc discipliner les citadins, et se voient proposer des modèles de poubelles par des entrepreneurs spécialisés, en aval, elles se trouvent de plus en plus souvent confrontées au défi de la destinée finale des immondices. En effet (Sabine Barles l'a déjà repéré), la période que nous étudions constitue un tournant, durant lequel l'ancienne économie du recyclage des ordures produites par la ville cède la place à la nécessité de détruire ou d'enfouir définitivement les déchets208. Or, la décharge a de nombreux inconvénients : plaintes de la part des riverains; nécessité de trouver des terrains disponibles, de plus en plus rares à mesure que la ville s'étend; accroissement des coûts de transport consécutif à l'éloignement des dépôts; risques hygiéniques (mouches et rats y pullulent) et même d'incendies. Dans les années 1920, le directeur des services industriels de Biarritz explique que la municipalité « qui, jusqu’à l’année dernière, utilisait un terrain de décharge, s’est vue dans l’obligation de le désaffecter par suite de la croissance continue des quartiers situés loin de l’agglomération principale et dans l’impossibilité d’en trouver un autre qui convienne. Le même problème s’était posé à Tours en 1922 et à Toulouse en 1925, pour ne citer que ces villes, et en réalité il se pose probablement presque partout avec une plus ou moins grande acuité »209. A Armentières, la décharge exploitée par l’entrepreneur concessionnaire de la collecte des ordures ménagères « donnait lieu à de nombreuses protestations du fait des colonies de rats qui y avaient élu domicile, des odeurs qui s’en dégageaient et des fumées malodorantes qui se répandaient au loin lors des incendies fréquents qui s’y déclaraient. Ces inconvénients se trouvaient aggravés du fait du voisinage d’habitations situées au pied du tas d’ordures et de la proximité immédiate d’une route nationale à grand trafic »210. Il faut donc tenter de se débarrasser des ordures dans un lieu fermé, qui soit le plus proche possible de la zone urbanisée sans produire trop de nuisances pour le voisinage211.

La principale innovation technique mise à disposition des municipalités, en provenance d'Angleterre où elle est expérimentée dès les années 1870, consiste dans l'incinération des immondices urbaines. Adoptée à partir de 1895 sur le continent (la première usine est installée à Hambourg, suite à l'épidémie de choléra de 1892), cette méthode qui symbolise une forme de « modernité municipale » du tournant du siècle212, est lente à pénétrer en France, par suite de l'importance attachée à la complémentarité ville-campagne et de la prédominance d'une vision selon laquelle les citadins, nourris par les ruraux, leur doivent en contrepartie l'azote et les éléments fertilisants contenus dans leurs ordures. Puis, l’incinération devient vers 1906-1907, de toute évidence, la solution « moderne » du problème de l’évacuation et de la destruction des immondices urbaines213. Le Dr Calmette vient apporter le soutien de la bactériologie pastorienne lors du Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences à Lille en 1910214. Enfin, les ingénieurs tentent de réduire le coût de l’usine et d’en faire, comme les « dépotoirs » lorsqu'ils produisaient de la « poudrette » pour les agriculteurs, un outil de transformation de l’immondice en substance utile, par des procédés permettant la récupération de la chaleur et de la vapeur produites par la combustion, afin de produire de l’électricité ou du chauffage urbain.

Longtemps négligée, considérée par certains comme le « troisième pilier du service sanitaire » ou « l’orphelin du génie sanitaire »215, la question de la collecte et du traitement des ordures ménagères devient donc un sujet sérieux, partie intégrante des questions d’ « urbanisme »216, traité abondamment par les revues spécialisées217 et dans les cours et les thèses de l’Institut d’urbanisme de Paris218. Deux visions de la modernité en viennent même à s’affronter : d’un côté, celle de l’incinération comme remède absolu à tous les problèmes hygiéniques soulevés par la gestion des gadoues ; de l’autre, celle du traitement moderne et salubre en vue d’une utilisation agricole sous forme d’engrais, nouvel avatar de la vieille complémentarité ville-campagne affublé d’un nom savant, la « zymothermie »219. Au foisonnement de la littérature spécialisée, font écho une première diffusion nationale des usines de traitement avant la Seconde Guerre mondiale et une éclosion encore plus importante de sociétés constituées pour obtenir des marchés urbains ; un certain nombre d’entre elles sont repérables par les brochures qu’elles éditent et les offres de services qu’elles font aux municipalités, bien souvent sans succès220. La course à l'innovation technique et à l'obtention de marchés publics est lancée et reprend dans les années 1950221.

La ville de la révolution bactériologique devient de plus en plus exigeante à l’égard de la qualité de son eau potable ; plus lentement, elle répond aux sollicitations des hygiénistes concernant l’évacuation rapide et le traitement de ses déchets liquides et solides. Ces questions suscitent des débats nombreux et passionnés, au vu de la masse documentaire qu’elles ont engendrée dans les archives municipales. Les dossiers laissent entrevoir la mobilisation de nombreux acteurs autour de la diffusion des innovations techniques qui promettent une meilleure hygiène urbaine : les maires et leurs ingénieurs ne réfléchissent pas en vase clos, l'administration n'est pas étanche à la société. Une interrogation essentielle portera sur le poids qu’ont pu respectivement avoir les sollicitations des industriels intéressés à l’adoption de leurs procédés et les opinions des électeurs, relativement à des techniques coûteuses, synonymes d’endettement et d’augmentation de la fiscalité.

