C/ De l’hygiène publique à la ville saine et moderne :
« assainissement » et « aménagement », deux mots d’ordre pour façonner la ville du nouveau siècle

‘« Le développement de l’Urbanisme est intimement lié au développement de l’hygiène. »222

Plus on avance dans le siècle, et plus, dans les écrits sur la ville, « l’urbanisme » apparaît comme le nouveau mot d’ordre. Il semble avoir pris le relais de « l’hygiène » ou de la « salubrité » dans le vocabulaire des programmes de transformation de l’environnement urbain. Concurrencé avant la Première Guerre mondiale par une expression plus longue, « art de bâtir les villes » (traduction de l’allemand Städtebau), le vocable forgé vers 1910223s’impose institutionnellement dans les années 1920, même s’il reste encore polysémique224 et si sa pénétration a des limites : « Le mot est nouveau et je ne l’ai pas trouvé dans les dictionnaires », écrit un Limousin en 1927225. C'est pourtant l'époque où certaines entreprises, qui mettaient volontiers « hygiène » et « assainissement des villes » dans les en-têtes de leurs lettres au début du siècle, choisissent d'ajouter le terme « urbanisme », comme dans la correspondance de la société CAMIA, spécialisée dans les usines de traitement des ordures ménagères (voir figure ci-dessous). C’est donc un mot très « plastique »226, emblème de la modernité, auquel se rattache l'ingénierie sanitaire : pour l’ingénieur de Villeurbanne Jean Fleury, la question des eaux usées est ainsi une « question d’urbanisme »227. Quant aux architectes qui s’emparent du mot, ils l'associent à l'idée d’aménagement planifié, rationnel, quasi scientifique, de l’organisme urbain. Il existerait, désormais, une « science » de la ville ou du « Phénomène des Villes » grâce à laquelle on pourrait construire des cités conçues pour l’épanouissement de « l’homme moderne »228.

L'urbanisme : habillage d'une propagande commerciale pour le traitement des déchets
L'urbanisme : habillage d'une propagande commerciale pour le traitement des déchets AM Lyon, 923 WP 273, quatrième de couverture d'une brochure de la SEPIA.

Cette nouvelle manière d'envisager la gestion de l'espace urbain est issue d'emprunts à l'étranger, où des tentatives de maîtrise de l'extension des villes par des documents et des règlements existaient déjà, telle la loi sur l'extension des villes en Italie en 1865. La Suède introduit l’obligation du plan pour toutes les villes en 1874, les Pays-Bas en 1901. En Suisse, toutes les villes importantes se dotent de plans à la fin du XIXe siècle230. Enfin, l'Allemagne participe au mouvement international par des concours, des expériences municipales et des œuvres théoriques231. Dans l'Hexagone, diverses professions (architectes, ingénieurs, médecins hygiénistes), ainsi que les notables philanthropes du Musée social réfléchissent à la question de l'urbanisme. Se rencontrant à partir de 1908 au sein d'une « Section d'hygiène urbaine et rurale » du Musée social, ils soutiennent dès l'année suivante une proposition de loi sur les plans d'extension des villes, déposée par le député du Doubs Charles Beauquier. En cette année charnière232, il s'agit de rompre avec un mode très libéral de gestion de l'espace urbain, hérité des débuts de la IIIe République et du rejet de la méthode « haussmannienne », et de planifier un aménagement qui reste en même temps un assainissement. C'est du moins l’idéal exposé par Augustin Rey à Agen en 1909 :

‘« C’est aux pouvoirs publics à prendre l’initiative de l’opération d’ensemble, ils doivent diriger les grands mouvements et non se laisser distancer et déborder par eux. En un mot ils doivent prévoir.
On voit ainsi se dessiner un à un les procédés rationnels d’assainissement d’une ville comme Agen. […]
Il faut prendre le tout comme un bloc et le résoudre en bloc par des travaux conçus sur un plan d’ensemble. »233

Assainissement qui doit être réglé par un plan d'ensemble, au moyen duquel Augustin Rey règle en même temps les questions d'approvisionnement en eau, d'évacuation des eaux usées et des déchets solides, contrairement à l'usage édilitaire qui prévaut alors.

L’hygiène se mêle aussi à d'autres objectifs, comme l’embellissement, dans de nombreux écrits réclamant des espaces libres et des plans directeurs pour l’extension urbaine. L’architecte Charles Dupuy, défendant l’idée de préservation de parcs et jardins sur l’emplacement des fortifications déclassées autour de Paris, fait l’éloge du projet d’Henri Prost pour l’aménagement d’Anvers : « on a voulu qu’entre la ville ancienne et la ville nouvelle, il y eût une ceinture d’air, que nous qualifierons de ceinture de vie, coupant les agglomérations en les assainissant ; c’est de la bonne besogne »234. L'aérisme du XVIIIe siècle et du milieu du XIXe siècle existe toujours dans les écrits de cette première période de l'urbanisme : donner de l'air et de la lumière aux citadins est la meilleure façon de lutter contre la tuberculose. Soleil, air pur, espaces verts, envahissent les articles de la Charte d'Athènes de 1943. Déclarations d'intention ou d'autosatisfaction sur ce point fleurissent dans les programmes et comptes rendus de mandat des municipalités de l'entre-deux-guerres235 : en plus de l'approvisionnement en eau potable et de l'assainissement, les administrateurs urbains doivent chercher à « aérer », « éclairer » et « insoler le plus largement la cité de l’avenir »236.

C'est donc un énorme effort qui est demandé aux édiles des villes de plus de 10 000 habitants par la loi du 14 mars 1919, dite « Cornudet » du nom de son dernier rapporteur au Sénat, aboutissement des efforts du Musée social et de Jules Siegfried qui avait repris le projet Beauquier en 1912. Effort réclamant de mobiliser, outre des crédits, un esprit de « synthèse », des compétences relatives au tracé des voies et aux conditions matérielles du cadre bâti, ainsi qu'une vision prospective : il s'agit de voir « l'avenir en plan »237. Comment les municipalités ont-elles cherché à suivre ce passage imposé « par le haut », de l'hygiénisme à l'urbanisme ? La question doit être posée de l'acquisition par le personnel municipal, élus et employés, des compétences réclamées par cet exercice délicat mêlant art de bâtir, technique sanitaire et sciences sociales, dont les synthèses anciennes soulignent le fort taux d'échec final238. Beaucoup de projets sont restés dans les cartons ; nous en chercherons les raisons. Nous essaierons également de voir ce qui a pu cependant être acquis durant la phase d'élaboration des projets « d'aménagement, d'extension et d'embellissement ».

Au terme de ce survol des questions engendrées par l'hygiène et l'urbanisme naissants au sujet de la qualité du milieu urbain, force est de constater que les domaines d'action de l'hygiéniste, du technicien sanitaire, de l'urbaniste, ou simplement de l'édile et de l'administrateur, sont très variés. Dans les divers secteurs où se posent des problèmes, des inventions permettant de les résoudre – ou au moins de le tenter – sont mises au point à partir de la fin du XIXe siècle. Un des enjeux de notre travail sera de comprendre comment les municipalités françaises se sont appropriées – ou pas – ces dispositifs techniques conçus pour améliorer l'environnement urbain. Pour cela il faudra se pencher sur les façons dont les personnes intervenant dans le processus décisionnel ont acquis les connaissances leur permettant de délibérer en connaissance de cause sur l'adoption d'un équipement hygiénique ou d'un plan d'aménagement (voir infra, deuxième partie).

Les archives laissées par les différentes phases préalables à la prise de décision contiennent un plus ou moins grand nombre de documents produits par des réseaux de partage des connaissances où interviennent des acteurs de l'édilité. Ont-ils été efficaces et influents dans la diffusion des savoirs et des réalisations techniques pour l’amélioration de l’environnement urbain ? Avant d'étudier leur utilisation à l’échelle locale et le rôle joué par les nombreux acteurs intéressés par la question hygiénique, tentons de brosser un tableau d’ensemble de ces réseaux intellectuels et des lieux de rencontre par lesquels l’urbanisme et les grands principes de transformation du cadre de vie des citadins ont pu, peu à peu, s’introduire dans l’esprit des édiles et des techniciens de la France urbaine.