Si la modernité urbaine peut se mesurer à l’aune d'équipements hygiéniques dont nous chercherons à reconstituer la diffusion – et ses modalités –, elle prend également, quelques années après Pasteur, un nouveau visage : la ville du XXe siècle doit bien sûr être propre, mais avant tout être bien « aménagée ». Notre période est en effet l'apogée d'une hygiène urbaine conquérante, mais également une révolution avortée – ou aux effets différés ? – dont les porte-étendards s’intitulent « urbanistes ».

Notes
202.

J.C. Dawes, « Service de la propreté publique en Angleterre et Pays de Galles », Conférence internationale de l’Union internationale des villes, 2e partie, « La Collecte et la Destruction des Ordures Ménagères », Lyon, 1934, p. 9.

203.

Jeanne-Hélène Jugie, Poubelle-Paris (1883-1896), La collecte des ordures ménagères à la fin du XIXe siècle, Paris, Larousse-Sélection du Reader’s digest, 1993.

204.

Norbert Alter, L'innovation ordinaire, op. cit., p. 3.

205.

AM Avignon, 1J 216, brochure citée. AM Lyon, 937 WP 137, dossier autour de son projet pour les pentes de la Croix-Rousse à Lyon, en 1934. Ce système est réapparu dans certaines villes comme Barcelone à la fin du XXe siècle.

206.

AM Avignon, 1J 216, brochure Extrait de la Revue Science et Industrie, n° hors série Cité Moderne, édition 1930. Les ordures ménagères. Comment, de leur destruction obligatoire, on obtient de l’énergie à bon marché, par M. Schwertzler, ingénieur I.C.F.

207.

Camille Chalumeau, Le ramassage des ordures en France, II. Internationaler Kongress für Stadtereinigung, Frankurt 19-13 August 1935, p. 6-7.

208.

Sabine Barles, L’invention des déchets urbains : France 1790-1970, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

209.

AM Lyon, 923 WP 271, article du directeur des services industriels de Biarritz, publié dans le Bulletin de l’Association des Ingénieurs de l’Institut Industriel du Nord de la France. Considérations identiques à Belfort, dans un rapport de l’ingénieur en chef cité au conseil municipal, 27 février 1932 (AM Belfort, 1M 14/2).

210.

AM Chambéry, 1O 93, brochure « Armentières. La nouvelle usine d’incinération et la modernisation des services de collecte et voirie ».

211.

Sur la question de la localisation des lieux de destruction des ordures, nous renvoyons à notre article « Settling and managing urban waste disposal facilities in Interwar France (ca. 1900-1940) », dans Geneviève Massard-Guilbaud et Richard Rodger (éd.), Environmental and social inequalities in the city, 1700-2000, Bergahn, 2010 (à paraître).

212.

John Clark, « "The incineration of refuse is beautiful": Torquay and the introduction of municipal refuse destructors », Urban History, vol 34/2, August 2007, p. 256.

213.

Dans la Revue pratique d’hygiène municipale, en décembre 1905, le Dr Borne se prononce encore pour l’utilisation agricole des ordures (p. 529-537) ; en octobre 1907, Léon Lacomme prend au contraire la défense du procédé : « L’incinération, jusqu’à présent, jouit dans notre pays d’une mauvaise presse, et cela, croyons-nous, parce qu’on connaît mal ce système et que l’on s’en fait des idées fausses » (p. 444).

214.

Information donnée par Camille Chalumeau, ingénieur en chef de Lyon, dans un rapport sur la proposition de M. Verdier pour le traitement des immondices par le procédé Beccari, 1er février 1930 (AM Lyon 923 WP 273).

215.

Expressions d’ingénieurs américains repris par Martin Melosi dans les titres des chapitres 9 et 13 de The Sanitary City, op. cit., p. 175 et 261.

216.

L’entreprise SEPIA spécialisée dans la construction d’usines d’incinération utilise le mot « urbanisme » au début de ses en-têtes de lettres.

217.

C’est le cas de la Revue municipale dès 1897-1898, de La Vie Communale et Départementale à partir de 1924, de L’Administration locale et des Fascicules de l’Union internationale des villes. La question fait l’objet de nombreuses communications dans les congrès d’urbanisme comme celui de Strasbourg en 1923.

218.

Paul Bernard, Les solutions modernes du problème des ordures ménagères et leur application en France (thèse de 1926, directeur F. Sentenac) ; André Bruel, Enquête comparative des différents modes d’exploitation des services d’enlèvement d’ordures ménagères dans la région parisienne (1927, W. Oualid) ; Jean Le Moal. L’hygiène des villes. De l’incinération des ordures ménagères dans les villes et particulièrement à Paris (1927, F. Sentenac) ; Hubert Dubois, Perfectionnement, principes et procédés modernes d'utilisation et de traitement des résidus urbains (1934, F. Sentenac). Voir également le cours de François Sentenac en 1938-1939, « L’art de l’ingénieur municipal » (1e année, leçons 19 et 20). Des thèses de médecine sont consacrées à cette même question (voir liste des sources imprimées).

219.

Mot forgé sur la racine grecque « zymos », qui signifie fermentation. Des ingénieurs français déposent des brevets ou créent des entreprises avec le nom « Zymos » ou « Sozymos ».

220.

Voir annexes, section 4 : « liste des entreprises de traitement des ordures ménagères et de leurs réalisations ». Les entreprises seront présentées dans le chapitre III.

221.

Sollicitations d’industriels et projets municipaux repérés aux archives municipales de Limoges, Valence et de Chambéry.