Notes
222.

Jean Raymond, Précis d’urbanisme moderne, Paris, Dunod, 1934, p. 27.

223.

François Walter, La Suisse urbaine, Genève, Zoé, 1994, p. 359 : le mot aurait été employé en français pour la première fois par Pierre Clerget, en 1910, dans une revue romande. On le trouve ensuite dans le nom de la « Société française des architectes urbanistes » qui se crée en 1913.

224.

Viviane Claude, « Cultures techniques locales et circuits internationaux. Les techniciens municipaux français au début du XXe siècle », dans Bruno Dumons et Gilles Pollet (dir.), Administrer la ville en Europe : XIXe-XXe siècles, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 160.

225.

Sauverny, « Urbanisme », Revue du Centre-Ouest économique et touristique, juillet-août 1927, p. 3.

226.

Les spécialistes de sciences de l’information et de la communication ont mis en avant la « plasticité » du concept de développement durable à notre époque. Nicole d'Almeida et Béatrice Jalenques-Vigouroux, « Dire le développement durable », Responsabilité & Environnement, n°48, octobre 2007, p. 44-51.

227.

AM Villeurbanne, 1O 66, texte de la Conférence à l’université prolétarienne de Villeurbanne, année 1935-1936 (2e leçon) : « les eaux usées ».

228.

Termes présents dans l’invitation au Congrès des villes de Gand 1913.

229.

AM Lyon, 923 WP 273, quatrième de couverture d'une brochure de la SEPIA.

230.

François Walter, La Suisse urbaine, op. cit., chapitre VII. Dans le canton de Vaud, le règlement du plan d’extension de Lausanne (1897) précède une loi cantonale de 1898, qui amène ensuite la rédaction pour la ville d’un plan directeur général indicatif en 1905.

231.

Jean-Luc Pinol (dir.), Histoire de l'Europe Urbaine, tome II, Paris, Éd. du Seuil, 2003, livre 4, chapitres 4, « Penser et comprendre : les sciences de la ville », et 5, « Transformer l'espace urbain ».

232.

Susanna Magri et Christian Topalov considèrent qu'en 1909 l'idée de planifier la croissance urbaine s'est définitivement imposée, comme le montrent l'adoption du Housing and Town planning Act au Royaume-Uni, ou la première National Conference on City planning et la publication du plan Burnham pour Chicago aux États-Unis (« De la cité-jardin à la ville rationalisée. Un tournant du projet réformateur, 1905-1925. Étude comparative France, Grande-Bretagne, Italie, États-Unis », Revue française de sociologie , vol XXVIII, 1987, p. 420-421).

233.

Augustin Rey, « Comment les Municipalités Modernes doivent assainir les Villes Anciennes. La ville d’Agen », La Technique Sanitaire, octobre 1909, p. 225.

234.

Charles Dupuy, « Règles à suivre pour les plans des nouveaux quartiers à créer sur les espaces libres laissés autour des villes par la démolition de leurs fortifications et pour le rattachement des quartiers anciens de ces villes et de leurs faubourgs », Compte rendu du Congrès de Gand 1913, Bruxelles, Union Internationale des Villes, 1913, p. 137.

235.

AM Montluçon, Compte rendu de mandat 1929-1935, par Marx Dormoy, maire de Montluçon, p. 55

236.

Lazare Goujon, « Plan général d’extension et d’embellissement de la Ville de Villeurbanne. Notice », Bulletin municipal officiel de Villeurbanne, n°5, septembre 1926, p. 95.

237.

Sur cette loi, voir le travail de Jean-Pierre Gaudin, L’avenir en plan : technique et politique dans la prévision urbaine, 1900-1930, Seyssel, Champ Vallon, 1985.

238.

Histoire de la France urbaine, tome 4, op. cit., p. 156-157.